Par Anisha Patel, Hassan Ben Imran
La réticence de la Cour pénale internationale à ouvrir une enquête sur le génocide à Gaza et à lancer des mandats d’arrêt aura un impact dévastateur sur sa crédibilité.
Au cours des derniers mois, la Cour pénale internationale (CPI), sous la direction du procureur Karim Khan, a fait l’objet de vives critiques pour n’avoir pris aucune mesure concrète pour sanctionner le crime de génocide à Gaza.
En novembre, six de ses États membres, menés par l’Afrique du Sud, ont dénoncé la situation en Palestine devant la Cour et l’ont exhortée à agir. Le même mois, trois groupes de défense des droits des Palestiniens ont soumis une requête à la CPI, lui demandant d’enquêter sur les crimes d’apartheid et de génocide en Palestine.
En décembre, Khan s’est rendu en Israël et a fait un bref voyage à Ramallah, où il a rencontré rapidement quelques victimes de crimes israéliens.
Il a ensuite fait une déclaration générale sur l’enquête en parlant d’ « allégations de crimes », sans faire la moindre référence aux preuves qui s’accumulent sur le génocide perpétré à Gaza.
En janvier, la Cour internationale de justice (CIJ) a déclaré qu’Israël commettait « vraisemblablement » un génocide à Gaza. Cela n’a pas non plus incité la CPI à agir. La Cour n’a même pas pris la peine de justifier sa décision de ne pas enquêter et de ne pas délivrer de mandat d’arrêt.
Le mois dernier, notre organisation, Law for Palestine, a présenté à la CPI le premier d’une série de documents décrivant le crime de génocide commis par les dirigeants israéliens à l’encontre du peuple palestinien.
Le document de 200 pages, rédigé par 30 avocats et chercheurs juridiques du monde entier et revu par plus de 15 experts, démontre de manière convaincante d’une part l’intention génocidaire et d’autre part la diligence de la Cour à lancer des poursuites dans d’autres affaires du même genre.
Si la CPI continue à ne rien faire, elle risque de saper sa propre autorité en tant qu’institution de justice internationale ainsi que le système juridique international dans son ensemble.
L’intention est généralement difficile à prouver, mais pas à Gaza
La CPI est tenue de prendre des mesures immédiates à l’égard de Gaza, étant donné l’abondance des preuves étayant les accusations de génocide à l’encontre d’Israël présentées dans notre dossier.
Dans notre dossier, nous nous sommes concentrés sur l’intention de commettre un génocide, car c’est ce qu’il y a de plus difficile à prouver dans un cas de génocide.
Nous citons les nombreuses déclarations, notamment celles du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, du président Issac Herzog, du ministre de la défense Yoav Gallant, de membres de la Knesset et de membres du public, qui ont exprimé clairement leur intention de commettre un génocide.
Pour preuve supplémentaire, nous avons constitué une base de données qui regroupe plus de 500 cas d’incitation israélienne au génocide.
Les déclarations constituent l’essentiel des éléments qui prouvent l’intention génocidaire, mais notre dossier va plus loin en faisant la lumière sur les diverses actions et politiques officielles qui prouvent aussi l’intention génocidaire.
Il s’agit notamment du bombardement ciblé d’installations médicales, de la destruction délibérée de terres agricoles et de systèmes d’adduction d’eau, et du blocage de l’aide humanitaire pour provoquer une famine.
Nous avons également établi des parallèles évidents entre les politiques israéliennes bien documentées de nettoyage ethnique et les atrocités similaires commises en ex-Yougoslavie et au Rwanda, où les tribunaux pénaux internationaux ont statué sur des crimes de génocide.
Nous soutenons que les tentatives israéliennes de « décivilisation » des civils palestiniens à Gaza en les assimilant systématiquement et mensongèrement à des boucliers humains font partie des techniques génocidaires.
Nous décrivons également la destruction par Israël de la culture, du patrimoine et des systèmes éducatifs palestiniens, les politiques et pratiques écocides, ainsi que les politiques et pratiques de destruction de l’habitat à Gaza. Toutes ces politiques et pratiques reflètent également une intention génocidaire.
Enfin, nous soutenons que l’apartheid instauré par Israël ouvre un chemin au génocide, tout comme ce fut le cas en Allemagne nazie et au Rwanda, et que les lois israéliennes promulguées pour protéger ses dirigeants des poursuites judiciaires indiquent également l’intention de commettre un génocide.
Considérées dans leur ensemble, ces preuves constituent des « motifs raisonnables » de penser que les dirigeants israéliens ont une intention génocidaire. Cela devrait suffire amplement à la CPI pour engager les poursuites nécessaires.
La CPI ne peut ignorer ses propres décisions en matière de génocide
Au-delà de la présentation de preuves exhaustives et complètes, la CPI devrait être contrainte d’agir en raison des précédents qu’elle a elle-même établis.
Depuis sa création, la CPI a constaté l’existence d’une base raisonnable d’indices permettant d’ouvrir une enquête pour génocide, y compris ceux dont la dévastation des vies civiles et des infrastructures était bien moindre que ce qui observé actuellement à Gaza.
Par exemple, dans le cas du génocide au Darfour, dans une décision de juillet 2010, la Cour a jugé, à juste titre, que pour émettre un mandat d’arrêt contre le président soudanais de l’époque, Omar al-Bashir, pour le crime de génocide, il suffisait qu” « il y ait des motifs raisonnables de croire » que l’intention existait.
Cette décision était une révision de la décision initiale de la Cour de mars 2009, dans laquelle il suffisait, pour subodorer une intention génocidaire et lancer un mandat d’arrêt, que ce soit « la seule conclusion raisonnable possible ».
Dans sa décision révisée, la Cour a déclaré que cet élément d’appréciation ne pouvait être pris en compte qu’à un stade ultérieur du procès, et non au stade de la délivrance des mandats d’arrêt.
La CPI, sous la direction du procureur Karim Khan, n’a pas hésité à ouvrir une enquête pour génocide en Ukraine, bien qu’il ait été plus difficile d’établir à la fois l’intention et les actes de génocide de la part de la Russie.
La CPI a envoyé une équipe de 42 enquêteurs en Ukraine dans les trois mois qui ont suivi l’invasion russe. Cette équipe a recueilli suffisamment de preuves pour permettre à la Cour de délivrer quatre mandats d’arrêt à ce jour.
Il est également important de se pencher sur les conclusions des enquêtes que l’actuel procureur de la CPI a menées lorsqu’il était conseiller spécial et chef de l’équipe d’enquête des Nations unies chargée de promouvoir la responsabilité pour les crimes commis par Da’esh/ISIL (UNITAD) en 2021.
Sur la base des enquêtes criminelles indépendantes menées par l’UNITAD, il a confirmé qu’il existe « des preuves claires et convaincantes qu’un génocide a été commis par ISIL contre les Yazidis en tant que groupe religieux ». Il est arrivé à cette conclusion en se basant sur l’idéologie et les pratiques de l’ISIL.
Il va sans dire que les preuves des racines idéologiques de l’intention génocidaire israélienne sont extrêmement nombreuses et ont été largement documentées depuis des décennies.
Dès le départ, le mouvement sioniste s’est décrit comme une entité coloniale de peuplement et a considéré l’élimination de la population autochtone de Palestine comme une nécessité.
Au cours des derniers mois, ce lien entre l’intention génocidaire et l’idéologie a été répété par plusieurs dirigeants israéliens en référence à la violence déclenchée à Gaza, en particulier par Netanyahu dans son exhortation à « se souvenir de ce qu’Amalek vous a fait », en référence au commandement biblique de frapper et de détruire les Amalécites.
En outre, il est important de noter que l’un des prédécesseurs de Khan, l’ancien procureur de la CPI Luis Moreno Ocampo, a clairement déclaré que le « siège de Gaza en lui-même […] est une forme de génocide ».
Par ailleurs, le risque sérieux de génocide par Israël ou sa plausibilité, même s’il est en fait en cours, a été reconnu par des organes officiels et des experts de haut niveau des Nations unies.
Outre les premières mesures conservatoires et les mesures conservatoires additionnelles de la CIJ, qui ont clairement établi l’existence d’un cas plausible de génocide, un certain nombre de déclarations et d’avertissements ont été formulés par les rapporteurs spéciaux et les groupes de travail des Nations unies, le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD), le Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien (CEIRPP) et les membres du personnel des Nations unies.
La CPI est en train de perdre toute légitimité
Sur la base de toutes ces preuves et jugements, les arguments en faveur de l’ouverture d’une enquête pour génocide par la CPI et de l’émission de mandats d’arrêt à l’encontre de dirigeants israéliens sont irréfutables, surtout si l’on tient compte des critères établis par la Cour elle-même en matière de “motifs raisonnables”, comme on l’a vu dans l’affaire Bashir.
Les preuves du génocide des Palestiniens de Gaza sont aussi convaincantes, sinon plus, que n’importe quel autre cas de génocide qui a précédemment abouti. Le fait de ne pas annoncer l’ouverture d’une enquête sur ce génocide portera gravement et durablement atteinte à l’image et à la légitimité de la Cour, déjà sérieusement mises à mal.
On peut même dire que la CPI se dirige vers un suicide jurisprudentiel en sapant les précédents établis par les situations du Darfour et de l’Ukraine.
La question de la Palestine est au cœur de l’ordre juridique international de l’après-guerre et ne peut être ignorée.
Face à l’érosion continue de la légitimité de la CPI, la Cour et son procureur doivent de toute urgence enquêter sur le génocide qui se déroule en Palestine et émettre des mandats d’arrêt contre le cabinet de guerre israélien, s’ils veulent restaurer la confiance de la majorité mondiale dans cette institution de justice mondiale.
* Anisha Patel est membre du conseil de direction de Law for Palestine et chercheuse en doctorat à l'Europa-Universität Viadrina, en Allemagne. * Hassan Ben Imran est membre du conseil de direction de Law for Palestine et chercheur en doctorat de droit à l'université de Galway, en Irlande.Auteur : Anisha Patel
Auteur : Hassan Ben Imran
21 avril 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet