Le rapport à l’Occident : comment échapper aux contradictions

Irak - Père de famille numéroté par un soldat américain avant d'être emmené par les troupes d'occupation - Photo : Yuri Kozyrev

Par Romana Rubeo, Ramzy Baroud

Au point culminant des manifestations de masse en Égypte le 25 janvier 2011, Twitter, Facebook et d’autres plateformes de médias sociaux occidentales semblaient être les outils les plus précieux pour la révolution égyptienne.

Bien que certains observateurs aient par la suite contesté l’utilisation des termes « révolution Twitter » ou « révolution des médias sociaux », on ne peut nier le rôle central de ces plateformes dans le débat autour des événements qui ont tenté de redéfinir les structures du pouvoir en Égypte.

Il n’est guère surprenant que, le 26 janvier de la même année, le régime égyptien ait décidé de bloquer l’accès aux médias sociaux dans une tentative désespérée d’empêcher la propagation des manifestations.

Twitter, Google et d’autres plateformes ont rapidement réagi en « établissant un système qui permet aux utilisateurs de continuer à publier des tweets de 140 caractères malgré la fermeture d’Internet en Égypte », a rapporté France24.

Il semble que les entreprises technologiques basées aux États-Unis souhaitaient vivement le départ d’Hosni Moubarak et de son régime. En effet, leur action était très élaborée et bien coordonnée :

La solution proposée par les deux géants de l’Internet s’appelle « speak-to-tweet » et permet aux gens de publier des mises à jour sur le célèbre site de microblogging en laissant un message sur une boîte vocale.

Le service est gratuit, Google offrant aux utilisateurs trois numéros de téléphone internationaux », écrit France24, qui donne les numéros actuels aux États-Unis, en Italie et à Bahreïn.

Evidente dichotomie

L’ironie est inéluctable. Comment ces soi-disant « plateformes de médias sociaux révolutionnaires » peuvent-elles faire partie de la même structure occidentale qui se consacre à l’attaque et à la censure des ennemis de Washington, tout en mettant en avant les alliés souvent corrompus des États-Unis ?

Si certains choisissent d’ignorer cette dichotomie flagrante, on ne peut pas être aussi crédule.

Ce sujet nous questionne encore plus lorsque nous considérons la guerre contre les opinions palestiniennes et pro-palestiniennes sur ces mêmes plateformes de médias sociaux.

Alors que les militants palestiniens et pro-palestiniens sont fréquemment interdits, bloqués et censurés pour avoir rejeté l’occupation militaire israélienne et l’apartheid en Palestine, la propagande israélienne est autorisée à prospérer sur les médias sociaux, sans aucune entrave.

Il ne s’agit pas d’un phénomène propre aux médias sociaux.

Le fait est que l’attitude des entreprises de médias sociaux à l’égard des bouleversements dans le monde arabe était conforme aux vues des États-Unis ; en fait, des sociétés occidentales – gouvernements, médias grand public et même sondages d’opinion.

Alors que certains – en fait, beaucoup – voulaient sincèrement soutenir une poussée populaire pour la démocratie au Moyen-Orient, les gouvernements et leurs alliés des médias savaient qu’apparaître comme étant du « bon côté de l’histoire » leur donnerait l’espace géopolitique nécessaire pour influencer les objectifs et, en fin de compte, les résultats de ces révoltes.

La Libye a payé le plus lourd tribut à cette croisade occidentale intéressée.

Mais lorsque les révoltes ont largement échoué à créer le changement majeur que les masses arabes avaient espéré, les gouvernements occidentaux ont été les premiers à réincorporer les régimes arabes post-révoltes dans l’étreinte de la prétendue communauté internationale.

Les véritables objectifs de l’Occident

Pour Washington et ses alliés occidentaux, cet exercice n’avait pas grand-chose à voir avec la démocratie, les droits de l’homme et la représentation politique, mais tout à voir avec les nouvelles opportunités, la géopolitique et la pertinence régionale.

En soutenant les révoltes, l’Occident voulait s’assurer que le discours politique qui en résulterait au Moyen-Orient ne serait tout simplement pas anti-occidental. Et, malheureusement, ils y sont en partie parvenus, du moins en créant une apparente séparation entre les régimes corrompus et les puissances coloniales qui avaient soutenu leur corruption.

Bien que certains se soient efforcés d’articuler un discours reliant les auteurs de l’oppression – par exemple, Moubarak – et ceux qui avaient rendu cette oppression possible – ses alliés occidentaux -, ces tentatives n’ont guère eu de succès par rapport au discours dominant dicté par l’Occident.

En effet, le discours anticolonial n’a pas été autorisé à entacher ce que l’Occident voulait dépeindre comme une rhétorique purement « pro-démocratique », qui n’a pas de contexte politique ou historique allant au-delà de la version simplifiée du « printemps arabe ».

C’est précisément la raison pour laquelle le New York Times, Twitter et la Maison Blanche – ainsi que de nombreuses autres parties occidentales – ont fini par répéter la même ligne politique et reprendre le même langage, tout en supprimant toutes les autres interprétations possibles.

Depuis lors, le discours politique au Moyen-Orient est truffé de contradictions. Par exemple, certains de ceux qui ont rejeté la guerre et le génocide américains en Irak en 2003 ont ensuite rejoint le chœur des interventionnistes en Syrie lors du soulèvement post-2011 qui s’est transformé en guerre civile.

Il ne se passe pas un jour sans que les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux ne soient appelés par un groupe arabe de défense des droits de l’homme ou une organisation de défense des droits civils à faire pression sur tel ou tel régime, à libérer des prisonniers politiques, à bloquer des fonds, etc…

Etrangement, Washington serait devenu le principal artisant de la guerre et de la paix, du chaos et de la stabilité au Moyen-Orient. Le violateur impénitent de nos droits de l’homme est devenu, du moins pour certains d’entre nous, notre « champion » des droits de l’homme.

Mais il ne s’agit pas d’un simple cas de contradictions malheureuses. C’est le résultat d’une volonté délibérée.

Malheureusement, les révoltes arabes ont été largement étouffées ; les anciens régimes se sont réinventés et sont de nouveau aux affaires, avec le soutien direct et le financement des gouvernements occidentaux.

Nos propres contradictions

Mais une autre voie est-elle possible ou sommes-nous tout simplement pris au piège ?

Nous avons réfléchi à tout cela lors de la conférence des BRICS qui s’est tenue à Johannesburg, en Afrique du Sud, du 22 au 24 août.

Sans minimiser les contradictions internes entre les principaux pays qui ont créé le groupe des BRICS – le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et, plus tard, l’Afrique du Sud – ou les nouveaux venus – l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Égypte, l’Argentine, les Émirats arabes unis et l’Éthiopie -, on ne peut s’empêcher de réfléchir à un monde sans la domination des États-Unis et de l’Occident.

Pour la première fois depuis l’effondrement de l’Union soviétique et le démantèlement du Pacte de Varsovie, il semble y avoir une véritable dynamique politique mondiale qui n’émane pas de l’Occident et de ses laquais et représentants régionaux.

Sans alternative viable pour le changement, nous avons été pris pendant des décennies dans ces contradictions apparemment inéluctables : nous critiquons le colonialisme, le néocolonialisme et l’impérialisme occidentaux, tout en faisant appel aux valeurs morales de l’Occident ; nous continuons à appeler au respect du droit international, bien que nous soyons pleinement conscients de la manière dont les « lois internationales » ont été conçues, sont interprétées et mises en œuvre.

En bref, nous voulons que l’Occident nous laisse tranquilles, tout en l’implorant de venir à notre secours ; nous subissons les conséquences des guerres occidentales et nous fuyons vers l’Occident en tant que réfugiés en quête d’espoir.

Nous avons fait l’expérience de cette dichotomie à de nombreuses reprises par le passé – en Irak, en Syrie, en Afghanistan et dans toutes les régions du Moyen-Orient – en fait, dans le Sud global.

En réalité, la contradiction n’est guère occidentale ; elle est entièrement nôtre. L’Occident a rarement tenté de se présenter autrement que comme une entité politique motivé par de simples intérêts économiques, géopolitiques et stratégiques.

L’exploitation par l’Occident des droits de l’homme, de la démocratie, etc… n’est que la continuation d’un vieil héritage colonial qui s’étend sur des siècles. Le public cible de ce double langage n’a jamais vraiment été les colonisés, mais les entités coloniales elles-mêmes.

Affirmer que l’Occident a changé, est en train de changer ou est capable de changer, ne repose sur aucune base historique ni aucune preuve.

Le cas de la Palestine

Le cas de la Palestine reste l’exemple le plus frappant de l’hypocrisie occidentale et de notre propre crédulité. Sans l’Occident, Israël n’aurait jamais été créé ,et sans le soutien et la protection de l’Occident, Israël n’aurait jamais continué à exister en tant que puissance militaire et régime d’apartheid.

Plus de cent ans après que les Britanniques ont cédé la Palestine aux sionistes, 75 ans de conquête et de violence israéliennes et plus de cinquante ans d’occupation militaire israélienne de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de Gaza, l’Occident reste le plus grand soutien et bienfaiteur d’Israël.

Ces titres très récents devraient illustrer notre propos :

  • Un tribunal néerlandais accorde l’immunité aux dirigeants israéliens contre les accusations de crimes de guerre.
  • Le Royaume-Uni critiqué pour s’être opposé à la décision de la CIJ (Cour internationale de justice) sur l’occupation israélienne de la Palestine
  • Biden envoie son principal conseiller discuter avec le prince héritier saoudien de la normalisation des relations avec Israël.

Tout cela se passe alors qu’Israël est devenu un véritable régime d’apartheid et que les crimes de guerre israéliens en Cisjordanie sont les plus graves, au moins depuis 2005.

Et il n’y a aucun signe d’amélioration pour les Palestiniens, puisqu’Israël est désormais dirigé par des coalitions gouvernementales dont les ministres nient catégoriquement l’existence même des Palestiniens et appellent sans cesse au génocide et à la guerre de religion.

Oui, l’Occident continue de financer, de protéger et de défendre cette entité raciste et d’apartheid contre toute possibilité de devoir rendre des comptes devant la justice.

Et les grands médias occidentaux et la plupart des plateformes de médias sociaux continuent de censurer les voix palestiniennes, comme si la quête palestinienne de justice était indigne et, en fait, offensante pour les sensibilités occidentales.

La voie à suivre

En fin de compte, ni les BRICS seuls, ni aucun autre organisme économique ou politique ne nous sauveront de nos propres contradictions.

Les nouvelles formations politiques du Sud devraient cependant servir de point de départ pour affronter notre dichotomie, au moins en réalisant qu’un monde riche en potentiel, en alliés possibles et en idées nouvelles, s’étend au-delà des limites de Washington et de Bruxelles.

Dans le Sud global, nous devons explorer ces nouvelles marges et possibilités, et aller de l’avant vers un changement réel, substantiel et durable. Implorer l’Occident de nous aider ne peut être notre stratégie, car l’histoire nous a appris, à maintes reprises, que nos tortionnaires ne peuvent être nos sauveurs.


4 septmebre 2023 – RamzyBaroud.net – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah