Pourquoi Le Pen s’est cassé les dents au Liban

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Des réfugiés syriens marchent vers la frontière entre la Hongrie et la Serbie, le 15 septembre 2015 - Photo : ActiveStills.org

Par Robert Fisk

La chef du Front national imaginait que le Liban, qui supporte la charge d’un million de réfugiés syriens, devrait les renvoyer chez eux dès que la guerre serait terminée. Elle ne savait clairement pas que des dizaines de milliers de Libanais sont intrinsèquement liés aux Syriens.

Marine Le Pen a fait “du Trump” à Beyrouth. Oui, elle a fait tout ce chemin depuis Paris pour, par son refus de porter un voile pour rencontrer le Grand Mufti musulman sunnite finalement embourber sa campagne à l’élection présidentielle française dans la complexité sectaire du Liban. Étant donné les sombres âneries qu’elle a proférées devant le président (chrétien) du Liban et dans l’interview accordée à l’écolière du journal (chrétien) de langue française du pays, de nombreux libanais – et quelques chrétiens – en ont conclu que cette pauvre dame avait organisé sa visite dans le seul but d’insulter les musulmans du pays.

Bien sûr, c’était un coup de publicité. Marine Le Pen ne se soucie aucunement des votes des chrétiens libanais qui détiennent des passeports français – son Front National (FN) veut même imposer à ces titulaires de deux nationalités de choisir leur pays de citoyenneté, ce qui impliquerait que les malheureux chrétiens du Liban, que Le Pen soi-disant aime tant, aient à abandonner leur pays d’origine s’ils veulent que la France les “protège” des hordes musulmanes. Non, son refus de porter un voile – un simple foulard pour juste faire preuve de respect envers le mufti sunnite, cheikh Abdel-Latif Derian – était destiné à son public français. Les musulmans veulent “subjuguer les femmes”… C’était le vieux message éculé, et au diable le Liban ! Ce qui est sûrement la raison à l’origine de cette foire de journalistes plus français que libanais qui l’accompagnait.

Une relique du passé colonial français

Si le Mufti avait reçu quelques conseils décents, il aurait refusé de rencontrer cette relique fantomatique du Mandat français, la “protection” militaire de l’après-guerre que la Société des Nations avait imposée au Liban. Ce mandat commença à s’appliquer quand un général français envoya ses chars contre la cavalerie arabe à l’ouest de Damas, et il se termina peu de temps après que le Liban fût obligé de supporter une année du régime collaborationniste de Vichy dont le chef – le maréchal Philippe Pétain – aurait largement approuvé la visite de Le Pen aujourd’hui.

Pas étonnant que le dirigeant druze libanais Walid Jumblatt, à l’occasion d’un voyage pour rencontrer François Hollande à Paris – où Le Pen aurait dû rester – a dénoncé sa visite comme une insulte au peuple libanais. “J’espère que la France fera un meilleur choix que cette fasciste,” a-t-il dit d’une voix discrète. Mais “le coup du voile infâme” était essentiel pour une autre raison: il a réussi à faire passer au second plan l’interférence beaucoup plus sectaire de Le Pen dans la crise libano-syrienne qui afflige le Liban, à l’intérieur comme à l’extérieur, depuis maintenant 40 ans. Sa première visite à un chef d’État a donc été à Michel Aoun, le président libanais nouvellement installé dont la réputation, jusqu’à son arrivée au palais Baabda au-dessus de Beyrouth, n’était guère différente de celle de Donald Trump lui-même.

Jadis un ennemi féroce du régime de Hafez al-Assad à Damas, il devait plus tard se déclarer ami de la Syrie et – si désespéré était-il de devenir président – il s’allia avec la milice alliée de la Syrie, le Hezbollah chiite libanais. Ainsi, lorsque Marine Le Pen réitéra son soutien au fils de Hafez, Bashar, dans sa bataille contre Isis, elle rencontra peu de réticence de la part d’Aoun.

Mais le Premier ministre sunnite Saad Hariri, qui reproche encore aux Syriens le meurtre de son père Rafic, s’est retourné contre la chef du FN pour avoir confondu la foi musulmane avec le fondamentalisme islamiste. Les musulmans “modérés”, qui sont une écrasante majorité, ont été les premières victimes du “terrorisme”, lui a-t-il vivement rappelé. Et tout un aréopage de dirigeants chrétiens – que Le Pen imaginait probablement voir prendre son parti – lui ont reproché de suggérer que la France devrait soutenir le président Bashar al-Assad dans la guerre civile en Syrie. C’était la raison derrière la réaction de Jumblatt face à cette sombre figure de l’extrême-droite française.

Mais cela n’a en rien affecté la verve de la candidate présidentielle du FN qui dans la foulée, a donné une interview d’une rare insensibilité [d’une rare bêtise – N.d.T] à L’Orient Le Jour, le vieux journal francophone lu par la communauté chrétienne minoritaire du Liban. Comme un enfant qui traverse le sous-bois d’un vieux champ de bataille, Marine Le Pen s’est enfoncée jusqu’aux genoux dans les débris de la guerre civile. Elle a vanté le gouvernement syrien comme étant la seule alternative à une victoire d’Isis, a exhorté son propre gouvernement à rouvrir l’ambassade de France à Damas et a même fait des comparaisons entre le Liban et la Syrie et la France d’après-guerre et l’Allemagne. Aurait-elle envie de rencontrer Assad lui-même, lui a-t-on demandé ?

“Bien sûr”, a-t-elle répondu. “Parce que je veux que tout le monde soit autour de la table. Si la France et l’Allemagne pouvaient faire la paix, je pense que le Liban et la Syrie sont capables de faire la paix. Et je pense qu’il est possible de faire la paix à cause de la lutte contre un ennemi commun. Cet ennemi commun est évidemment l’État islamique … J’ai dit dès le début de ce conflit – et j’étais la seule à le dire à l’époque – que contribuer à la chute de Bashar al-Assad revenait à autoriser Isis à prendre la Syrie.” Les parallèles sont faux, bien entendu. Alors qu’il était assez curieux de voir comment l’esprit délirant et inculte de Le Pen pouvait comparer le Liban avec la France et la Syrie avec l’Allemagne ex-nazie, la paix d’après-guerre en Europe a été conclue non pas face à un ennemi commun mais pour s’assurer que les Européens n’iraient plus jamais à la guerre.

Une ignorance crasse des réalités libanaises et syriennes

Mais Le Pen continua. “En Syrie, je pense que ceux qui ont misé leurs espoirs sur une opposition modérée et sans lien avec aucun intégrisme islamiste ont dû conclure que cette opposition, si elle existe, était dérisoire et ne pouvait pas fournir une alternative à Bashar Al-Assad. En géopolitique, vous devez souvent faire le choix du moins mauvais, et pour moi le moins mauvais est Bashar al-Assad. Je suis française et je considère qu’il n’était pas un danger pour la France.”

Les remarques de Le Pen étaient doublement douloureuses pour les Libanais. Tout d’abord, parce que les chrétiens du Levant, tout en étant dépendants de la protection d’Assad en Syrie, ne soutiennent pas nécessairement le gouvernement – en fait, des dizaines de milliers de chrétiens libanais continuent d’exiger la fin du régime d’Assad et détestent l’emploi du mot “dérisoire” utilisé par Le Pen. Deuxièmement, Le Pen a mis en évidence le côté très laid de la politique totalement compromise de l’Occident vis-à-vis d’Assad – exigeant à l’origine son renversement (ou promettant sa mort imminente) puis acceptant à contrecœur (une performance à la Boris Johnson à la commission des affaires internationales) qu’il reste au pouvoir. En d’autres termes, Assad serait le seul rempart contre le fondamentalisme islamiste en Syrie.

Le Pen pensait même que le Liban, qui supporte le poids d’un million de réfugiés syriens, devrait renvoyer ceux-ci chez eux dès que la guerre serait terminée. C’était une autre tentative de répandre sa nauséabonde politique anti-immigration au Liban. En fait Le Pen n’avait aucune idée du fait que des dizaines de milliers de Libanais sont étroitement liés aux Syriens et ont dans leurs familles des branches syriennes. En effet, une foule immense de libanais se considéraient eux-mêmes comme des Syriens avant que la bien-aimée France de Le Pen ne décide de séparer le Liban de la Syrie et de créer une frontière entre les deux territoires après la Première Guerre mondiale.

Tout cela était vraiment très étrange. Après tout, plusieurs partisans du FN se sont joints aux milices chrétiennes de droite pendant la guerre civile libanaise de 1975-à 1990, et l’un d’eux est actuellement un garde du corps pour Le Pen elle-même. Personne ne lui a-t-il donc suggéré que le Liban pourrait ne pas être le lieu idéal pour rejouer la comédie de la politique nationale française ? Ce n’est pas par hasard qu’un écrivain chrétien libanais a comparé son horrible gaffe sur la “protection” française à la septième croisade et à la charte solennelle du roi Louis IX qui avait promis aux chrétiens maronites du Liban “la protection spéciale que nous accordons aux Français eux-mêmes”.

Peut-être pensait-elle que le président Aoun était le protecteur spécial des chrétiens. Une autre idée étrange. En 1990, le alors général libanais Michel Aoun croyait être le président du Liban (non élu) et déclarait que le premier ministre Selim Hoss était le Ponce Pilate du Liban – suggérant ainsi que lui-même pourrait assumer un rôle plus élevé dans l’histoire biblique. Mais il s’est aussi permis une comparaison avec Napoléon quand il a lancé une “guerre de libération” contre les troupes syriennes au Liban, puis a couru se cacher dans la résidence de l’ambassadeur de France quand les Syriens ont pris d’assaut le palais Baabda. Interrogé par un journaliste dans son exil parisien pour savoir s’il ne se sentait pas responsable des soldats et des civils libanais tués lors de son précédent conflit avec la Syrie, il a répondu: “C’est la guerre”. Ce qui semblait plus qu’un peu fou… Quand il a finalement obtenu la présidence, ce type de sorties “à la Trump” ont brutalement cessé.

En partance pour l’Égypte ce mois-ci, Aoun a déclaré publiquement que le Hezbollah faisait partie de la défense du Liban contre Israël, puisque l’armée libanaise était “faible”. L’armée libanaise sera moins “faible” si elle recevait les 3 milliards de dollars d’armes promises par la France et payées par l’Arabie saoudite – mais pourquoi les sunnites saoudiens devraient-ils financer une armée qui, selon Aoun, devrait combattre aux côtés du Hezbollah chiite , qui combat aussi aux côtés des forces syriennes de Bashar al-Assad que les Saoudiens veulent justement renverser ?

L’affirmation d’Aoun était en totale contradiction avec la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies qui a placé les troupes de l’ONU sur la frontière libano-israélienne pour sauvegarder la souveraineté du pays. Lorsque le représentant de l’ONU à Beyrouth a fait part de son objection, on lui a répondu que le ministre libanais des Affaires étrangères – qui vient de se marier avec une des filles du président Aoun – refusait de le voir. Tout ceci avait échappé à Le Pen…

Mais une chose est certaine. A moins qu’elle ne devienne la présidente de la France – ce qui semble encore très peu probable – le président Assad de Syrie traitera Le Pen avec beaucoup de prudence. Lui et ses alliés – y compris la Russie – continuent à gagner leur guerre contre Isis, le Front al-Nusrah et d’autres combattants de l’opposition sans aucune aide de la France. Qui donc se soucie d’avoir le Front national à ses côtés ?

A1 * Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.

23 février 2017 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah