
Capture vidéo - Al-Jazeera
Par Eman Hillis
Même si je meurs de faim, je n’irai pas chercher une soi-disant aide humanitaire dégradante et couverte de sang.
Cela fait deux mois que je n’ai pas mangé de pain. Les produits de première nécessité se font rares depuis qu’Israël a bloqué, le 2 mars, l’entrée de presque toute l’aide dans la bande de Gaza. Les prix des produits de première nécessité ont flambé depuis le blocus. Le sucre, la farine, les fruits et les légumes se sont fait rares, et on ne trouve plus que des lentilles rouges dans les marchés.
Contrairement à beaucoup d’autres qui, craignant une nouvelle famine, avaient stocké de la nourriture pendant le cessez-le-feu de janvier, ma famille et moi avons pris le risque de ne rien stocker.
Il nous est arrivé de faire des réserves dans le passé, mais nous avions tout perdu quand les soldats israéliens sont arrivés dans notre région avec leurs tanks.
Dans de telles situations, la faim n’est pas le plus important. On oublie sa faim et sa faiblesse. On ne pense qu’à ses proches, on vérifie qu’ils sont tous là, et on s’enfuie.
C’est nous qui avons décidé de notre propre chef de ne pas faire de stocks, mais beaucoup n’ont pas eu le choix, comme les quatre familles de la rue Shujaiyya que nous abritons désormais chez nous.
Leurs soutiens de famille ont perdu leur sources de revenus à cause de la guerre : le premier est un chauffeur de taxi dont le véhicule a été bombardé, le second un co-propriétaire d’une usine de fabrication de plastique détruite, le troisième un électricien qui travaille rarement depuis que l’électricité a été coupée par Israël, et le quatrième un marchand de snacks qui n’a plus rien à vendre.
Toutes les familles qui se sont réfugiées chez nous, y compris la mienne, n’ont plus pour survivre que des lentilles, de l’eau, et du sel, rien d’autre.
Deux fois par jour, nous en faisons une sorte de soupe liquide que nous mangeons à la cuillère. Nous pouvons rarement y tremper un morceau de pain qui nous tiendrait au corps, car les prix de la farine ont continué d’augmenter ces deux derniers mois, atteignant entre 60 et 100 shekels par kilogramme (soit entre 7,72 et 14,31 dollars par livre), rendant les repas les plus simples toujours plus difficiles à se procurer.
Nous avons créé un nouveau verbe dans le lexique arabe : ta’ddaset, qui signifie « j’ai été lentilisé » c’est-à-dire j’ai rempli une des deux missions de la journée : manger de la soupe aux lentilles.
À la fin du mois de mai, l’information sur l’initiative d’aide humanitaire, soutenue par les États-Unis, de la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), a commencé à circuler largement. On lisait sur les médias sociaux que chaque famille recevrait une portion de farine, de sucre, de biscuits et de nourriture en conserve, suffisante pour une semaine.
Selon les informations que nous recevions, les points de distribution GHF seraient ouverts à seulement trois emplacements le long de la route de Morag, qui traverse Rafah et forme une partie de l’infrastructure militaire israélienne. Un autre point de distribution a ensuite été ouvert le long du corridor de Netzarim, qui traverse la bande de Gaza du nord au sud.
Cela a été le premier signal d’alarme : pourquoi les personnes affamées devaient-elle se rendre dans les zones de combat pour recevoir de la nourriture ? Et pourquoi la majeure partie des sites de distribution se trouvaient-ils dans le sud de la bande ?
Mes soupçons concernant la GHF se sont confirmés lorsque des enquêtes sur la fondation ont commencé à émerger. Israël a nié financer la GHF. Toutefois, des sources gouvernementales américaines ont affirmé que cette initiative était née du même État qui n’a jamais cessé d’utiliser la nourriture comme une arme contre nous : Israël.
Mais, pendant un petit moment, la faim m’a tout de même fait envisager d’y aller. Pour les habitants du nord de Gaza comme moi, attendre que le site du corridor de Netzarim commence à fonctionner semblait être le seul choix réaliste. Reste que s’aventurer dans ce qui avait été une zone de tirs précédemment utilisée par l’armée israélienne était terrifiant.
Pendant que nous attendions, les points de distribution de Rafah ont commencé à fonctionner. Les scènes du premier jour, le 27 mai, furent horribles. Plusieurs Palestiniens ont disparu ; trois ont été tués et des dizaines d’autres blessés lorsque les soldats israéliens ont ouvert le feu sur la foule. Certains ont justifié les tirs par la nécessité de maintenir l’ordre, mais les massacres qui ont suivi et qui ont fait plus de 300 morts sont tout à fait injustifiables.
L’armée israélienne a constamment nié ces massacres, les qualifiant d’« allégations exagérées » et rejetant la responsabilité sur le Hamas en diffusant de fausses vidéos. Mais pour les habitants de Gaza, il est facile de connaître la vérité.
Un rescapé du massacre du mardi à la distribution de l’aide à Rafah m’a raconté qu’environ une demi-heure après l’heure d’ouverture prévue, on a vu des soldats israéliens près de la route qui menait au site, « en train de tirer sur les gens qui passaient comme sur des canards ».
L’homme qui cherchait de l’aide dans le sud de Gaza m’a raconté qu’au point de distribution, il avait vu des gangs de voleurs palestiniens, qui « travaillaient côte à côte avec les employés de la GHF » pour créer une zone tampon entre les foules qui se pressaient et le personnel américain.
Lorsque le point de distribution de Netzarim a finalement été opérationnel, nous nous nous somme retrouvés en face d’un choix désespérant : prendre le risque de nous rendre sur place ou endurer une situation alimentaire de plus en plus précaire. Nous avons opté pour la première solution. Mourir des mains des tireurs embusqués semblait plus honorable qu’une mort lente par la famine.
Les hommes de ma famille étaient prêts à y aller, mais les témoignages de ceux qui en revenaient nous ont fait changer d’avis.
Mohammed Nasser, qui s’est rendu au point de distribution GHF Netzarim le 14 juin, jour de la mort de 59 personnes près des sites soi-disant humanitaires, m’a raconté que la plupart de ceux présents étaient des gangs de voleurs armés de pistolets et de couteaux, pillant l’aide destinée aux civils. « Même si tu n’avais qu’une seule datte, ils te la voleraient. »
Nasser a ajouté que les soldats israéliens semblaient faire des paris sur lequel d’entre eux tuerait ou blesserait le plus de gens.
Il nous a raconté que les employés de la GHF avaient utilisé des gaz lacrymogènes et des bombes sonores pour disperser les foules seulement une demi-heure après le début de la distribution.
La GHF et les soldats israéliens créent volontairement le chaos aux points de distribution. Il n’y a pas de répartition organisée. Les individus forts et armés prennent ce qu’ils veulent, volant aux autres ce qu’ils ont réussi à prendre, sous les yeux du personnel.
Les employés de la GHF, décrits comme « des opérateurs de crise expérimentés », ont des antécédents troublants. Phil Reilly, le PDG de Safe Reach Solutions (SRS), qui aide la GHF, était le vice-président d’une société américaine qui a perpétré une massacre en Irak en 2007.
La Fondation est également assistée par une autre société connue sous le nom de UG Solutions. Pendant le cessez-le-feu de janvier, UG Solutions a recruté des mercenaires américains à des tarifs journaliers d’au moins 1100 $ pour inspecter les véhicules au poste de contrôle de Netzarim.
Se rendre dans un centre de la GHF pour recevoir de l’aide revient à s’aventurer, au péril de sa vie, dans des zones de guerre, entourées d’armes et de soldats armés, pour finalement découvrir que le centre est infesté de gangs criminels prêts à vous voler ce que vous aurez pu trouver.
Nous avons préféré endurer la monotonie des lentilles rouges, en l’absence d’autre nourriture, plutôt que d’aller chercher de l’aide après d’une soi-disant Fondation humanitaire qui ne distribue en réalité qu’humiliations et mort.
Auteur : Eman Hillis
* Eman Hillis est une journaliste de Gaza. Elle écrit pour Al-Jazeera, The Electronic Intifada, et le site de fact-checking Misbar.
25 juin 2025 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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