« Un bout de papier qui a tout fait basculer »

26 septembre 2025 - Les enfants sont les plus vulnérables dans les guerres, accablés de responsabilités bien au-delà de leur jeune âge. Au lieu des pupitres d'école et des jeux d'enfance, ils font maintenant la queue en attente d'eau et de nourriture, et plus récemment, ils se sont retrouvés confrontés à des conditions des plus éprouvantes lors du déplacement forcé avec leur famille - Photo : Mahmoud Abu Hamda

Par Hassan Herzallah

Il était 2 heures du matin, nous étions assis dans la maison de ma tante à Rafah, et nous avons entendu le bruit des chars qui approchaient et des obus qui explosaient tout autour de nous.

Tout s‘est passé brusquement. Toute la famille s’est entassée dans une seule pièce, nous étions tous terrorisés. Nous avons attendu les premières lueurs de l’aube, sachant que nous allions bientôt revivre le même calvaire du déplacement.

Le déplacement forcé de nos maisons et de nos tentes vers l’inconnu est l’une des formes les plus tangibles de la souffrance causée par la guerre génocidaire menée par l’occupant contre Gaza.

La guerre génocidaire qui a débuté le 7 octobre 2023 ne ressemble à aucune autre guerre que nous ayons connue à Gaza. Au cours des 21 années qui se sont écoulées depuis que j’ai ouvert les yeux sur ce monde, nous avons subi les agressions incessantes de l’occupation israélienne, dirigée par un homme de 75 ans déterminé à effacer un peuple qui existe depuis des milliers d’années.

La première chose que l’occupant a faite au début de la guerre a été de procéder à des déplacements massifs, ce que nous n’avions jamais vu lors des guerres précédentes.

Des ordres d’évacuation ont été lancés dans tous les quartiers, l’occupant forçant tous les habitants de Gaza à quitter leurs maisons pour aller ailleurs, même si cela signifiait rester dans la rue.

Rafah, ma ville, a été la première à accueillir des milliers de personnes déplacées de toute la bande de Gaza.

Autrefois ville relativement peu peuplée, Rafah s’est soudainement retrouvée avec plus d’un million de résidents déplacés. L’occupant tente de confiner les gens dans une petite zone géographique afin de pouvoir poursuivre ses opérations criminelles ailleurs.

La guerre a éclaté alors que j’étais en début de deuxième année à l’université, et elle a entraîné la suspension de tous les cours. Pour occuper mon temps, j’ai commencé à faire du bénévolat dans des centres d’accueil, des écoles qui avaient été ouvertes pour héberger des dizaines de milliers de personnes déplacées à Rafah et dans le reste de la bande de Gaza.

J’ai commencé à enseigner aux enfants à écrire leur nom en arabe et en anglais, et je pouvais voir les sourires sur leurs visages lorsqu’ils terminaient chaque lettre et apprenaient à les prononcer.

J’ai également fait du bénévolat dans le service de nutrition pendant trois mois. Chaque matin, je retrouvais mon jeune ami Ahmed, un enfant de Rafah dont la maison avait été détruite, ce qui le forçait à vivre dans un centre d’accueil.

Étonnamment, lui et sa famille se retrouvaient hébergés dans la salle de classe où il avait auparavant étudié en cinquième, une salle de classe qui sert désormais de refuge et qui a vu passer des dizaines de milliers de personnes déplacées, et pas seulement Ahmed.

Chaque fois que je rentrais chez moi, je me demandais : est-ce que je ressens vraiment la souffrance des personnes déplacées, ou est-ce que je me contente de compatir avec elles ? Même si je vivais la guerre comme eux, cette question me hantait toujours lorsque j’étais allongé dans mon lit : viendra-t-il un jour où moi aussi je serai contraint de quitter ma maison ? Où irons-nous et que nous arrivera-t-il ?

Le 5 février 2024, jour de mon anniversaire, il est tombé des trombes d’eau tôt le matin. Je savais que les tentes de certains déplacés risquaient de s’effondrer et qu’ils ne pourraient pas supporter le froid glacial.

Nous les avons accueillis chez nous. Notre maison n’était pas grande et ne disposait pas de pièces supplémentaires, mais nous avons essayé d’aider autant que possible.

Je me souviens avoir fêté mon anniversaire avec mon jeune ami et sa famille ; nous avons même mangé des sucreries, malgré les bombardements et les tirs d’artillerie incessants.

Les jours et les mois ont passé, et Rafah est devenue la ville d’un million de personnes déplacées, si peuplée qu’il était presque impossible de marcher dans les rues. Pourtant, Rafah restait belle, avec ses habitants et ses nouveaux arrivants.

Tract israélien ordonnant l’évacuation vers un secteur très cnfiné de Gaza – Photo : Hassan Herzallah

Début mai 2024, nous avons entendu des rumeurs concernant une opération menée par l’occupant, qu’il qualifiait d’« opération limitée », mais personne n’y a cru. Comment l’occupant aurait-il pu entrer dans une ville comptant plus d’un million de personnes déplacées ? Il semblait impossible que le monde permette une telle chose.

À 8 heures du matin, le 6 mai, lorsque je me suis réveillé, j’ai entendu du bruit dehors. Je suis sorti et j’ai vu tous les hommes du quartier rassemblés, en train de discuter, mon père parmi eux. Je me suis approché de lui et lui ai demandé ce qui se passait, et il m’a répondu qu’il s’agissait de « l’opération limitée ».

Je n’arrivais pas à le croire, et d’ailleurs, à l’époque, je ne pouvais pas comprendre de quoi il s’agissait. J’ai recommencé à me poser la question que je m’étais toujours posée lorsque j’étais allongé dans mon lit : viendra-t-il un jour où nous serons nous aussi contraints de quitter notre maison ? Mais à l’époque, je n’avais pas de réponse.

En quelques minutes, pour la première fois, nous avons commencé à voir des tracts ordonnant l’évacuation tomber sur le quartier où nous vivions. Nous avons commencé à voir des camions venir charger les affaires de nos voisins, et à ce moment-là, mon père nous a dit d’essayer d’emporter les choses les plus importantes avec nous.

J’ai emballé quelques vêtements, mon livre et la bague qui appartenait autrefois à mon ami martyr, ainsi que les affaires essentielles de mes frères et sœurs.

Ma mère pleurait en disant : « Je ne quitterai pas ma maison » ; elle était déterminée à rester. Ma sœur aînée, Alaa, était terrifiée et voulait que nous partions le plus vite possible, tandis que mes jeunes frères et sœurs, Muhammad et Malak, pleuraient en silence.

Malgré le fracas des obus qui explosaient partout, ma famille ne se résolvait pas à quitter notre maison.

Après plusieurs heures, la nuit est tombée et nous nous sommes retrouvés seuls dans le quartier, tout le monde était parti et nous ne savions pas quoi faire.

Cette nuit-là fut loin d’être normale, car plusieurs maisons de notre quartier ont été détruites. Nous étions tous blottis dans un coin, paralysés de terreur par le fracas des bombes qui tombaient de tous les côtés, et le grondement des chars qui roulaient toute la nuit.

Le soleil s’est levé et nous n’avions pas dormi une seule minute. J’ai convaincu ma mère que nous ne pouvions pas rester chez nous et j’ai appelé un ami pour qu’il vienne nous chercher avec nos affaires.

En raison de l’afflux massif de personnes déplacées, les camions étaient déjà remplis de familles et de leurs affaires, et nous n’avons pas trouvé de camion pour nous emmener.

Après de nombreuses tentatives, notre seule option était de chercher une voiture qui pourrait nous transporter avec seulement quelques sacs, laissant tout le reste derrière nous.

Ce jour-là, nous avons quitté notre maison, et pas seulement quatre murs, mais toute une vie.

Alors que nous étions assis dans la voiture, le chauffeur nous a demandé : « Où allez-vous ? Où allez-vous vous rendre ? » Mais nous n’avions pas de destination précise. Entre le moment où l’ordre d’évacuation a été donné dans notre quartier et celui où nous avons été contraints de partir, nous n’avions tout simplement pas eu le temps de décider où nous allions.

Tout ce que nous savions, c’est que nous partions vers l’inconnu.

Tous mes proches à Rafah vivaient également le déplacement ce jour-là, et le seul endroit où nous pouvions aller était al-Mawasi, à l’ouest de Khan Younis.

En nous y rendant, nous avons vu devant nous des dizaines de camions remplis de personnes épuisées au regard vide, qui ne savaient pas où elles allaient.

Lorsque nous sommes enfin arrivés, nous n’avons trouvé qu’un terrain vague, sans aucun signe de vie, ni rien de ce qui est nécessaire pour survivre. Nous n’avions même pas de tente, alors nous sommes allés dans celle d’un ami que je connaissais.

Ma famille est restée là pendant que mon père et moi allions acheter une tente, puis nous sommes revenus pour la monter. Une tente au bord de la mer… Mais loin d’être heureux, nous étions profondément choqués : nous avions quitté notre maison, nous nous retrouvions dans un endroit impropre à la vie humaine et nous devions essayer de survivre dans une simple tente en tissu, qui abritait toute notre famille sous la chaleur torride de l’été.

Les jours passaient, et la vie dans une tente à al-Mawasi n’avait rien à voir avec celle que nous connaissions.

7 décembre 2024 – Des Palestiniens contemplent les dégâts causés par une frappe aérienne israélienne qui a visé une zone résidentielle du camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de Gaza, tuant plus de 40 personnes. Les attaques génocidaires des forces coloniales israéliennes sur Gaza ont tué au moins 44 612 Palestiniens, des milliers d’autres étant toujours portés disparus, et ont détruit ou endommagé au moins 87 % des logements – Photo : Yousef Al-Zanoun / Activestills

Quitter notre maison n’était que le début, le plus difficile était de faire face à cette vie qui nous avait été imposée. Depuis notre déplacement, nous étions complètement coupés d’Internet depuis plus de 26 jours, ce qui nous donnait l’impression de vivre dans un espace isolé du reste du monde.

La vie quotidienne était difficile : il fallait trouver de la nourriture et de l’eau, affronter la chaleur torride de la journée et le froid glacial de la nuit. Chaque instant nous rappelait que cette réalité n’était pas celle que nous avions choisie et que survivre était devenu un combat permanent, tout aussi difficile que le déplacement lui-même.

À chaque déplacement, nous perdions davantage de nos biens. Lors de notre dernier déplacement, nous n’avons pu emporter que quelques documents importants et un seul sac. Nous ne pouvions rien transporter d’autre.

À chaque fois, nous devons repartir de zéro. À chaque perte, nous nous sentions de moins en moins en sécurité et de plus en plus angoissés. La difficulté était notre compagne constante tout au long de ces déplacements.

Le plus dur dans le déplacement, c’est que chaque seconde compte. Nous devions organiser nos ressources limitées et gérer les moments de panique et de peur au sein de ma famille.

Lorsqu’un cessez-le-feu a été annoncé à la mi-janvier de cette année, nous sommes retournés à Rafah dans la maison d’un parent, car notre propre maison avait été détruite. Chaque jour, j’y retournais pour essayer de récupérer certaines de nos affaires sous les décombres.

Au bout de deux mois, à la mi-mars, la guerre génocidaire a repris du jour au lendemain. Nous avons été encerclés par des chars et, le lendemain matin, nous avons été à nouveau déplacés vers al-Mawasi sans rien, perdant non seulement nos biens actuels, mais aussi tout ce que j’avais réussi à récupérer dans notre maison bombardée.

Plus tard, en juillet, nous avons également été contraints de quitter al-Mawasi, au cœur de la zone que l’occupant avait qualifiée de « sûre ».

Au cours de l’un de ces déplacements, nous avons dû partir au milieu de la nuit parce que des chars étaient entrés dans notre zone, perdant une fois de plus tout ce que nous possédions. Ma famille a appris à monter des tentes, sachant qu’à tout moment, nous pouvions tout perdre et être contraints de partir à nouveau.

Je garde toujours sur moi la clé de mon ancienne chambre. Elle témoigne de la maison que j’avais autrefois et du sentiment de sécurité que j’éprouvais alors.

Ce déplacement continu rappelle la première Nakba de 1948, lorsque l’expulsion massive des Palestiniens a commencé, une catastrophe dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.

Pour moi, la deuxième Nakba a eu lieu le 6 mai 2024, lorsque nous avons été contraints, sous les bombardements, de quitter Rafah, ma ville qui était devenue un refuge pour plus d’un million de personnes déplacées.

En une seule journée, à cause d’un simple bout de papier, nous avons quitté nos maisons et tout ce que nous possédions pour nous installer dans des lieux impropres à la vie humaine.

Mais le déplacement ne s’est pas arrêté là ; aujourd’hui, nous vivons ce que l’on peut qualifier de troisième Nakba à Gaza, alors que l’occupant tente de concentrer des centaines de milliers de personnes dans une zone minuscule.

Al-Mawasi et Khan Younis sont surpeuplées, et d’autres villes comme Deir al-Balah et Nuseirat ne peuvent plus accueillir personne.

Certaines familles n’ont eu d’autre choix que de planter leurs tentes dans des cimetières ou au milieu de la rue.

Ces circonstances ont transformé nos vies en une lutte quotidienne pour la survie. Il ne s’agit plus seulement de perdre son foyer, mais de lutter contre les bombardements constants, la faim croissante et l’effondrement de l’économie.

Mes amis, qui ont été déplacés à plusieurs reprises, sont toujours piégés dans la ville de Gaza, se déplaçant d’un endroit à l’autre sans savoir comment ils vont continuer à vivre, tandis que chaque nouveau jour devient une épreuve plus difficile à endurer.

Aujourd’hui à Gaza, alors que cette catastrophe d’origine humaine se poursuit, nos rêves sont devenus douloureusement simples : trouver un endroit sûr où dormir, de la nourriture pour rester en vie et la réponse à une question qui reste sans réponse à ce jour : quand notre soleil se lèvera-t-il à nouveau ?

17 octobre 2025 – The Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

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