Comment oublier ?

Photo : Anne Paq
Muhammad Awadallah, 80 ans, près de sa maison dans le village d'al-Walaja - Photo : Anne Paq

Par Anne Paq

On ne peut pas s’empêcher d’y penser. Ce n’est pas comme si on avait le choix.

“Je ne peux pas oublier ma terre. J’y pense sans arrêt. Elle me manque comme un fils manque à sa mère”, me confiait Muhammad Mahmoud Salem Awadallah, 80 ans, qui vit dans le village occupé de Cisjordanie du nouveau al-Walaja, situé à quelques kilomètres de l’ancien village d’al-Walaja dont lui et tous ses habitants ont été chassés en 1948 par les forces sionistes.

Awadallah se souvient encore des légumes que sa famille cultivait, une époque, dit-il, où “nous avions des terres et où nos cœurs étaient ouverts”. Il est représentatif, non seulement des générations qui ont le plus souffert du nettoyage ethnique, mais aussi de celles qui sont venues après lui.

Il y a environ 5 millions de réfugiés palestiniens enregistrés auprès de l’UNRWA, l’agence des Nations Unies créée en 1949 pour leur venir en aide. Badil, un groupe de défense des réfugiés palestiniens, a estimé qu’il y avait près de 8 millions de réfugiés palestiniens dans le monde à la fin de 2014, dont 720 000 personnes déplacées à l’intérieur du pays.

La majorité de ces réfugiés, selon Badil, vivent dans un rayon de 100 kilomètres de leur maison d’origine, mais la plupart d’entre eux n’ont pas le droit de se rendre dans leur ancien village, et encore moins de retourner y vivre. Cela, malgré le fait que le droit des réfugiés de revenir chez eux est un principe du droit international humanitaire.

Cette douloureuse épreuve est au cœur de la question palestinienne et elle affecte les Palestiniens de génération en génération.

La récente série de manifestations de la Grande Marche du retour à Gaza vise à remettre cette question au cœur de la lutte nationale palestinienne.

La plupart des manifestants qui marchent vers la clôture entre Gaza et Israël, bravant les tirs de tireurs d’élite et risquant leur vie, sont des réfugiés, mais ils sont aussi trop jeunes pour se souvenir du grand nettoyage ethnique de 1948, lorsque 750 000 Palestiniens ont été contraints de s’enfuir en abandonnant leurs maisons.

Pour ceux qui se souviennent, la douleur est toujours vive.

“Avec vos questions, vous ouvrez à nouveau les blessures “, a déclaré Yacoub Ahmad Odeh, un réfugié de Lifta, un village de la région de Jérusalem.

Odeh dirige le Comité pour la protection du patrimoine et de la culture de Lifta et a organisé plus de 40 visites de Lifta pour les jeunes du monde entier. Ces étrangers peuvent y aller, contrairement aux Palestiniens de Cisjordanie occupée qui sont à la merci du système de permis d’Israël, emprisonnés derrière des postes de contrôle, ou simplement trop pauvres pour se payer le voyage.

En outre, de nombreux villages palestiniens dont les habitants ont été chassés en 1948 ont été détruits par la suite pour que les Palestiniens ne puissent plus y retourner et qu’ils les oublient. Dans certains endroits, il ne reste que des tas de pierres et des cactus qui témoignent d’une vie brutalement interrompue par la Nakba, la catastrophe de 1948.

Israël a utilisé bien d’autres méthodes pour effacer les souvenirs de Palestiniens, en adoptant des lois criminalisant la commémoration de la Nakba ou en recouvrant les ruines des villages palestiniens de forêts de pins.

Mais le droit au retour ne disparaît pas pour autant de l’esprit des réfugiés. Loin s’en faut !

Le reportage photographique ci-dessous s’est donné pour objectif de faire apparaître le lien entre les réfugiés palestiniens et leurs villages d’origine en affichant sur les photos, en arabe, les noms des réfugiés issus de ces villages. Les noms ont été écrits par Afnan Zboun, un jeune homme de 14 ans qui vit dans le camp de réfugiés d’al-Azzeh.

* Anne Paq est une photographe indépendante française, membre du collectif de photographie ActiveStills.

Omar al-Ghubari a contribué aux recherches.

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Abdelhamid Ahmad Ibrahim Abu Srour – Photo : Anne Paq

Abdelhamid Ahmad Ibrahim Ibrahim Abu Srour est originaire de Beit Natif. Il vit maintenant dans le camp de réfugiés d’Aida, dans la ville de Bethléem, en Cisjordanie, où il tient une épicerie depuis 40 ans. Il garde la clé de la maison de son père à Beit Natif. Il a, dit-il, “environ” 85 ans.

Distance approximative de son village d’origine : 25 kilomètres.

Je suis retourné à Beit Natif après 1967. Tout a été détruit.

Nous étions heureux à cette époque. Tout le monde possédait sa terre. Nous vivions en frères avec les chrétiens et les juifs.

Mon père était fermier. Nous cultivions de tout sur notre terre, blé, haricots, légumes. Elle nous nourrissait.

Chaque famille avait seulement de 30 à 60 dounams (un dounam fait 1 000 mètres carrés). Mais nous vivions comme une grande famille, et nous faisions tout ensemble. Quand on voyait une voiture dans le village, on la suivait, c’était quelque chose de si nouveau.

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Beit Shemesh, une ville dans ce qui est appelé aujourd’hui, est en partie construite sur les terres du village de Beit Natif – Photo : Anne Paq

Nous n’avions ni radio ni télévision. Je ne suis pas allé à l’école. Nous nous occupions de notre terre. C’était une vie simple.

Quand les soldats sionistes ont commencé à nous tirer dessus, nous avons fui. Nous étions terrorisés. Nous sommes partis au milieu de la nuit sans rien emporter avec nous.

Nous avons marché vers Wadi Fukin, sommes montés au sommet des montagnes et avons vu les gens se faire tuer. Nous sommes restés dans les montagnes pendant deux mois, en dormant par terre. En nous cachant, nous sommes revenus un moment sur nos terres, mais rapidement les Jordaniens nous ont fait partir à nouveau.

Ensuite, nous sommes allés au camp de réfugiés d’Aida et nous avons vécu dans une grande tente pendant trois mois avec sept autres familles. Puis nous avons reçu une petite tente pour notre famille où nous avons vécu pendant deux ou trois ans.

La Palestine a été occupée par beaucoup de monde. Mais nous finirons par obtenir notre liberté.

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Halima Ali Khalil – Photo : Anne Paq

Halima Ali Khalil, 78 ans, est originaire du village d’al-Walaja et vit actuellement dans le nouveau al-Walaja, qui a été construit par des réfugiés fuyant ce qui était devenu une zone sous contrôle jordanien et qui est aujourd’hui la Cisjordanie occupée. Lorsque nous nous sommes approchés de la source voisine d’Ein al-Balad pour prendre des photos, il y avait des Israéliens qui s’y baignaient. Quand nous leur avons expliqué pourquoi nous prenions ces photos, ils ont dit à notre guide, qui travaille pour Zochrot, une organisation israélienne dédiée à la mémoire de la Nakba : “Votre travail est inutile, ils ne reviendront jamais ici.”

Distance de son village d’origine : 4 kilomètres.

Mon neveu m’a emmenée une fois à Ein al-Balad. J’ai vu les Israéliens se baigner. Je me suis mise à pleurer. En plus j’avais peur qu’ils nous attaquent. Ils avaient de gros chiens.

Nous avions une grande maison en pierre de deux étages, près d’Ein al-Balad. Nous avions trois pièces pour nous et deux pour les animaux.

Nous avions beaucoup d’arbres : abricotiers, pommiers, oliviers, vignes. Notre vie était parfaite.

Il y avait 16 sources à al-Walaja. Mon père était fermier.

Nous cultivions toutes les terres qui étaient autour de la source, des légumes et des fruits, et nous vendions nos produits de Jérusalem jusqu’à Jaffa. On prenait le train.

Il n’y avait pas d’école pour nous [les filles], seulement pour les garçons. J’allais avec mon père aux champs. Nous jouions beaucoup à l’extérieur. Nous construisions des châteaux, nous jouions à cache-cache.
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Ma famille avait 150 dounams répartis sur plusieurs endroits – dont 50 dounams à Ras Abu Ammar que mon père avait achetés juste avant que nous soyons forcés de partir.

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Une vue du nouveau village d’al-Walaja depuis la colline opposée. Une clôture de barbelés nouvellement construite, haute de plusieurs mètres, sépare les résidents de leurs terres agricoles. Une fois terminée, cette structure, qui fait partie du mur d’Israël en Cisjordanie, entourera totalement le village et forcera probablement de nombreuses personnes à partir – Photo : Anne Paq

En 1948, les sionistes sont arrivés à la gare de Battir. Ils nous ont tiré dessus. Nous nous sommes enfuis et n’avons emporté que quelques bricoles.

Mon père a caché les nouvelles récoltes. La nuit où les milices sont arrivées, quelques hommes ont riposté et cinq ou six ont été tués.

Les sionistes ont détruit notre maison. Nous l’avons vu depuis les montagnes quelques jours plus tard. Nous avons pleuré.

Au bout d’un an, nous sommes revenus dans la montagne et nous avons commencé à creuser. Nous vivions dans des grottes, puis nous avons fait des maisons de boue.

Mon père parlait toujours d’al-Walaja. Il est mort peu de temps après notre fuite.

Il était horriblement triste qu’ils aient pris notre terre. Il retournait en secret à l’ancien al-Walaja pour prendre soin des arbres. Il espérait qu’il pourrait y retourner un jour.

Après 1967, nous y sommes allés régulièrement pour cueillir des olives, des fruits et des herbes. Nous avions aussi l’habitude d’aller à Ein Hanyia, mais maintenant nous ne pouvons plus y aller du tout. Avec la construction du mur, nous avons aussi perdu 10 dounams.

Si Dieu le veut, nous y retournerons. Je pleure encore notre terre. Espérons que nous y retournerons, que la Palestine retrouvera sa liberté, et que tous les peuples seront unis.

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Muhammad Mahmoud Salem Awadallah – Photo : Anne Paq

Muhammad Mahmoud Salem Awadallah, 80 ans, est originaire d’al-Walaja et vit actuellement dans le nouveau village, à quelques mètres seulement du mur israélien. Sur une vieille photo trouvée sur Internet, prise juste après que les troupes sionistes ont pris le contrôle du village, il a pu identifier sa maison, en haut de la montagne.

Distance approximative de son village d’origine : 3 kilomètres.

Nous avions tellement de légumes, d’herbes, de fruits : persil, menthe, concombres, tomates, poivrons, cerises, abricots, pêches. Il y en avait tellement.

Nous vivions près de la source d’Ein Balad. Mon père était fermier. Notre maison avait deux étages. En bas, c’était pour les animaux. A l’étage, il y avait quatre pièces pour nous.

Nous avions beaucoup de moutons et beaucoup de terres autour des sources d’Ein Haniya et d’Ein Balad, entre 60 et 80 dounams. Mon père vendait nos produits à Jérusalem et à Jaffa.

On avait des voisins juifs dans [le village voisin de] Malha. Nous étions amis à l’époque. Mais après la création d’Israël, tout s’est gâté.

Nous avions des terres et notre cœur était ouvert. Je suis allé à l’école pendant un an et demi.

J’avais environ 8 ans quand la Nakba s’est produite. C’était une nuit tranquille et soudain, on a entendu des tirs.

Nous nous sommes enfuis dans les montagnes. Nous sommes partis sous une pluie de balles. Dans le chaos, nous ne pouvions rien prendre.

Après quelques jours, certains sont revenus, en cachette, dans le village. Ma grand-mère, Mahbouba Ali Sabha, a reçu une balle dans l’épaule lorsqu’elle s’est faufilée pour aller chercher nos animaux.

Nous sommes restés ici, exactement à cet endroit, sous les arbres pendant quelques années. Puis nous avons construit une maison de terre.

Trois ans après la Nakba, ils ont démoli nos maisons comme pour nous dire : vous n’avez plus de maison où retourner. Mais même s’ils ont détruit notre village, mes enfants, mes petits-enfants et mes petits-enfants y retourneront et le reconstruiront.

Je pense toujours à notre terre. Comme une mère pense à son fils.

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Yacoub Ahmad Odeh – Photo : Anne Paq

Yacoub Ahmad Odeh, 78 ans, est originaire de Lifta. Il vit maintenant dans le quartier Sheikh Jarrah de Jérusalem-Est occupée. Sur la photo, il tient l’arbre généalogique de personnes issues de Lifta.

Odeh dirige le Comité pour la protection du patrimoine et de la culture de Lifta et milite en faveur des droits de l’homme depuis 33 ans. Il a passé 17 ans dans les prisons israéliennes pour son activisme politique et a été libéré lors d’un échange de prisonniers en 1985.

Le village de Lifta est un des seuls villages palestiniens attaqués en 1948 où il y a encore des dizaines de vieilles maisons qui ne sont pas habitées par de nouveaux résidents juifs.

Distance de son village d’origine : 4 kilomètres.

La première fois que je suis retourné à Lifta, c’était peut-être trois semaines après 1967 [la guerre de juin 1967]. Je me souviens qu’un Juif à cheval est venu me dire : “Je t’interdis d’aller à Lifta.”

Le lendemain, je suis revenu avec ma mère. Elle a commencé à pleurer quand elle a vu sa maison d’enfance.

Nous avons aussi vu la maison où je suis né. Il y avait des trous dans le plafond.

Elle s’est effondrée en 1983 ou 1984 à cause de la neige. Maintenant, il n’y a plus que quelques murs debout. Ma mère est tombée malade après cette première visite.

La vie à Lifta était magnifique. Nous vivions tout près de la source. Enfant, j’y allais toujours nager et plonger.

Je ramenais de l’eau à la maison. Nous jouions autour de la source avec mes cousins et tous les enfants du quartier. On grimpait aux arbres, on mangeait des figues.

Je me souviens de l’odeur de la boulangerie taboun où ma mère m’emmenait. C’était succulent, le pain taboun, avec du zeit et du zataar [huile d’olive et un mélange de thym]. Je peux encore sentir leur délicieuse odeur.

Ma famille travaillait la terre. Mon père et ma mère étaient agriculteurs. Nous étions sept en tout.

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Ce qui subsiste aujourd’hui de l’ancien village palestinien de Lifta – Photo : Anne Paq

Notre maison était faite de grosses pierres. Nous avions beaucoup de fruits et de terres. C’est là que se trouve maintenant la colonie Ramot.

Nous avions des abricots, des oliviers, etc. Les gens s’entraidaient. C’était la tradition à Lifta.

Si quelqu’un devait réparer son toit, tout le monde venait l’aider. On était comme une grande famille.

Les milices sionistes ont commencé à nous attaquer en 1947. Lifta est à l’entrée ouest de Jérusalem, c’est un endroit très stratégique. Ils voulaient prendre le contrôle de la route de Jérusalem à Jaffa pour sécuriser leurs déplacements.

Le 28 décembre 1947, le café du village a été attaqué. Nous nous sommes retrouvés sous une pluie de balles. Six personnes ont été tuées.

Les gens arrivaient du haut du village et on s’est rassemblé sur la place près de la source, les femmes pleuraient et les gens priaient.

La milice a pris le contrôle du haut, puis de tout le village. Les villageois devaient utiliser les chemins au lieu des routes. Mais chaque jour, la présence militaire est devenue plus forte.

Un jour, mon père est arrivé avec ma petite sœur dans les bras, il nous a appelés, mon frère et moi, et nous l’avons suivi. Nous sommes descendus dans la vallée et avons remonté la rue principale. On a tiré sur mon père, mais la balle est passée entre ses jambes. Nous sommes montés dans un camion.

Nous sommes allés de Latrun à Beitunia, puis à al-Bireh [près de la ville de Ramallah en Cisjordanie]. En l’espace d’une heure, nous sommes devenus des réfugiés.

La vie est devenue très dure. Nous étions des rois et, soudain, nous sommes devenus des mendiants.

Mon père est retourné au combat. Mais quand il est revenu, il nous a trouvé dans une grande misère et il n’a pas pu l’accepter. Cela l’a rendu si triste qu’il est tombé malade. Il n’arrivait plus à manger. Il était nerveux. Dix-huit mois plus tard, il était mort.

On a tout perdu. Même notre dignité. Tout cela a façonné ma mémoire et ma vie.

Nous avons déménagé à Jérusalem pour être plus près de Lifta. Après la prison, je me suis impliqué dans la campagne contre les projets de construction de villas de luxe à Lifta. Nous sommes allés au tribunal.

La Coalition pour sauver Lifta est internationale et est devenue une grande organisation. Nous faisons des enquêtes, des livres, des vidéos et nous mobilisons les médias. Entre 2011 et 2016, j’ai fait visiter Lifta à 45 groupes d’universitaires venant de 25 pays.

Je ne perds pas espoir. Je rêve d’y retourner. Je suis sûr que ça arrivera. Le soleil se lèvera à nouveau.

Les Israéliens n’ont pas étudié l’histoire. Toutes les régimes d’occupation ont une fin. Nous pouvons vivre ensemble, mais il faut faire cesser l’occupation et créer un État démocratique pour tous régi par de lois démocratiques.

Les Israéliens disent que les nouvelles générations oublieront. Je n’ai pas oublié. Maintenant, je suis père. Je passe le message à ma fille et à mon fils. Quatre ou cinq fois par an, nous allons montrer notre village d’origine à nos enfants : ici c’est votre maison, votre mosquée, etc.

Je leur ai transmis notre héritage et ils font de même avec leurs enfants. C’est ma mémoire, c’est mon histoire. Personne n’a le droit de me les enlever.

26 juillet 2018 – The Electronic Intifada – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet