La « biosphère de guerre » : une conférence du Dr. Ghassan Abu-Sittah

Ramadan 2024 - Prière suivie par de jeunes enfants, sur fond de ruines... - Photo : via Middle East Eye

Par Ghassan Abu-Sittah

Le texte qui suit est la transcription d’une conférence présentée par le Dr. Ghassan Abu-Sittah le 11 février 2024, lors du deuxième Forum annuel sur la Palestine qui s’est tenu à Doha, au Qatar. La session intitulée « Les défis de la reconstruction de Gaza après l’agression » comprenait les conférenciers invités Ghassan El Kahlout et Ali Al-Za’tari. Le forum était organisé par l’Institut d’études palestiniennes et le Centre arabe de recherche et d’études politiques.

Le concept de « biosphère de guerre » est né de la reconnaissance du fait que la durée et la brutalité des guerres, ainsi que les crimes qui y sont associés, ont un impact durable sur les régions touchées, créant une « biosphère » dont les habitants sont dépendants pendant des décennies.

La guerre en cours à Gaza est l’une des plus cruelles de l’histoire, dépassant même la violence observée pendant la Seconde Guerre mondiale. Au sein de cette biosphère de guerre, des outils et des méthodes apparaissent pour transformer durablement la santé des habitants et perpétuer le mal qui leur est fait. La bande de Gaza s’est transformée en une biosphère de guerre globale, mieux décrite par l’intellectuel Achille Mbembe comme un « monde de mort ».

Si nous commençons par la destruction méthodologique du système d’eau et d’égouts, nous parlons de la destruction de cinq stations d’épuration, de soixante-cinq stations de pompage d’eau et d’un pourcentage stupéfiant de 70 % des logements. En outre, les services de soins prénatals et postnatals ont subi des dommages considérables et la malnutrition généralisée aggrave la situation.

Les conséquences sont énormes et affectent non seulement la santé immédiate, mais aussi le bien-être à long terme.

En outre, 10 000 martyrs se trouvent sous les décombres, leurs corps se décomposant et contribuant à une crise de contamination de l’environnement.

Il y a également 70 000 blessés.

Pour ceux qui ont besoin d’une intervention chirurgicale – dont certains n’ont besoin que d’une seule intervention – leurs blessures nécessitent des changements réguliers de pansement dans des cliniques sur une période de six semaines. Imaginez l’immense demande de soins médicaux découlant de ces 70 000 blessures.

Israël est en pleine furie meurtrière

Lors de la Grande Marche du Retour, 8 000 jeunes ont été blessés par des tireurs d’élite de l’armée israélienne. Leur parcours de réhabilitation s’est étalé sur quatre ans, avec une moyenne de neuf opérations chirurgicales par personne. Chacune de ces personnes a été blessée à un membre par un tireur d’élite.

Imaginez ces chiffres : traiter 70 000 blessés palestiniens par des opérations de chirurgie réparatrice et les réhabiliter par la kinésithérapie, et parmi eux, entre 5 000 et 6 000 enfants.

Les recherches menées par Mads Gilbert à la suite de la guerre de 2009 mettent en lumière les conséquences profondes auxquelles sont confrontés les enfants amputés pendant les guerres. Ces jeunes survivants ont besoin de 8 à 12 interventions chirurgicales jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge adulte.

Avant la guerre, 183 enfants de Gaza avaient besoin d’une amputation. Imaginez la fréquence à laquelle chacun de ces enfants, qui sont encore en pleine croissance, devra remplacer sa prothèse. Ils auraient besoin d’une nouvelle prothèse tous les six mois, ce qui est le cas de 5 000 enfants.

La biosphère de guerre englobe également les dommages continus causés par les bombes non explosées, qui représentent près d’un tiers des bombes larguées sur la région au cours d’une guerre.

Les destructions considérables causées par la guerre font des ravages dans l’économie de Gaza. La pauvreté, la malnutrition et la détérioration de la santé deviennent des problèmes persistants. En outre, l’effondrement du système médical de traitement des maladies chroniques non transmissibles (MNT), telles que le diabète, les maladies cardiaques et les maladies rénales, ajoute aux malheurs de la région.

Nous ne pouvons pas oublier les conséquences de l’assassinat délibéré de 340 médecins et infirmières, comme le Dr Hammam Alloh, martyr, qui repose en paix. Il lui a fallu 18 ans de formation pour devenir médecin consultant ; il a obtenu son diplôme de néphrologue consultant dans une université jordanienne.

Il s’agit de 340 spécialistes et consultants qui ont mis des années et travaillé dur pour atteindre le niveau d’éducation qu’ils avaient avant d’être pris pour cible et tués plusieurs années plus tard.

L’un des phénomènes les plus significatifs qui modifie considérablement la biosphère de guerre est la prolifération de bactéries résistantes aux antibiotiques, dont les hôpitaux israéliens se plaignent lorsqu’ils traitent des soldats israéliens revenant de Gaza.

Les métaux lourds présents dans les armes, comme le cobalt, le sélénium et le tungstène, sont l’une des causes de la transformation des bactéries de « sensibles aux antibiotiques » en « résistantes aux antibiotiques ».

Le revêtement extérieur des obus d’artillerie contient ces métaux lourds. Lorsque ces obus explosent, ils libèrent ces métaux dans l’environnement, ce qui induit des changements génétiques chez les bactéries et les fait évoluer vers des souches résistantes aux antibiotiques.

Les antibiotiques efficaces contre les infections bactériennes courantes coûtent environ 5 dollars le flacon. En revanche, le traitement des bactéries résistantes aux antibiotiques nécessite des médicaments spécialisés, une seule dose coûtant 300 dollars.

Cet écosystème doit être démantelé. S’il n’est pas démantelé, il persistera pendant des décennies.

Les biosphères de guerre sont évidentes dans des régions comme le Laos, l’Irak et le Cambodge. Des décennies après la fin des guerres, ces écosystèmes demeurent des facteurs déterminants pour la vie et la santé de leurs habitants.

Il ne suffit pas d’avoir un système médical palestinien, il faut aussi un système de santé. Ce système doit activement démanteler la biosphère de guerre.

La destruction méthodique de la guerre vise à transformer Gaza en une zone invivable. Lorsque les tirs cesseront, nous serons confrontés à une biosphère inhospitalière pour le vivant. Pour empêcher Israël d’imposer en paix ce qu’il n’a pu faire en guerre, nous devons mettre en place un système de santé solide, capable de démanteler cette biosphère résultant de la guerre.

Mes collègues médecins à Gaza sont épuisés et terrifiés par ce qui les attend

Dans la deuxième partie de cette conférence, j’approfondirai un aspect distinctif du mouvement de libération palestinien – un aspect qui a persisté des années 1950 à nos jours.

Il s’agit de la mise en place d’un système de santé, ou d’une lutte pour la santé, qui a constitué une partie essentielle de la lutte de libération palestinienne, d’une manière que l’on ne retrouve pas dans le Congrès national africain ou en Amérique latine.

Cela a commencé avec la clinique populaire du camp Al-Wihdat dans les années 1950, les expériences du Croissant-Rouge au Liban, le massacre de Tel al-Zaatar et les médecins qui ont servi pendant le siège de Beyrouth, jusqu’aux expériences des comités d’aide médicale et des comités de travail sanitaire pendant la première Intifada.

La mise en place d’un système de santé au sein d’un mouvement de libération favorise la solidarité et l’esprit de fraternité. Cela encourage la coopération entre les peuples et marque la lutte palestinienne d’une manière unique, à mon avis, par rapport à d’autres mouvements de libération.

Pendant les accords d’Oslo, la tentative de séparer le système de santé de la société palestinienne et d’établir un système médical autonome a eu des conséquences néfastes. Le système de santé s’est gravement détérioré.

Au départ, l’objectif était de sauvegarder la lutte pour la santé des Palestiniens, compte tenu des sacrifices consentis. Il faut donc envisager une stratégie pour ne pas revenir à la case départ et pour que la bande de Gaza passe d’une zone assiégée à une zone libérée.

Sachant qu’une zone libérée sert de plateforme pour la libération nationale, nous devons nous pencher sur le sort de la zone assiégée, victime de la guerre coloniale.

L’évolution rapide du contexte sanitaire dans la bande de Gaza nécessite une nouvelle approche en matière de priorités et de stratégies englobant non seulement le traitement médical, mais aussi des considérations sanitaires plus larges.

22 février 2024 – The Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah