Être journaliste palestinien

26 décembre 2024 - devant l'hôpital baptiste Al Ahli de Gaza, des journalistes rendent hommage en tenant leurs portraits, à cinq de leurs collègues qui ont été tués dans les attaques israéliennes sur Gaza - Photo : Dawoud Abo Alkas – AA

Par Qassam Muaddi

Le 25 août, le journaliste palestinien Adli Abu Taha a appelé son frère Moaz, également journaliste, quelques minutes après l’annonce d’une frappe israélienne sur l’hôpital Nasser à Khan Younis, dans le sud de Gaza. Moaz se trouvait sur place.

« Je vais bien, mais Hossam Al-Masri vient d’être tué » a déclaré Moaz à son frère, qui l’a exhorté à quitter les lieux. Moaz l’a rassuré en lui disant qu’il partirait bientôt, mais qu’il voulait finir de filmer les conséquences de la frappe qui avait touché un escalier extérieur. Quelques minutes plus tard, une deuxième frappe israélienne a touché l’escalier, tuant Moaz.

Au total, cinq journalistes palestiniens ont été tués ce jour-là.

Moaz Taha était un vidéojournaliste indépendant âgé de 27 ans. Il était talentueux et passionné par son travail. Il filmait les conséquences de la frappe israélienne qui a tué Hossam al-Masri, un photojournaliste de 49 ans qui diffusait en direct pour l’agence de presse Reuters. Lorsqu’un char israélien a tiré le premier obus, Reuters a déclaré que la diffusion en direct « s’était soudainement interrompue ».

En décembre, Hossam Al-Masri couvrait le siège israélien de l’hôpital Nasser et était parmi les derniers à le quitter. Tout en continuant à couvrir le génocide à Gaza, Hossam portait en lui une souffrance personnelle. Sa femme souffrait d’un cancer. L’absence de soins médicaux à Gaza due au blocus israélien et à la destruction du secteur de la santé aggravait son état.

Comment la presse occidentale a trahi les journalistes palestiniens

Son collègue, le journaliste palestinien Amr Tabash, a rappelé sur Instagram que quelques jours avant sa mort, Hossam lui avait demandé de l’aider à évacuer sa femme afin qu’elle puisse recevoir les soins dont elle avait besoin. La femme de Hossam est toujours à Gaza avec leurs enfants.

Lors de la même frappe, la journaliste indépendante palestinienne Mariam Abu Daqqah a été tuée. Mère de 33 ans, Mariam travaillait pour divers médias, dont l’Associated Press et The Independent.

Son frère, Sudqi Abu Daqah, a déclaré à l’édition arabe de The Independent, que Mariam se rendait régulièrement dans les camps de déplacés à Gaza. Chaque fois qu’elle le pouvait, elle achetait des crayons et des cahiers pour les enfants orphelins des camps.

Le soir, Mariam regardait souvent son téléphone et pleurait en embrassant la photo de son fils, Ghaith, âgé de 13 ans. Elle avait réussi à l’évacuer de Gaza pour qu’il aille vivre avec son père aux Émirats Arabes Unis.

Sentant que les journalistes étaient de plus en plus pris pour cible par Israël, Mariam avait rédigé à l’avance son testament à l’intention de son fils : « Ne pleure pas pour moi, mais prie pour moi. Continue tes études et deviens quelqu’un qui réussit. »

Au moment de l’attaque israélienne, un autre jeune journaliste, Muhammad Salama, âgé de 24 ans, a été tué. Il avait accédé à sa profession après avoir traversé de nombreuses épreuves personnelles.

Ayant perdu sa mère lorsqu’il était enfant, il a vécu avec la famille de son père jusqu’à l’obtention de son diplôme de photographie dans une école professionnelle.

Il a suivi des photojournalistes chevronnés et a appris à leurs côtés tout en perfectionnant ses compétences.

Il était l’un des rares journalistes restés à Khan Younis après la première invasion israélienne de la ville en décembre 2023. Il a rejoint Al Jazeera en février 2024. En novembre dernier, le jour de son anniversaire, Muhammad s’était fiancé à sa collègue et journaliste, Hala Asfour. Ils espéraient tous deux se marier une fois le cessez-le-feu conclu.

Ce sont là quelques-uns des 12 journalistes palestiniens tués par Israël à Gaza au cours du seul mois d’août. Ils font partie des plus de 250 journalistes palestiniens tués par Israël à Gaza depuis le début de sa guerre contre la bande de Gaza en octobre 2023.

Mais les attaques d’Israël contre les journalistes palestiniens n’ont pas commencé en 2023. Elles n’ont pas commencé avec le meurtre de la journaliste palestinienne chevronnée Shireen Abu Akleh en mai 2022 à Jénine. Et elles n’ont même pas commencé avec le meurtre du photojournaliste de Gaza Yasser Murtaja pendant la Grande Marche du retour en avril 2018.

La politique israélienne visant à faire taire les voix palestiniennes dure depuis des décennies. La première fois qu’Israël a assassiné un Palestinien, il s’agissait d’un journaliste et écrivain. Il s’appelait Ghassan Kanafani.

Le matin du 8 juillet 1972, Kanafani est monté dans sa voiture dans le quartier de Hazemiyah à Beyrouth et a tourné la clé, déclenchant la bombe que des agents israéliens avaient placée dans le véhicule et qui a réduit son corps en morceaux. Kanafani était accompagné de sa nièce, Lamis, âgée de 17 ans, qui a également été tuée dans l’assassinat.

Kanafani, aujourd’hui figure emblématique de la littérature et de l’histoire politique palestiniennes, fut également l’un des premiers défenseurs palestiniens de ce que l’on appelle aujourd’hui le « journalisme engagé », c’est-à-dire le journalisme au service de la cause de la libération. Mais cette tradition ne commença qu’avec Kanafani.

La même année, les services secrets israéliens ont assassiné à Rome l’écrivain et traducteur palestinien Wael Zueiter.

L’année suivante, ils ont assassiné à Beyrouth l’éditeur palestinien Kamal Nasser ainsi que deux autres dirigeants du Fatah.

Les Israéliens veulent « la mort du journalisme » à Gaza

En 1984, des agents israéliens ont tué le journaliste palestinien et président du syndicat des journalistes arabes, Hanna Muqbel, à Nicosie, à Chypre. La balle qui a tué Muqbel a d’abord transpercé sa carte de journaliste avant d’atteindre son cœur.

La date de l’assassinat était le 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse.

Et cela a continué. Au moment où les forces israéliennes ont tué la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh dans le camp de réfugiés de Jénine, les archives du Syndicat des journalistes palestiniens montraient que 50 journalistes palestiniens avaient été tués par Israël depuis l’année 2000.

Mais la mort n’est pas le seul risque que courent les journalistes palestiniens, c’est simplement le prix ultime qu’ils ont payé. Au-delà de cela, les journalistes palestiniens ont été la cible d’une campagne incessante de répression, d’intimidation, d’arrestations et de censure.

En 2023, le Comité pour la protection des journalistes a signalé des dizaines de violations commises par Israël à l’encontre de journalistes palestiniens, avec 37 cas enregistrés en avril, 27 en mai, 56 en juillet et 61 en septembre.

Ces violations comprenaient des agressions physiques contre des journalistes sur le terrain, la confiscation de leur matériel, l’interdiction de couvrir l’actualité, des arrestations et des interdictions de voyager.

Tout cela s’est produit avant qu’Israël n’intensifie ses attaques systématiques contre les journalistes à la suite des événements du 7 octobre.

Pourquoi la couverture médiatique se poursuit

Le concept du journalisme comme profession saturée de risques — quel que soit le type de journalisme — s’est profondément ancré dans la conscience palestinienne. Shatha Hanayshah, journaliste indépendante et collaboratrice de Mondoweiss du camp de réfugiés de Jénine, affirme qu’« être journaliste palestinien, c’est être reporter de guerre, que vous le choisissiez ou non ».

« La réalité de l’occupation fait partie de notre vie quotidienne, que nous soyons en service ou non », explique-t-elle. La raison, bien sûr, est que « la violence de l’occupation nous menace tout le temps, partout et toujours », dit-elle. « Peu importe que vous traitiez de politique, d’économie ou de questions sociales. Les traces de l’occupation sont toujours présentes. Vous devez donc composer avec elles et elles se retrouvent dans vos reportages. »

Pour Shatha, la réalité du risque prend de nouvelles formes personnelles qui ne peuvent être découvertes que par la pratique.

« J’ai décidé que je voulais être journaliste quand j’étais enfant, pendant la deuxième Intifada, et j’ai toujours compris que c’était un métier risqué », explique-t-elle. « Des années plus tard, on m’a appris à me protéger en évitant les endroits les plus dangereux, en me rendant visible et reconnaissable, et en adoptant tout un ensemble de règles que je continue à suivre strictement. À l’époque, j’étais la seule femme journaliste présente sur le terrain pendant les incursions israéliennes, ce qui remettait en question certaines opinions sociales dans ma communauté. C’est pourquoi je voulais faire mon travail de la meilleure façon possible et rester en sécurité, mais j’ai alors commencé à comprendre la véritable signification du risque. »

C’était au printemps 2022, la résistance armée dans le camp de réfugiés de Jénine connaissait un regain d’intérêt, les jeunes mécontents du camp étant excédés du statu quo et de l’absence de perspectives d’avenir décent. La résistance est devenue connue sous le nom de Brigade de Jénine et Shatha était l’une des premières journalistes à rendre compte de sa formation.

C’est à ce moment-là qu’Israël commença à mener des raids plus réguliers dans le camp de réfugiés de Jénine afin de réprimer la résistance.

« Au début, je craignais d’être arrêté sur le terrain ou de voir mon équipement confisqué », explique Shatha. « Je craignais de ne pas supporter les effets des gaz lacrymogènes ou d’être battue ou arrêtée. Puis, lorsque les incursions israéliennes sont devenues plus fréquentes, elles sont également devenues plus violentes, et à un moment donné, il est devenu courant pour nous, journalistes, d’être pris pour cible par les forces israéliennes, alors même que nous portions nos gilets ‘PRESSE’ et que nous étions bien visibles. »

Tout à coup, ses préoccupations antérieures semblaient secondaires face au risque plus immédiat d’être tuée ou gravement blessée.

Lama, 11 ans, rêvait de devenir journaliste, jusqu’à ce que les Israéliens la tuent

Ce risque s’est concrétisé sous les yeux de Shatha, le 11 mai 2022.

Ce jour-là, dit Shatha, quelque chose a changé en elle pour toujours. Elle couvrait avec un groupe de journalistes un raid militaire israélien en cours dans le camp de Jénine. Ils marchaient dans une ruelle étroite à la lisière du camp et, à côté de Shatha, se trouvait Shireen Abu Akleh, qui travaillait pour Al Jazeera. C’est alors que les forces israéliennes ont ouvert le feu sur eux.

Soudain, Shireen Abu Akleh gisait morte sur le sol. Shatha s’est réfugiée derrière un arbre à moins d’un mètre de sa collègue assassinée, tandis que les balles continuaient de s’abattre sur le trottoir et l’arbre derrière lequel elle se cachait, pétrifiée.

« Cette expérience ne m’a jamais quittée », dit Shatha. « Chaque fois que j’apprends qu’un autre collègue a été tué à Gaza, je revis cette journée dans ses moindres détails. C’est comme si cela venait de se passer. »

Cela a rendu le métier de journaliste extrêmement personnel pour Shatha, mais elle insiste sur le fait que cela ne diminue en rien la capacité des journalistes palestiniens à faire preuve de professionnalisme. « En tant que journalistes palestiniens, nous connaissons mieux que quiconque la différence entre la réalité de l’occupation et les idées préconçues qui la définissent aux yeux du monde. »

Shatha explique que les journalistes occidentaux apportent ces idées préconçues avec eux en Palestine et les utilisent comme une lentille pour observer la réalité sur le terrain.

« Mais tous ces cadres sont motivés par des considérations politiques, même s’ils sont présentés comme professionnels », souligne Shatha, insistant sur le fait que les Palestiniens « n’ont pas besoin, par exemple, d’inventer une histoire sur 40 bébés décapités » pour forcer seulement la réalité à s’adapter à un certain récit.

« Pour nous, notre travail consiste à ouvrir une fenêtre sur la réalité de notre peuple. C’est avant tout un devoir éthique », souligne Shatha.

Tout cela fait que le journalisme pour les journalistes palestiniens « ne se limite pas à la collecte, à l’édition et à la publication des informations », explique Wahaj Bani Moufleh, photojournaliste originaire du village de Beita, au sud de Naplouse. « Il s’agit de documenter des pans de l’histoire que l’occupation veut effacer de la mémoire. »

« Lors des manifestations de masse contre l’expansion des colonies israéliennes à Beita, mon cousin, Zakariya Bani Moufleh, a été tué par une balle israélienne sous mes yeux », raconte Wahaj à Mondoweiss. « Je n’étais pas journaliste, mais j’aimais la photographie et j’avais un appareil photo. J’ai donc pris sa photo, puis j’ai réalisé que j’avais documenté son assassinat. »

Wahaj se souvient de ce moment comme celui où il est devenu journaliste. Par la suite, il a décidé d’étudier le photojournalisme. « J’ai documenté des centaines de moments de la vie quotidienne sous l’occupation en Cisjordanie », dit-il. « J’ai été blessé à plusieurs reprises, dont deux fois par une balle en caoutchouc et une fois par une grenade lacrymogène. J’ai également été arrêté, fouillé et battu à plusieurs reprises. »

Pour Wahaj, le risque est omniprésent pour un journaliste palestinien. « Dans la rue, à la maison, au restaurant. »

« Notre situation n’est pas différente de celle du reste de notre peuple qui, malgré les risques et l’angoisse, continue d’espérer et de vivre », explique Wahaj. « C’est ce que nous devons documenter et montrer au monde. »

« Mais trop de collègues ont donné leur vie pour montrer cela au monde » ajoute Wahaj. C’est peut-être pour cette raison que Wahaj estime qu’il ne peut pas abandonner maintenant, malgré le danger. « Si j’arrête ou si je démissionne, ce serait trahir leurs sacrifices. C’est pourquoi je continue. »

L’intégrité journalistique de l’intérieur

Malgré cette conscience du danger inhérent au métier de journaliste en Palestine, ils se retrouvent aujourd’hui plongés dans la période la plus sanglante de leur histoire, ainsi que de celle de leur peuple. Pourtant, le moment présent met également en évidence un paradoxe.

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Bien que la Palestine soit l’un des endroits les plus couverts par les médias au monde, une grande partie de sa réalité, vieille de plusieurs décennies, commence seulement à être connue par des millions de personnes.

Les progrès sans précédent des moyens de communication, d’Internet, des réseaux sociaux et des médias indépendants sont tous des éléments importants de cette histoire, et au cœur de celle-ci se trouvent les journalistes palestiniens — non pas en raison de leur identité, mais parce qu’ils couvrent la Palestine de l’intérieur.

Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’ils couvrent l’actualité dans toute sa dure réalité matérielle. Dans cette réalité, les gens ne « meurent » pas passivement. Ils sont tués par des balles israéliennes. Une famille est expulsée de force – et non « évacuée » – de sa maison afin qu’un étranger puisse prendre sa place.

Ce n’est pas parce que les journalistes palestiniens sont spéciaux. C’est parce qu’ils font partie de la réalité vivante et matérielle qui façonne leur langage, et non d’un exercice abstrait de narration écrit à des milliers de kilomètres de là, sous le poids de l’argent et de la politique.

En d’autres termes, ils sont les héritiers de l’œuvre de Kanafani, portant le fardeau d’un journalisme engagé dans une cause et d’une obligation envers la vérité des communautés dont ils sont issus.

Ce journalisme engagé ne tire pas son intégrité journalistique et sa boussole éthique et morale des directives de l’Associated Press ou du New York Times. Il est fondé sur leur loyauté envers les souffrances et les sacrifices de leur peuple et envers leurs collègues tombés au combat.

Ce type de journalisme ne porte pas de costume-cravate et n’accepte pas les prix Pulitzer. Il est recouvert de la poussière des décombres des hôpitaux bombardés à Gaza. Il est imprégné de l’odeur des gaz lacrymogènes dans les rues de Cisjordanie.

Il ne continue d’exister que parce que des hommes et des femmes risquent leur vie pour vous faire connaître la réalité de la Palestine et de son peuple. Ne le considérez pas comme acquis.

12 septembre 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine -YG

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