Par Ramzy Baroud
« L’impérialisme laisse derrière lui des germes de pourriture que nous devons détecter cliniquement et éliminer de notre terre, mais aussi de notre esprit », a écrit Frantz Fanon dans Les damnés de la terre (1961). Le célèbre philosophe et psychiatre anticolonialiste soutenait qu’il était primordial de décoloniser nos esprits pour pouvoir nous libérer du colonialisme sous tous ses aspects.
Beaucoup d’habitants du Sud global, mais aussi la plupart des intellectuels et des analystes qui s’intéressent au Moyen-Orient, ont encore du mal à s’émanciper des États-Unis.
Bien que tout indique que le statut international de l’Amérique se dégrade rapidement, de nombreux membres de notre intelligentsia continuent, peut-être par habitude, de croire que Washington détient toutes les cartes et que celui qui contrôle la Maison Blanche doit naturellement aussi diriger le monde.
Bien entendu, les politiques intérieure et extérieure des États-Unis ont une incidence sur les affaires mondiales, car les décisions financières de la Réserve fédérale américaine, par exemple, affectent les échanges commerciaux entre les États-Unis et le reste du monde et ont un impact sur l’achat de bons du Trésor américain.
Certains pays évitent de prendre parti entre les États-Unis et la Chine, pour se protéger en cas de changements politiques radicaux aux États-Unis.
Le sentiment général au Moyen-Orient est que la catastrophe se rapproche et que la grande guerre est à nos portes. Mais ils ne veulent pas voir que de nombreuses nations dans le monde, de Gaza au Liban en passant par l’Ukraine et le Soudan, sont déjà le théâtre de terribles guerres largement financées par des fonds et des chèques en blanc occidentaux.
Cette façon d’agiter le spectre de la guerre, alors que des dizaines de millions de personnes souffrent déjà des conséquences des guerres financées par l’Occident, montre le degré d’insensibilité et d’opportunisme de ceux qui sont encore inféodés à l’ordre occidental.
Certains de ceux qui se désolent de l’imminence supposée de la catastrophe avaient initialement présenté la candidate du Parti démocrate à l’élection présidentielle, Kamala Harris, comme l’option la moins pire pour les Palestiniens, les Arabes et les Musulmans.
Bien qu’ils aient reconnu le génocide à Gaza, et même critiqué l’administration de Joe Biden pour l’avoir permis, ils ont refusé l’idée même que les démocrates soient punis pour leurs nombreux crimes au Moyen-Orient et au-delà.
D’autres personnes ont présenté Donald Trump comme le sauveur, l’homme fort qui, d’un trait de plume, mettra fin à toutes les guerres, y compris celle de Gaza. Ils ont relayé partout sa promesse : « Je ne vais pas commencer une guerre, je vais arrêter les guerres ».
Ils ont même affirmé que Trump, du fait qu’il exercerait un second et dernier mandat, serait à l’abri des manipulations politiques du lobby pro-israélien et de toutes les autres pressions.
Trump l’a bien évidemment emporté. Sa victoire écrasante sur les démocrates dans tous les domaines, y compris dans le vote populaire, indique qu’il aurait gagné sans le soutien de ceux qui considéraient la fin de la guerre à Gaza comme une priorité absolue.
Toutefois, les premières annonces selon lesquelles l’administration de Trump en janvier prochain sera composée des ultras du cercle républicain pro-israélien ont relancé le débat sur le « génocide encore pire » qui attend les Palestiniens, entre autres prédictions sinistres.
Les deux camps qui s’opposent dans ce débat futile ignorent commodément des faits évidents : les élites dirigeantes américaines sont enracinées dans des allégeances politiques pro-israéliennes ; bien qu’il puisse y avoir une différence de style, la politique étrangère américaine sous le futur secrétaire d’État de Trump, Marco Rubio, sera probablement identique à celle qui a été menée sous le secrétaire d’État démocrate Antony Blinken ; l’administration Biden-Harris a donné à Israël toute l’aide dont il avait besoin pour soutenir ses guerres au Moyen-Orient au cours de 13 mois et elle met actuellement les bouchées doubles.
Ce débat asphyxiant passe à côté d’éléments cruciaux qui auraient besoin d’être pris en compte de toute urgence. Par exemple, le fait que la région du Moyen-Orient n’est pas un monolithe politique unique. Elle a ses propres calculs politiques, conflits, alliances et options qui incluent d’autres poids lourds politiques, tels que la Chine et la Russie, entre autres.
En Occident, le soutien à l’État génocidaire devient un handicap
Le fait que plusieurs pays du Moyen-Orient rejoignent l’alliance de plus en plus influente des BRICS. Cette dernière n’est pas seulement un club commercial, mais aussi une alliance économique puissante avec un discours politique fort qui va de pair.
L’avenir et la survie du Moyen-Orient ne dépendent pas des politiques économiques américaines.
Enfin, le fait que la guerre à Gaza est une guerre qui implique également les Palestiniens, les Libanais et leurs alliés arabes et internationaux. Les peuples de la Palestine occupée et du Liban ont des moyens d’action, des choix et des stratégies qui ne dépendent pas entièrement de l’identité idéologique ou des inclinations politiques d’un seul Américain installé à la Maison Blanche.
Si les opinions politiques du président américain avaient entièrement décidé du sort et de l’avenir de la Palestine, les aspirations palestiniennes auraient été étouffées il y a des décennies en raison du parti pris pro-israélien inhérent à l’Amérique. Elles ne l’ont pas été, non pas parce que les administrations américaines auraient fait preuve d’une quelconque compassion, mais grâce au sumud, à la résilience du peuple palestinien.
Il est temps de nous débarrasser des schémas de pensée obsolètes que nous avons développés pendant notre passé colonial et qui polluent parfois encore notre présent, selon lesquels les dirigeants occidentaux sont nos maîtres et, nous, de simples sujets qui luttent pour survivre et quémandent, sans jamais l’obtenir, des politiques étrangères occidentales justes.
Le monde est en train de changer du tout au tout et nous devons changer nous aussi. Fanon nous a donné le remède il y a des décennies : nous devons détecter cliniquement et éliminer tout ce qui infecte, non seulement notre terre, mais aussi nos esprits.
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out » (version française). Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
27 novembre 2024 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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