« En quittant Gaza, j’ai su que j’avais grandi dans un camp de concentration »

15 novembre 2012 - Jihad Masharawi, rédacteur photographe à BBC Arabic, et son épouse Ahlam pleurent lors des funérailles de leur fils Omar, âgé de 11 mois, tué la veille lorsqu'un missile israélien a frappé leur maison à Gaza - Photo : Majdi Fathi

Par Abdalrahim Abuwarda

Ayant grandi à Gaza, je ne réalisais pas que le siège sous lequel je vivais n’était pas normal et que les autres ne vivaient pas sous une perpétuelle menace de mort. Ce n’est qu’après mon départ que j’ai compris que j’avais grandi dans un camp de concentration et que cela avait façonné ma vie.

J’avais environ dix ans lorsque j’ai vu pour la première fois la mort passer dans la rue comme un voisin.

Je jouais devant notre maison à Gaza, comme tous les enfants lorsqu’il n’y a pas de parc. Je donnais des coups de pied dans une canette de soda écrasée comme si c’était un ballon de football. L’air était doux, c’était le genre d’après-midi où le soleil est clément et où l’on oublie, l’espace d’un instant, que l’on vit sous occupation. Puis je l’ai entendu. Au début, ce n’était qu’un bruit faible, comme un tambour lointain. Des pas, nombreux et rythmés.

De la poussière a commencé à s’élever au bout de la route.

Je me souviens avoir entendu des voix avant de voir des visages. Une vague de chants a déferlé sur moi, des mots que je ne comprenais pas, entrecoupés par le rythme des pas. Pendant quelques secondes, j’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’un mariage. À Gaza, les chants et les haut-parleurs peuvent signifier la joie ou la tristesse, et quand on est enfant, on ne sait pas toujours distinguer les deux.

La foule s’est rapprochée. Les hommes remplissaient la rue, serrés les uns contre les autres, avançant avec une sorte de détermination pesante. Au milieu d’eux, bien au-dessus des têtes, j’ai vu un corps enveloppé de blanc.

Ils ne marchaient pas comme des gens qui se rendent au marché. Ils défilaient. Le corps bougeait avec eux, soulevé par les bras, se balançant légèrement à chaque pas. Je me suis figé au milieu de la route. De la poussière collait à mes jambes. L’air sentait le sable et la sueur. Quelqu’un près de moi a murmuré le mot « chahid ».

Un martyr.

Je ne savais pas ce que cela signifiait. Je savais seulement qu’un être humain passait devant moi et que personne ne semblait surpris.

Certaines personnes se sont jointes à la marche. D’autres regardaient depuis leurs fenêtres. Les chants devenaient de plus en plus forts. Je me souviens m’être senti tout petit, comme si la foule allait m’engloutir. Puis, soudain, je me suis mis à courir.

J’ai sprinté jusqu’à la maison, le cœur battant à tout rompre, mes pantoufles claquant contre le sol. J’ai enfoncé la porte et j’ai demandé à mon père ce qui se passait. Il m’a répondu qu’il s’agissait du cortège funèbre d’un martyr, un jeune homme abattu par des soldats israéliens parce qu’il jetait des pierres, parce qu’il manifestait, parce qu’il voulait la liberté et une vie décente.

Mon père m’a répondu tout naturellement, comme s’il parlait de la météo.

Le mot « martyr » s’est ancré dans mon esprit bien avant que je ne comprenne la politique ou le droit international. Les cortèges funéraires de ce type ont fait partie du décor de mon enfance. Ils passaient si souvent dans nos rues qu’ils avaient cessé d’être troublants. On pouvait être en train de faire ses devoirs, d’acheter du pain ou de rendre visite à un parent, et quelque part au loin, on entendait les chants commencer et on savait qu’un autre corps était transporté à travers la ville.

15 novembre 2012 – Un médecin de l’hôpital al-Shifa de Gaza utilise la lumière de son téléphone portable pour vérifier les signes vitaux de Haneen Tafish, une fillette d’un an originaire du quartier d’al-Zeitoun, gravement blessée, le deuxième jour d’une offensive israélienne massive contre Gaza – Photo : Anne Paq

À un certain moment, la mort a cessé d’être un événement pour devenir une habitude.

Des années plus tard, une autre scène s’est gravée dans ma mémoire. J’étais alors au lycée. C’était fin décembre 2008, au début d’une des grandes offensives contre Gaza.

Ce jour-là, je suis sorti de l’école et je me suis rendu, non pas chez mes parents, mais à l’appartement de ma sœur qui venait de se marier. J’y suis allé comme n’importe quel petit frère l’aurait fait : pour voir comment elle était installée dans son nouveau foyer et surtout, à vrai dire, pour manger des baklavas.

À Gaza, les mariages sont synonymes de sucreries. Même dans la pauvreté, les gens empruntent de l’argent pour acheter des chocolats et des pâtisseries pour les invités. C’est une façon de montrer qu’il y encore de la joie.

Je suis arrivée à son immeuble, j’ai monté les escaliers et je me suis assis sur le canapé du nouveau salon. La maison sentait encore la peinture fraîche et les meubles neufs. Ma sœur souriait. Il y avait un plateau de friandises. Je me souviens encore du goût du baklava, du sirop et de la pistache, qui est resté dans ma bouche.

Puis la première bombe a explosé.

Le bruit était différent de tout ce que j’avais entendu auparavant. Il n’était pas seulement fort. Il était lourd. Il a secoué toute la maison. Les portes se sont ouvertes brusquement. Les fenêtres ont volé en éclats. Le verre a explosé à l’intérieur, recouvrant le sol. Nous nous sommes tous jetés au sol, sans le vouloir. Mes oreilles bourdonnaient. L’air avait un goût de poussière et de métal.

Pendant quelques secondes, j’ai eu l’impression que le monde s’écroulait, et je ne savais pas si la prochaine bombe allait nous tomber dessus.

Ma sœur a crié. Son mari a essayé de la calmer, mais son visage était pâle. Je me souviens que tout mon corps tremblait. Dehors, d’autres explosions ont retenti. La maison qui était « neuve » quelques minutes plus tôt était défigurée, ses fenêtres soufflées, ses sols propres recouverts d’éclats et de poussière.

Dans chaque guerre, il y a un moment où votre esprit passe de « cela pourrait arriver » à « cela est en train d’arriver ». C’est ce qui m’arrivait.

Je voulais retourner chez mes parents. Ma sœur ne voulait pas que je parte, car nous ne savions pas où les bombes allaient tomber. Je suis resté là pendant une heure, le cœur battant à tout rompre, écoutant le bruit des frappes lointaines, me demandant si ma famille savait où j’étais. Ma sœur a alors appelé mon père pour lui dire que j’étais en sécurité avec elle.

Finalement, quand les bombardements ont cessé, j’ai couru chez moi à travers des rues qui me semblaient différentes de celles que j’avais empruntées le matin même.

Il m’a fallu des années pour comprendre que ces scènes n’étaient pas seulement ce qu’on appelle des « souvenirs de guerre » ou « une vie difficile ». Elles faisaient partie du quotidien d’un endroit conçu pour garder les gens dedans et sous bonne garde.

Je ne connaissais pas les termes « prison à ciel ouvert » ou « camp de concentration ». Je savais seulement que les rues de mon monde était remplies de corps, que le sol était tout le temps jonché de verre et qu’il y avait dans les yeux de mon père, un silence que je n’arrivais pas à déchiffrer.

Plus tard, bien plus tard, j’ai trouvé les mots.

Human Rights Watch a publié un rapport marquant les quinze ans du blocus et a clairement déclaré que le blocus « piégeait » plus de deux millions de Palestiniens dans une petite bande côtière, transformant Gaza en prison à ciel ouvert.

Le Conseil norvégien pour les réfugiés a décrit Gaza en des termes similaires, tout comme War Child, qui partage les témoignages d’enfants palestiniens qui ont l’impression de grandir dans une prison sans toit. Les experts de l’ONU ont renchéri et décrit l’ensemble du territoire occupé comme un système d’emprisonnement à ciel ouvert, en qualifiant Gaza de « prison à ciel ouvert moderne ».

Quand j’ai lu ces mots, le camp de concentration était déjà là, tout autour de moi. Je n’étais qu’un enfant qui grandissait à l’intérieur.

Le blocus n’est pas entré dans ma vie sous la forme d’un grand titre de journal. Il y est entré à travers la respiration de mon père.

J’étais au lycée quand cela a commencé. Les gens parlaient de « al hisar », le siège, comme s’il s’agissait d’un terme parmi tant d’autres dans le long dictionnaire des souffrances palestiniennes. Au début, je ne comprenais pas vraiment ce que cela signifiait. Je comprenais seulement que le monde de mon père s’effondrait.

Avant le blocus, il travaillait dans le bâtiment. Il importait des matériaux de construction à Gaza, en particulier du ciment. Il traitait avec les fournisseurs, les camions, les postes-frontières. Son travail n’était pas facile, mais il gagnait sa vie. Il pouvait subvenir aux besoins de ses huit enfants, de sa femme et de sa mère. Il en était fier.

Puis les frontières se sont renforcées.

Le ciment a cessé d’arriver. Les restrictions se sont succédé, les permis ont été refusés les uns après les autres, jusqu’à ce que toute son activité disparaisse. Il n’y a pas eu d’annonce officielle. Personne, aucun représentant du gouvernement, n’est venu chez nous pour nous dire : « À partir de maintenant, votre père ne travaillera plus, votre famille n’aura plus de revenus stables, votre avenir se réduira à la largeur de cette bande de terre ».

Tout s’est simplement arrêté.

Beaucoup plus tard, lorsque j’ai commencé à lire des économistes comme Sara Roy, j’ai vu l’histoire de mon père se transformer en données. Elle appelle cela le « dé-développement », une politique délibérée qui rend impossible toute vie économique normale et transforme une société productive en une société dépendante.

Dans ses livres sur Gaza, elle montre que les fermetures et les restrictions ne sont pas des effets secondaires. Elles sont voulues. En lisant ses travaux, j’ai vu les épaules de mon père dans chaque graphique sur le chômage et chaque paragraphe sur l’industrie détruite.

Notre maison était petite. Trois chambres étroites et un salon qui ne méritait pas son nom. Au début, je partageais ma chambre avec mon frère, qui a cinq ans de plus que moi. En grandissant, il a eu besoin de son propre espace. Je l’ai compris. Je n’avais nulle part où aller, alors j’ai déplacé mon matelas dans le salon. C’est devenu ma chambre.

L’ordinateur de mon père se trouvait également dans le salon.

À partir du jour où le blocus a commencé, une nouvelle routine s’est installée dans notre maison. Chaque matin, après la prière de l’aube, il s’asseyait devant l’ordinateur et regardait les actualités. C’était avant que les réseaux sociaux ne prennent une place centrale. Il passait des sites locaux aux actualités en hébreu, essayant de voir les décisions qui régissaient nos vies.

Je me réveillais dès qu’il allumait l’ordinateur. La lumière de l’écran traversait la pièce sombre. Je ne lui disais pas que j’étais réveillé. Je restais allongé sur mon matelas, le dos tourné vers lui, à l’écouter.

Il parlait rarement, mais je pouvais entendre sa respiration. De longues expirations. De courtes inspirations. Parfois, un petit son, pas même un mot, juste quelque chose comme « ah ! » qui lui échappait avant qu’il ne se reprenne. J’attendais une phrase qui ne venait jamais. Il n’a jamais dit : « Les points de passage sont ouverts. » Ni : « Le ciment est à nouveau autorisé. » Ni : « Les choses vont redevenir comme avant ».

Jour après jour, il espérait une bonne nouvelle. Jour après jour, ses espoirs étaient déçus.

Je ne connaissais pas encore les termes « punition collective » ou « étranglement économique ». Je n’avais que l’image des épaules de mon père qui se voûtaient avec le temps. Je ne me souviens pas l’avoir vu détendu ou sans problème d’argent après le début du blocus. Son visage est devenu plus grave, sa patience moins grande, son sourire plus rare.

Il n’était pas malade. Il n’était pas faible. C’était un homme qui ne pouvait plus remplir son rôle dans un endroit où tout était fait pour qu’il ne puisse pas le remplir.

Nous étions huit enfants. À moment donné, quatre d’entre nous étaient à l’université en même temps. Les frais de scolarité, les livres, les transports, les dépenses quotidiennes, tout reposait sur un homme dont l’entreprise avait été détruite non pas par le marché, mais par les politiques de l’Occupation.

Il a essayé différentes choses. De petits projets. De nouvelles idées. À chaque fois, il espérait que cela fonctionnerait. À chaque fois, les mêmes obstacles se dressaient. Fermetures. Pénuries. Une économie anéantie dans un endroit déjà anéanti.

L’échec ne signifiait pas qu’il ne faisait pas assez d’efforts. Cela signifiait que la cage remplissait son office de cage. Des chercheurs comme Sara Roy appellent cela : rendre Gaza « invivable ». Les rapports des groupes de réflexion parlent de politiques qui « rendent Gaza invivable ». Je n’avais pas eu besoin de leurs mots pour comprendre que notre salon, avec son écran d’ordinateur lumineux et l’homme silencieux assis devant dans l’obscurité, étaient les victimes de cet odieux projet.

13 novembre 2025 – « Parce que je crois que l’art est le seul compagnon des enfants au milieu des décombres, nous avons aujourd’hui mené une activité intitulée ‘Les âmes qui nous manquent’ dans le cadre de mon travail au sein du projet ‘L’Art à partir des ruines’. Mes jeunes élèves ont été témoins à maintes reprises de la perte d’êtres chers : certains ont perdu toute leur famille, d’autres un frère ou une sœur. Ces scènes déchirantes se sont répétées des centaines de fois à travers la bande de Gaza. Malgré tout, les élèves ont trouvé de la joie à exprimer leurs émotions et à créer de nouvelles œuvres d’art. Ensemble, nous avons véritablement créé « l’art du cœur des décombres » – Photo : Nada Rajab

Je ne pense pas qu’il ait jamais cessé de chercher des informations sur les passages frontaliers. Il a simplement arrêté de parler de ce qu’il voulait reconstruire.

Ce n’est pas seulement mon père qui a changé. L’atmosphère autour de nous a changé. Avant le blocus, la vie à Gaza n’était jamais « normale », mais les gens imaginaient encore l’avenir. Ils parlaient de travailler en Israël, de trouver un moyen d’étudier à l’étranger ou d’économiser pour construire une maison.

Après le blocus, ces rêves ressemblaient de plus en plus à de la fiction. Les gens ont cessé de faire des projets à long terme. On ne peut pas planifier dix ans à l’avance quand on ne sait pas si l’on aura de l’électricité demain. On ne peut pas planifier une vie qui va de l’avant quand toutes les issues sont bloquées.

Human Rights Watch et B’Tselem décrivent cette réalité en termes juridiques. Ils parlent d’un régime de « fermeture » qui contrôle qui et quoi entre ou sort, comment les matériaux sont rationnés, comment même les malades et les étudiants sont empêchés de voyager. Quand je lis leurs rapports, je reconnais les petites conversations qui ont disparu de notre maison, la façon dont les gens ont cessé de dire « un jour, je vais… » et ont commencé à dire « inshallah » avec de moins en moins de conviction.

Même le culte a été affecté. Ma mère, comme beaucoup de femmes âgées à Gaza, a toujours rêvé d’aller à La Mecque pour le Hajj. C’est l’un des piliers de sa foi, l’un des souhaits les plus profonds de sa vie. Elle n’y est toujours pas allée. Non pas parce qu’elle n’a pas économisé d’argent. Non pas parce qu’elle ne le voulait pas. Simplement parce que l’Occupation interdit à une femme de Gaza, dont le seul tort a été d’élever une famille dans une bande de terre où elle s’est réfugiée, de se déplacer.

Dans les témoignages recueillis par les groupes de défense des droits humains, on peut lire des histoires de personnes empêchées de quitter Gaza pour recevoir des soins vitaux, étudier, travailler ou retrouver leur famille. Elles parlent de « séparation », de familles déchirées par les interdictions de voyager et la fermeture des points de passage.

Chaque témoignage semble avoir été écrit dans le salon de mes parents, sous cette même petite lumière.

Ce n’est pas le genre de prison que l’on voit dans les films, avec des barreaux et des gardes en uniforme. Il s’agit d’une cage d’un autre genre, construite à coups de permis, de passages frontaliers et de décisions invisibles prises dans des bureaux lointains. Une cage qui vous oblige à lutter sans cesse pour sortir de la misère, puis vous reproche de ne pas y être arrivé.

Les spécialistes de la géographie carcérale étudient aujourd’hui Gaza comme un exemple de la manière dont l’espace lui-même peut être transformé en punition, un lieu où toute une population est confinée et surveillée, sans les murs d’une prison traditionnelle. Mais avant la théorie, il y avait mon père devant son ordinateur, parcourant les murs invisibles dans les journaux du matin.

En même temps, tout au long de ces années, les infrastructures, dont notre vie quotidienne dépendait, se sont lentement dégradées.

L’électricité est devenue de plus en plus rare. Au début, nous avions peut-être quatorze heures d’électricité, puis de moins en moins. Après chaque guerre, après chaque attaque majeure, la centrale électrique était à nouveau touchée. D’abord, on entend les nouvelles, puis on le vit dans sa chair lorsque les lumières s’éteignent pendant de longues périodes. Dix heures sans électricité. Douze. Seize.

Au cours des dernières années avant mon départ, nous avions environ quatre heures d’électricité par jour.

Les experts en santé écrivent aujourd’hui des rapports sur l’effondrement du système de santé de Gaza dans cette prison à ciel ouvert. Ils parlent d’hôpitaux qui ne peuvent pas faire fonctionner leurs équipements en raison de la pénurie de carburant, d’une eau impropre à la consommation, d’eaux usées qui ne peuvent pas être traitées.

Les rapports politiques expliquent que ce n’est pas un accident, mais le résultat d’un blocus qui limite le carburant, les matériaux et même l’apport calorique. Pour nous, cela se traduisait par de la nourriture avariée dans le réfrigérateur, des salles de classe plongées dans l’obscurité et des nuits où notre seule lumière provenait des téléphones et des bougies.

Le temps lui-même s’articulait autour des heures où nous avions de l’électricité. On apprend à calculer sa vie en fonction du courant. Quand cuisiner. Quand laver les vêtements. Quand étudier. Quand recharger son téléphone et les batteries de secours. Le reste de la journée appartient à l’obscurité.

Recharger un téléphone devrait être un geste instinctif. On le branche, on l’oublie. Sous le blocus, c’est devenu un travail nécessitant même parfois un petit voyage. Dans chaque quartier, il y avait des personnes qui avaient du carburant et des générateurs. Elles sont devenues des stations de recharge non officielles. On voyait les gens s’y rendre avec leurs téléphones, leurs chargeurs et leurs multiprises, lorsque l’électricité était coupée chez eux.

Imaginez devoir quitter votre maison et marcher jusqu’à une autre rue juste pour redonner un peu de vie à votre téléphone. Imaginez faire cela encore et encore, semaine après semaine, année après année, non pas à cause d’une catastrophe naturelle, mais parce que quelqu’un a décidé que c’était ainsi que vous deviez vivre.

Quand j’étais étudiant à l’université, ces coupures d’électricité ont pris un tour particulièrement cruel quand les professeurs ont commencé à nous donner des devoirs et des quiz en ligne, pour s’adapter au monde moderne. Nous étions assis devant nos écrans, les yeux rivés sur les questions, tout en pensant à l’heure, l’heure qu’il est et l’heure inconnue de la coupure d’électricité.

Vous commencez un quiz en ligne en sachant qu’à tout moment, le courant peut être coupé, que votre écran peut s’éteindre au milieu d’une phrase, et toutes vos réponses disparaître.

Parfois, cela signifiait perdre des points. Parfois, on ne pouvait pas refaire le quiz. Alors on envoyait des messages aux professeurs pour expliquer, pour les supplier de croire qu’on n’est pas négligent, mais simplement connecté à un réseau intermittent contrôlé par des personnes qui ne connaissent pas votre nom et se moquent de vos études.

Même lorsque les enseignants nous croyaient, la peur persistait. Chaque devoir devenait un petit test, non seulement pour évaluer nos connaissances, mais aussi pour savoir si les dieux de l’électricité seraient cléments pendant une heure.

Le resserrement des frontières de Gaza n’était pas seulement une politique qui façonnait notre vie. Il nous touchait personnellement. Il vivait dans ma poitrine avant même que je ne lui donne un nom.

Je ressentais son emprise lorsque j’hésitais à rêver de choses simples, comme choisir une carrière qui me plairais ou imaginer une future maison qui ne serait pas déjà fissurée.

Je le ressentais lorsque des proches me disaient d’« être réaliste », non pas à cause de mes notes, mais à cause des frontières. Même mes espoirs devaient s’inscrire dans la carte de Gaza, dans les heures d’électricité, dans le travail que mon père pouvait encore trouver.

Peu à peu, j’ai cessé de me demander « Qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? » et j’ai commencé à me demander « Qu’est-ce que je peux faire ici ? ».

Cela se manifestait à travers de petites références, presque embarrassantes, à des personnes de mon âge qui menaient une vie normale.

Je me souviens clairement d’un moment. J’avais un ami nommé Steve, un Afro-Américain de Miami. Nous nous sommes rencontrés en ligne parce que je voulais améliorer mon anglais. La plupart de nos conversations étaient simples. Ce que nous mangions au petit-déjeuner, les cours que nous suivions, comment se passait la journée. Rien de profond. Rien de politique. Juste la vie quotidienne.

Puis un jour, Steve m’a dit qu’il déménageait en Pologne. Pas pour toujours. Pas à cause d’un danger. Pas parce qu’il fuyait quelque chose. Simplement parce qu’il voulait étudier là-bas. Il a pris sa décision, réservé un vol, déménagé, commencé les cours, puis est rentré chez lui pour les vacances d’hiver comme s’il s’agissait d’un week-end.

Il m’a raconté cette histoire avec désinvolture, comme on raconte qu’on a changé de forfait téléphonique. Mais en moi, quelque chose s’est brisé. J’ai réalisé qu’il avait la possibilité d’entrer et de sortir des pays comme quelqu’un ouvre et ferme les portes de sa propre maison. J’ai réalisé que s’il se réveillait un matin et voulait étudier ailleurs, il pouvait simplement partir. Il y avait des aéroports. Des visas. Des consulats. Des frontières qui s’ouvraient.

Cette idée me semblait irréelle, comme entendre dire que quelqu’un peut respirer sous l’eau.

Puis il y avait les appels vidéo.

Nous parlions, riions, nous disputions pour des choses stupides. Et puis, soudain, au milieu d’une phrase, l’électricité se coupait. L’écran se figeait, clignotait, puis disparaissait. La pièce était plongée dans le noir. Huit heures. Dix heures. Parfois plus. Sans explication. Sans excuse. Juste le silence.

Quand je me reconnectais, Steve me demandait : « Que s’est-il passé ? Tu vas bien ? »

Je devais lui expliquer à chaque fois.

La coupure de courant.
Le programme d’électricité.
La pénurie de générateurs.
Le siège que l’on entend dans les murs.

Pour lui, une coupure de courant était quelque chose qui était annoncé à l’avance ou causé par une tempête. Pour moi, c’était une réalité constante. Une chose qui pouvait interrompre n’importe quel moment de la vie.

29 octobre 2025 – Des Palestiniens inspectent ce qui subsiste de leurs habitations détruites après les frappes aériennes israéliennes qui ont visé un bloc résidentiel dans le camp de réfugiés d’Al Shati, à Gaza. Selon le ministère palestinien de la Santé à Gaza, au moins 110 Palestiniens ont été tués et plusieurs autres blessés depuis hier à la suite de la reprise des frappes aériennes israéliennes – Photo : Yousef Zaanoun / Activestills

Des années plus tard, après mon arrivée aux États-Unis, j’ai reçu un SMS de la compagnie d’électricité disant :

« Le courant sera coupé pendant cinq minutes entre cette heure et cette heure. »

Un avertissement.
Une courtoisie.
Un luxe si simple qu’il en était douloureux.

Je fixais le message comme s’il était écrit dans une autre langue. Pendant vingt ans, l’électricité ne m’avait jamais annoncé son absence. Elle disparaissait comme une punition.

C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que le monde en dehors de Gaza n’était pas seulement différent. Il était plus grand. Plus doux. Conçu pour les êtres humains. Conçu pour planifier, rêver, partir, revenir. Conçu pour des personnes qui avaient le droit d’exister sans qu’on leur rationne la lumière.

Gaza, en revanche, était devenue un monde où même recharger un téléphone semblait être du temps emprunté.

Ces détails peuvent sembler être de simples difficultés, comme lorsque les gens disent que « la vie est dure dans les pays pauvres ». Mais Gaza n’est pas seulement « un endroit pauvre ». On a généralement le droit de quitter un endroit pauvre. À Gaza, la pauvreté est liée à l’enfermement. Le blocus ne rend pas simplement la vie difficile. Il organise la difficulté de telle sorte que votre énergie est consacrée à la survie de base plutôt qu’à la construction d’un avenir.

Les écrivains et les militants tentent depuis des années de trouver un nom pour cette combinaison barbare. Certains qualifient Gaza de ghetto, de bantoustan, de zone carcérale.

Dès les années 1980, des analystes comparaient Gaza aux townships de l’apartheid en Afrique du Sud. Plus tard, un sociologue israélien l’a qualifiée de plus grand camp de concentration au monde, et d’autres commentateurs ont affirmé que le passage d’un lent « spatiocide » à un massacre ouvert avait transformé certaines parties de Gaza en quelque chose qui s’apparente davantage à un camp d’extermination.

Les experts de l’ONU avertissent aujourd’hui que ce qui se passe à Gaza n’est pas seulement une prison à ciel ouvert, mais un test d’humanité pour la communauté internationale tout entière.

Les cortèges funèbres que j’ai vus quand j’étais enfant et les bombes qui ont secoué la nouvelle maison de ma sœur étaient des actes de violence ouverts. Le blocus est plus discret. Il se manifeste sous la forme d’un rituel matinal devant l’ordinateur, d’une mère qui ne peut pas se rendre au Hadj, d’un fils qui dort dans le salon en écoutant son père respirer, d’un étudiant qui se dépêche de finir son test avant une coupure d’électricité, d’un téléphone portable qui est toujours sur le point de rendre l’âme.

Si une ville peut être transformée en une sorte de cellule de prison, c’est ainsi que cela commence. Pas par un événement unique. Par un long et lent rétrécissement de ce qui est possible, jusqu’à ce que vous vous réveilliez un jour et réalisiez que presque personne parmi ceux que vous aimez ne croit plus que « les choses vont bientôt s’améliorer ».

Le 4 août 2025, ma sœur Elham a été dévastée par un événement inqualifiable. Les forces israéliennes ont pris la vie de son mari, mon beau-frère Haitham. C’était un père qui essayait simplement de remplir son devoir le plus fondamental : assurer la nourriture de sa femme et de leurs cinq jeunes enfants. Il a été assassiné, de la manière la plus cruelle et la plus absurde qui soit, dans les pièges mortels qui entouraient les camions d’aide humanitaire près des frontières.

De nombreux rapports documentent désormais la manière dont des familles de Gaza sont assassinées alors qu’elles tentent d’accéder à de la nourriture ou à de l’eau, comment des familles entières sont décimées lors d’attaques que les groupes de défense des droits humains qualifient de crimes de guerre potentiels. Amnesty International décrit comment des familles entières sont rayées de la carte en un instant. Gideon Levy recueille des témoignages sur les « massacres de Gaza ».

Pour le monde extérieur, ce sont des rapports et des preuves. Pour ma sœur, c’est la moitié vide de son lit et cinq enfants qui demandent où est passé leur père.

24 décembre 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

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