Quelle forme devront prendre des sanctions internationales contre Israël ?

Une Palestinienne tient une pancarte BDS lors d'une manifestation contre les projets israéliens d'annexion de certaines parties de la Cisjordanie - Ville de Gaza, le mercredi 1er juillet 2020 - Photo : Mohammed Zaanoun/ActiveStills

Par Nada Elia, Khaled Elgindy

Ces dernières années, l’impunité d’Israël a alimenté une augmentation incessante des violences qu’il fait subir aux Palestiniens. Les Israéliens ont tué plus de Palestiniens en 2022 qu’au cours de toute autre année depuis 2006, et l’élection d’une coalition gouvernementale israélienne d’extrême droite a conduit à des appels publics au nettoyage ethnique de plus en plus fréquents. Pendant ce temps, l’expansion sans précédent des colonies israéliennes illégales, la montée en flèche des attaques des colons, le blocus asphyxiant de Gaza et les déplacements forcés des Palestiniens se sont poursuivis sans relâche.

Alors que le régime israélien intensifie ses pratiques d’apartheid et d’exploitation coloniale en Palestine, les demandes que le régime rende des comptes et soit sanctionné se multiplient. Mais cette tactique est-elle la meilleure, tant sur le plan de l’éthique que de l’efficacité ?

Al-Shabaka s’est entretenu avec Khaled Elgindy et Nada Elia sur les appels aux sanctions contre Israël. L’interview porte sur les diverses formes que pourraient prendre les sanctions, leur potentiel à provoquer des changements significatifs et la différence entre les sanctions qui seraient imposées au régime israélien et celles qui sont utilisées par les puissances occidentales dans d’autres contextes.

L’entretien ci-dessous est une version abrégée d’une interview plus longue qui a eu lieu à l’US Policy Fellow Tariq Kenney-Shawa en mai 2023 et qui peut être consultée dans son intégralité ici.

Nous parlons souvent des sanctions en des termes généraux qui peuvent masquer leurs diverses formes et applications. Nada, qu’est-ce que le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), entend exactement par « sanctions » ?

Nada Elia

Le mouvement BDS n’a jamais spécifié le type de sanctions qui devrait être utilisé contre Israël et il a bien fait. En tant qu’appel à la solidarité mondiale, il laisse la décision aux organisateurs locaux afin qu’ils déterminent ce qui fonctionne le mieux chez eux, car les contextes varient ; ce qui a du sens aux États-Unis pourrait n’en avoir aucun en Italie, par exemple.

Pour les Américains, des sanctions telles que celles imposées à l’Irak ou à l’Iran ne sont tout simplement pas envisageables. Ils ne pourraient jamais imposer des sanctions aussi dures et des punitions collectives aussi inhumaines à Israël, il faut le savoir.

Les sanctions contre l’Irak, par exemple, étaient draconiennes. C’était de sanctions économiques et commerciales radicales, qui interdisaient pratiquement tout, à l’exception de l’aide humanitaire. Je ne peux imaginer que les États-Unis imposent de telles sanctions à Israël dans un avenir proche, ni lointain, même si Israël est de plus en plus considéré comme un État d’apartheid.

À quoi pourraient donc ressembler des sanctions américaines contre Israël dans la pratique ? Je pense que, pour être réaliste, les sanctions incluraient la demande qu’Israël rende compte de l’usage qu’il fait des armes qu’il se procure grâce aux 3,8 milliards de dollars d’aide américaine annuelle.

Une telle demande ne serait pas insignifiante, étant donné qu’environ 75 % de l’aide américaine à Israël est spécifiquement affectée à l’achat d’armes.

Il faut noter qu’il existe déjà des lois américaines interdisant l’utilisation de l’aide militaire par des forces qui se livrent à des violations flagrantes des droits de l’homme.

Il s’agirait en fait d’appliquer les lois en vigueur. Cela enverrait le message que les États-Unis sont prêts à demander des comptes à Israël pour ses violations des droits de l’homme.

Ce type de sanction est tout à fait moral, à la différence des sanctions tous azimut qui sont inhumaines et largement inefficaces. Il s’agit simplement de veiller à ce que les conditions auxquelles doit actuellement répondre l’aide à Israël soient respectées.

L’opinion publique sur la Palestine évolue, et la majorité des démocrates américains sympathisent désormais davantage avec les Palestiniens qu’avec les Israéliens. De même, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour réclamer un changement concret de la politique étrangère des États-Unis, y compris de la part de membres du Congrès en exercice, et nombre de ces voix demandent qu’il soit mis des conditions à l’aide américaine à Israël.
Khaled, pensez-vous qu’il soit possible de faire passer la demande publique de simplement conditionner l’aide à Israël, à la demande de sanctions économiques de plus grande envergure ? Sinon, quels sont, à votre avis, les obstacles politiques qui empêchent les sanctions de devenir un véritable outil de la politique étrangère étasunienne ?

Khaled Elgindy

Dans le cadre politique actuel, les possibilités de sanctions contre Israël, que ce soit la conditionnalité de l’aide ou d’autres restrictions, sont très limitées.

Il faut souligner que les sanctions officielles à l’encontre d’un allié ou d’un « ami » des États-Unis sont rares. Pensez à l’Égypte, par exemple, et à son bilan en matière de droits de l’homme. Des membres du Congrès, des deux partis, ont fait pression pour que des positions plus strictes soient adoptées à l’égard de l’Égypte et d’autres alliés des États-Unis dans la région, mais il est très, très difficile de faire passer ce type de sanctions.

Un autre exemple est celui de l’Arabie saoudite. Après le meurtre de Jamal Khashoggi, de nombreuses voix se sont élevées pour demander des comptes et des sanctions.

Néanmoins, la relation spéciale entre les États-Unis et l’Arabie saoudite n’a pratiquement pas été affectée par ce meurtre.

Lorsque nous parlons d’Israël, nous sommes à un autre niveau d’exceptionnalisme. Israël est le plus grand bénéficiaire de l’aide américaine dans le monde.

Cette aide est un élément central des relations entre les États-Unis et Israël, et il n’y a ni restrictions, ni conditions, ni contrôles d’aucune sorte sur l’aide que les contribuables américains accordent à Israël chaque année. Israël est le seul pays au monde à recevoir une aide totalement inconditionnelle.

Non seulement l’aide est totalement inconditionnelle, mais Israël bénéficie également d’une foule de privilèges particuliers. Par exemple, contrairement aux autres bénéficiaires de l’aide militaire, qui sont obligés de dépenser l’aide américaine pour l’achat d’équipements américains, Israël peut investir son aide financière dans l’industrie militaire israélienne.

Cela s’ajoute bien sûr à l’ensemble des avantages particuliers et exceptionnels dont bénéficie Israël sur les plans économique, politique, économique, et diplomatique comme le droit de veto que les États-Unis utilisent en sa faveur au sein du Conseil de sécurité des Nations unies.

Ainsi, lorsque nous parlons de sanctions à l’égard d’Israël, le simple fait de ne pas bénéficier de ce traitement spécial serait déjà considéré comme une sanction. Le refus du droit de veto américain à l’ONU pourrait constituer une sanction, de même que toute décision qui s’écarterait de la ligne du traitement exceptionnel dont bénéficie actuellement Israël.

La principale raison pour laquelle rien de tout cela n’arrive, pas même le plus petit contrôle, est le consensus qui règne à Washington : le Congrès, l’administration Biden et la majeure partie de la communauté des analystes sont totalement opposés à tout type de sanctions à l’encontre d’Israël.

Il n’y a donc jamais la moindre velléité de contrôle, par exemple par le biais d’auditions du Congrès, sur la manière dont l’aide américaine est utilisée, sur le bilan d’Israël en matière de droits de l’homme ou sur les organisations caritatives américaines qui injectent de l’argent dans les colonies israéliennes – il n’y a aucun contrôle sur ces questions, et donc évidemment rien ne change.

En réalité, il y a une grande marge de manœuvre en ce qui concerne les mesures politiques qui pourraient être prises, et la première serait d’appliquer les lois américaines existantes, telles que les lois Leahy et la loi sur le contrôle des exportations d’armes.

Ces lois limitent l’utilisation du matériel militaire américain, de la formation et d’autres types d’assistance. Le simple fait d’appliquer nos propres lois, ce que nous ne faisons pas, pourrait contribuer grandement à modifier le comportement d’Israël et à le rendre un minimum comptable de ses actes.

L’opinion publique américaine s’intéresse de plus en plus aux faits et gestes d’Israël, à cause de la direction que prend le gouvernement américain tant en ce qui concerne le traitement des Palestiniens que sur le plan intérieur. Le « chèque en blanc » dont bénéficie Israël depuis si longtemps suscite beaucoup d’agitation, en particulier chez les démocrates de base.

Toutefois, l’opinion publique est une chose, et la politique en est une autre. Si l’opinion publique dictait la politique, la moitié des démocrates du Congrès soutiendraient les droits des Palestiniens, mais ils ne sont même pas 10 %.

Il y a donc un long chemin à parcourir pour que l’opinion publique provoque d’abord un changement de vision politique, puis un changement concret de politique.

Les détracteurs des sanctions affirment souvent qu’elles peuvent s’apparenter à une forme de punition collective. Cette critique a-t-elle du poids dans le contexte d’Israël ? Existe-t-il des risques éthiques que nous devrions prendre en compte lorsque nous demandons des sanctions ?

Nada Elia

Non, dans mon esprit, cela n’est absolument pas le cas. Comme Khaled vient de le souligner, aucune des sanctions que les Etats-Unis pourraient prendre ne nuirait au peuple israélien. La question est plutôt de savoir si nous devons nous préoccuper du confort de nos oppresseurs.

En outre, il existe une distinction très nette entre les sanctions imposées à un peuple déjà opprimé par ses dirigeants, comme l’Iran ou l’Irak, et les sanctions imposées à un pays qui a élu à plusieurs reprises ses dirigeants et soutenu leur politique.

Dans le cas d’Israël, nous voyons un pays – et un peuple – qui s’est accommodé de l’oppression de la population autochtone depuis sa fondation il y a 75 ans. Imposer le type de sanctions dont nous parlons revient seulement à demander des comptes au régime, à le mettre en face de ses responsabilités.

Il ne s’agit pas d’une punition collective ; cela ne pénalise pas le peuple, cela lui fait prendre conscience que les décisions politiques ont des conséquences.

Imposer des sanctions à un peuple qui soutient et perpétue l’apartheid est un premier pas vers l’obligation de répondre de ses actes, pas une punition collective. C’est un pas vers la fin de l’exceptionnalisme israélien.

Khaled Elgindy

Il est vrai que les régimes de sanctions, comme ceux utilisés contre l’Irak ou l’Iran, sont des instruments très violents, et leurs effets négatifs ont tendance à aller bien au-delà des cibles désignées. Donc oui, je pense que les régimes de sanctions peuvent être très nocifs – et inefficaces.

Dans le cas d’Israël, cependant, nous ne parlons pas de ce type de sanctions à grande échelle, de sorte que la question de la punition collective ne se pose pas.

L’ironie de la situation est que le seul camp qui, dans le cas présent, fait l’objet de sanctions générales de la part des États-Unis est celui des Palestiniens, et cela dans tous les domaines.

L’ambassade de l’OLP a été fermée, tout comme la mission américaine auprès des Palestiniens.

Les États-Unis ont supprimé presque toutes les formes d’aide, grâce à la loi Taylor Force et à de nouvelles lois telles que la loi de clarification antiterroriste (Anti-Terrorism Clarification Act). Et bien sûr, il existe toutes sortes d’autres restrictions imposées par le Congrès aux Palestiniens, dont l’absence de représentation ici à Washington n’est pas la moindre.

Par conséquent, lorsque nous parlons de sanctions à l’encontre d’Israël, nous devons également parler de l’allègement de certaines mesures punitives, en place depuis des décennies, à l’encontre des Palestiniens. Sinon, on ne traiterait que la moitié du problème

Quel serait l’impact des sanctions sur les plans d’Israël ? Est-ce que nous ne nous faisons pas d’illusions sur la capacité du mouvement BDS et des appels à conditionner les aides à contraindre Israël à changer de comportement ?

Khaled Elgindy

Pas nécessairement. Tout d’abord, il est important de rappeler que nous parlons de l’application des lois américaines existantes, et non de l’adoption de nouvelles lois. Comme l’a dit Nada à juste titre, il convient de désexceptionnaliser Israël. Le fait est que passer d’une situation de privilège et d’exceptionnalisme à une situation de normalité est lui-même perçu comme une sanction, comme une punition. Si vous êtes habitué à l’impunité et à un traitement spécial, tout recul peut être ressenti comme une forme d’oppression.

Les États-Unis pourraient possiblement prendre quelques mesures politiques dans les années à venir. Il pourrait s’agir d’auditions au Congrès sur les politiques israéliennes, sur l’utilisation de l’aide militaire américaine, d’enquêtes officielles sur les meurtres de citoyens américains, ou simplement d’une condamnation publique des violations des droits de l’homme perpétrées par Israël.

Il s’agit là de pratiques courantes dans les cas de soutien américain à d’autres nations, et qui pourraient avoir un impact significatif sur le comportement d’Israël.

Au niveau des Nations unies, les États-Unis pourraient également cesser de faire un usage excessif de leur droit de veto en faveur d’Israël. Les États-Unis bloquent systématiquement les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, même lorsqu’il y a unanimité, en particulier lors des agressions régulières d’Israël contre Gaza.

Le fait de ne pas utiliser ce droit de veto pourrait grandement contribuer à diminuer la violence.

Ces actions ne mettront peut-être pas fin au régime colonial d’Israël dans son intégralité, mais elles peuvent atténuer certaines de ses pires manifestations sur le terrain. L’impunité absolue que les États-Unis lui garantissent compte beaucoup pour Israël, et il ne faut donc pas sous-estimer l’impact d’un changement d’attitude des États-Unis sur le comportement d’Israël.

Nada Elia

Il est également important de noter que les appels aux sanctions, et plus largement le BDS, jouent un rôle essentiel au niveau local. Le BDS est une forme d’activisme économique, certes, mais l’objectif ultime n’est pas seulement de porter atteinte à l’économie israélienne. Il s’agit également de modifier la perception du public.

Exiger des sanctions est l’expression la plus directe de notre opposition aux pratiques criminelles d’Israël. Ces appels n’auront peut-être pas d’impact sur l’économie israélienne, mais ils peuvent pousser davantage de nos représentants à prendre position et à passer à l’action. Le changement politique part de la base et monte vers le pouvoir, et c’est ce que nous espérons réaliser avec le BDS.

N’est-il pas risqué de qualifier de « sanctions » de simples appels à rendre des comptes et à opérer un contrôle minimal ? Cela ne pourrait-il pas dissuader certaines personnes de soutenir notre lutte ?

Khaled Elgindy

Je pense que les gens – en particulier les décideurs politiques – sont plus réceptifs à un langage positif qu’à un langage négatif. Je pense que les appels à des sanctions et à des mesures punitives rebuteraient les gens, surtout s’agissant d’Israël.

À l’inverse, je pense que l’idée de répondre de ses actes est quelque chose qui résonne chez beaucoup de gens. C’est une notion que même l’administration Biden utilise, comme par exemple dans le cas du meurtre de Shireen Abu Akleh.

Il s’agit en fait du cœur du problème, car le but des sanctions est en fin de compte de forcer le régime à répondre de ses actes. L’idée de base est que, lorsqu’il apparaît que certains comportements ont des conséquences, on réfléchisse à deux fois avant de les adopter. C’est le principe de base qui sous-tend l’obligation de rendre des comptes, et c’est un principe qui existe déjà dans la politique étrangère des États-Unis.

Nous devons demander compte de leurs actes non seulement à nos adversaires, mais aussi et surtout à nos alliés, à commencer par Israël. Nous ne pouvons tout simplement pas continuer à donner un chèque en blanc à Israël et espérer que son comportement change.

L’Union européenne peut et doit prendre des mesures similaires, bien entendu, tout comme les États arabes qui normalisent actuellement leurs relations avec Israël.

Ces gouvernements pourraient prendre de nombreuses mesures pour promouvoir l’obligation de répondre de ses actes, avec des effets significatifs sur le terrain.

Nada Elia

Je crains que les appels à rendre des comptes en lieu et place des sanctions ne contribuent à renforcer l’idée qu’Israël a droit à un traitement exceptionnel. Le BDS cherche à contraindre Israël à répondre de ses actes, oui, mais aussi à le désexceptionnaliser et à faire respecter les droits fondamentaux des Palestiniens. Les simples appels à rendre des comptes pourraient se retourner contre nous et servir de couverture à une sorte d’ « engagement constructif » entre les États-Unis et le régime d’apartheid israélien.

Au niveau local, je pense que notre rôle est de pousser les décideurs politiques à l’action par des demandes claires et un langage rigoureux et d’exprimer pleinement notre condamnation des crimes flagrants d’Israël. Nous devons être courageux. Si le gouvernement du pays où nous sommes se montre réticent à utiliser le terme de « sanctions », il est de notre responsabilité de le faire progresser.

Je continue donc à croire qu’il faut réclamer explicitement des sanctions et que, bien loin de nuire à notre cause, cela lui sera profitable.


8 août 2023 – Al-Shabaka – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet