
Abu Shtayyah a créé l'image d'une femme émergeant de Gaza en ruines - Illustration : Al-Jazeera
Par Ali Anouzla
Je suis Gaza. Mon nom n’a pas besoin de bulletin d’information : il est écrit sur les murs effondrés, gravé dans les corps d’enfants, suspendu aux cris des mères et inscrit dans le sang des martyrs.
Depuis vingt-trois mois, j’ai été conduite au massacre, écrasée sous le fer et le feu, puis je renais de mes cendres pour rédiger mon testament — non par reddition, mais parce que je sais que je resterai vivante dans les mots, tant que mon nom sera sur toutes les lèvres et dans toutes les langues, et tant que mon sang, qui n’a pas séché, coulera dans la mémoire de la terre.
Vous me connaissez. Les caméras ne mentent pas : mes rues disparaissent sous la poussière des bombardements, les chars ravagent mes ruelles, mes mosquées et mes églises sont rasées, les bulldozers avalent les pierres du passé, les avions brûlent mon ciel, et mon port — où passèrent les civilisations — se remplit comme si l’histoire elle-même devenait un crime.
Ils me croient espace vide qu’on efface de la carte, mais les décombres parlent, les pierres préservent mon nom et la mémoire ne se soumet pas.
J’étais une ville vibrante : l’odeur du pain au matin, l’animation des cafés, le grondement de la mer. Me voici amas de ruines, paysage lunaire.
Je ne meurs pas seulement sous les bombes : je meurs de faim. Un demi-million de mes enfants sont menacés de famine ; un sac de farine vaut plus qu’une vie ; l’eau est souillée, les médicaments interdits, les hôpitaux changés en fosses communes.
Pourtant, je n’ai jamais appris la reddition : l’histoire ne m’a jamais enseigné la défaite.
Au monde qui me regarde et ne m’aperçoit pas : vous avez vu mes maisons démolies, mes mosquées et mes églises rasées, mes hôpitaux incendiés, mes enfants dispersés dans le ciel, leurs morceaux humains rassemblés dans des sacs de farine vides pour être enterrés sous ma terre — puis vous avez choisi le silence, ou décidé de fournir au tueur armes et argent.
Ma volonté est que vous ne prétendiez pas demain que vous ne saviez pas : vous saviez, vous avez vu, vous avez enregistré et signé, et pourtant choisi de collaborer. Le crime que j’ai subi restera une tache sur vos fronts, que n’effaceront ni vos larmes impuissantes devant les caméras, ni vos déclarations froides.
Aux régimes arabes : je connais votre silence mieux que vos voix ; il dit plus que tous vos mots. Vous avez préféré la peur à la dignité, vos petits intérêts à l’honneur.
Certains se sont vendus, coopérant avec l’ennemi au nom d’une « paix » foulant mon cadavre. D’autres ont tourné le dos à l’Histoire et à la Géographie, ou se sont contentés de formules fades qui ne valent pas l’encre qui les trace.
L’Histoire retiendra que Gaza fut bombardée, incendiée, détruite — et que vous en fûtes témoins silencieux, complices et impuissants.
Aux peuples, de l’océan au Golfe : certains ont crié, d’autres ont hésité entre colère contenue et long silence, la plupart ont préféré se taire. Que votre colère ne soit ni rituel saisonnier ni cri passager, mais acte dont l’écho déracine la peur. Sinon, je mourrai deux fois : sous les missiles, puis de votre trahison et de votre peur.
À mes enfants sous les décombres : pardonnez-moi de n’avoir pu arrêter la lave du ciel. Avec vos corps, vous avez écrit le sens de la vie ; vous êtes les martyrs d’une mémoire qui survivra au génocide.
Aux assassins : vous croyez avoir gagné. Vous ignorez que je suis plus grande que la mort et que les grandes villes sont indestructibles. Réduisez mes rues en poussière : la poussière portera mon nom. Tuez mes enfants : chacun renaîtra mille fois dans les mémoires.
Votre « victoire » n’est qu’une inscription plus nette de mon nom dans la conscience du monde.
Je suis Gaza, miroir qui démasque : l’Occident dans son hypocrisie, les régimes dans leur impuissance, les peuples dans leur peur, et les tueurs devant le tribunal de l’Histoire.
Je ne suis pas seulement une géographie, mais un souvenir millénaire : mon port fut porte d’entrée des Babyloniens, des Grecs, des Romains ; mes mosquées et mes églises attestent d’une vie qu’on n’efface pas, car le sang écrit ce que l’encre ne peut.
Les villes effacées reviennent hanter la mémoire. Chaque fois qu’on me démolit, je me réécris. Chaque fois qu’on m’enterre, les pierres prononcent mon nom.
Je resterai ville massacrée puis ressuscitée, plaie ouverte révélant la trahison du monde, braise ardente dans la mémoire de l’humanité.
Moi, Gaza, je témoigne : mon histoire ne s’arrêtera pas. Les montagnes de décombres resteront preuves du crime, consignées dans les livres. Dans chaque pierre, un nom ; dans chaque rue ensevelie, un souvenir ; dans chaque cri, un sens qui transcende la mort.
Lorsque cette ère sombre finira, on ne lira pas mon nom comme celui d’une ville anéantie, mais comme le récit continu d’un peuple écrivant sur ses ruines le secret de sa persévérance et le sens de sa survie.
Moi, Gaza, ville martyre, je ne me lève pas pour dire adieu, mais pour signifier une volonté : ne m’enterrez pas dans votre silence, ne laissez pas mon sang devenir un fait divers. Élevez mon nom non comme un cercueil, mais comme un symbole ; je ne suis pas une victime, mais un poème ouvert, un roman sans fin, une blessure qui révèle la trahison du monde.
Ma dernière volonté : ne me pleurez pas comme si j’étais finie — les larmes réconfortent le tueur. Inscrivez mon nom dans vos livres, vos chansons, les cahiers de vos enfants et sur les murs des maisons reconstruites.
Je ne suis pas née pour être effacée, mais pour résister à l’oubli, et je continuerai à parler jusqu’à mon dernier souffle dans l’univers.
Auteur : Ali Anouzla
* Ali Anouzla est un journaliste et écrivain marocain, directeur et rédacteur en chef du site d'information Lakome.com. Il est le fondateur et l'ancien rédacteur en chef de plusieurs journaux marocains. Ali Anouzla est un défenseur des droits de l'homme, qui dénonce les violations des droits perpétrées au Maroc et au Sahara Occidental. Cela lui vaut de nombreux démélés avec le pouvoir et donc la justice, au Maroc.
4 septembre 2025 – Al-Araby – Traduction de l’arabe : Ahmed Benseddik
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