
17 mai 2025 - Les équipes de la défense civile et les habitants de ce qu'il subsiste du quartier, mènent des opérations de recherche et de sauvetage dans là où l'attaque israélienne a eu lieu dans la région de Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza - Photo : Abdalhkem Abu Riash / Anadolu
Par Rasha Reslan
Alors que le nombre de morts à Gaza ne cesse d’augmenter, le concept de nécropolitique est ici exploré, révélant une stratégie délibérée de destruction et de mise au rebut, où la souveraineté « israélienne » se définit par l’effacement de la vie palestinienne.
Alors que le nombre de morts à Gaza dépasse les 53 000, dont la plupart sont des femmes et des enfants, et que les hôpitaux, les écoles et les camps de réfugiés sont en ruines, le monde assiste à une catastrophe qui défie le langage conventionnel de la guerre.
Il ne s’agit pas d’une guerre pour un territoire ou des objectifs militaires. Il s’agit de quelque chose de plus systématique, de plus sinistre. Il s’agit de nécropolitique dans sa forme la plus brute : la gouvernance calculée de la mort.
« Il s’agit d’une tentative d’effacer non seulement la vie des Palestiniens, mais aussi les preuves de leur existence », a déclaré le Dr Ghassan Abu Sitta, médecin et humanitaire britannique d’origine palestinienne de renom, qui a travaillé dans les hôpitaux de Gaza pendant les premières semaines du génocide israélien en cours.
Inventé par le philosophe camerounais Achille Mbembe, le terme « nécropolitique » élargit le concept de biopolitique de Michel Foucault, qui désigne le pouvoir de réguler la vie, en mettant l’accent sur le pouvoir de l’État de déterminer qui peut mourir.
Mbembe a écrit sur les « mondes de la mort » : des espaces où les populations sont considérées comme jetables. Gaza est devenu un cas d’école.
Ce qu’« Israël » présente comme une nécessité militaire est en fait une architecture de l’abandon. Le ciblage des hôpitaux, des files d’attente pour le carburant et des soi-disant « couloirs de sécurité » n’est pas un dommage collatéral, c’est une politique.
« La famine est devenue une stratégie politique », a déclaré Mustapha Ibrahim, président du conseil d’administration de la Fondation Al-Dameer pour les droits humains. « Et le silence du monde rend celui-ci complice d’un extermination lente et délibérée. »
Le siège de Gaza, imposé depuis près de deux décennies, a transformé la bande de terre en un laboratoire de précarité orchestrée.
Dans une démonstration inquiétante de calcul nécropolitique, les responsables israéliens ont ouvertement déclaré vouloir rendre Gaza « inhabitable ». Lorsque des écoles gérées par l’ONU sont bombardées et que les infrastructures électriques et hydrauliques sont délibérément démantelées, la souveraineté n’est pas affirmée par la gouvernance, mais par l’anéantissement.
« Du pain et des balles » : l’humanitarisme comme spectacle
La déclaration du Premier ministre israélien Netanyahu selon laquelle il entend « déraciner » les Palestiniens pour leur sécurité tout en continuant à occuper leurs terres n’est pas de l’humanitarisme, mais bien l’utilisation du déplacement comme arme.
En tant qu’universitaire et écrivain spécialisé dans les affaires internationales, le Dr Mohammad Sweidan a déclaré à Al Mayadeen English : « Il s’agit là de nécropolitique sous sa forme du XXIe siècle : la circulation simultanée du pain et des balles. »
Cette contradiction manifeste est encore plus flagrante chez les mêmes puissances occidentales qui livrent des armes à « Israël » une semaine et ouvrent des « couloirs humanitaires » la semaine suivante. Ce n’est pas de la diplomatie. C’est une chorégraphie de la vie et de la mort.
Les États-Unis, l’Union européenne et les autres gouvernements occidentaux ne sont pas de simples spectateurs. Ils sont des facilitateurs, armant « Israël », le protégeant de toute responsabilité et permettant que le droit international soit détourné pour devenir un outil de gouvernance par le blocus.
Même l’approche apparemment chaotique du président américain Donald Trump, qui met à l’écart la Palestine tout en courtisant les régimes du Golfe, n’a pas remis en cause cette logique nécropolitique. Elle l’a réaffirmée.
« Les vies palestiniennes restent des monnaies d’échange, preuve de la thèse de Mbembe selon laquelle la souveraineté s’exerce désormais à travers des gradations de ce qui est jetable », a observé Sweidan.
L’expulsion comme stratégie, la famine comme politique
Le discours humanitaire lui-même est devenu une mise en scène. Le spectacle médiatique qui a entouré la libération d’un captif israélo-américain, alors que un demi-million de Gazaouis sont au bord de la famine, n’est pas de la compassion. C’est une diversion.
« Vous mettez en avant une seule vie », a déclaré Sweiden à Al Mayadeen English, « pour masquer une population enfermée dans des zones de mort ».
Les déplacements de masse à Gaza ne sont pas fortuits. Ils sont stratégiques. « Ils fragmentent la société palestinienne et créent un vide territorial plus facile à contrôler pour les forces israéliennes », explique Sweiden.
La nécropolitique transforme des peuples entiers en sujets mobiles et précaires, effacés d’une carte pour être redessinés comme des menaces sur une autre.
Cette brutalité extrême n’est pas le fruit du hasard. Elle est bureaucratique. « Des plans d’évacuation mis à jour toutes les heures, des quotas caloriques calculés au gramme près », a noté Sweiden. « Ce n’est pas le chaos, c’est le contrôle. »
Les Israéliens s’en prennent à la vie elle-même
En avril 2024, une tragédie silencieuse mais dévastatrice s’est déroulée parmi les décombres de Gaza.
Une frappe aérienne israélienne a visé le centre de fécondation in vitro Al Basma, la plus grande clinique de fertilité de la bande de Gaza, détruisant cinq cuves cryogéniques qui contenaient plus de 4000 embryons et 1000 autres matériaux génétiques. Ces réservoirs, qui utilisaient de l’azote liquide pour préserver ces fragiles débuts de vie, ont été détruits lorsque l’unité d’embryologie de l’établissement a été bombardée. Les couvercles ont été soufflés et l’avenir s’est évaporé en fumée.
« C’était un massacre de vies à venir », a déclaré le Dr Bahaeldeen Ghalayini, gynécologue formé à Cambridge qui a fondé la clinique en 1997. « Nous savons profondément ce que ces 5000 vies, ou vies potentielles, représentaient pour les parents, que ce soit pour l’avenir ou pour le passé. »
Pour de nombreux couples palestiniens, les embryons et le matériel reproductif stocké étaient leur seule chance restante d’avoir des enfants, en particulier dans une population de plus en plus marquée par l’infertilité liée à la guerre, les déplacements et les traumatismes.
« Mon cœur est brisé en mille morceaux », a ajouté le Dr Ghalayini.
La correspondante palestinienne Nadra El Tibi a déclaré à Al Mayadeen English : « Lorsque la souveraineté d’un État se transforme en droit de distribuer la mort, les cliniques de fertilité dans un territoire assiégé deviennent le témoignage d’une logique nécropolitique qui mesure la force non pas à l’aune de la construction, mais à celle de la capacité à détruire. »
Cette attaque délibérée contre ce qui est peut-être le domaine le plus intime et le plus fragile de la vie humaine et de la reproduction exige plus qu’une terminologie militaire inadaptée. Elle nous oblige à faire face à un calcul plus sombre. Encore une fois, il s’agit de nécropolitique : le pouvoir de déterminer non seulement qui peut vivre ou mourir, mais aussi qui a le droit de naître.
Lorsqu’un acteur exerce cette forme de contrôle, sa stratégie de guerre dépasse les cibles du champ de bataille et entre dans le domaine de l’existence biologique. Les embryons détruits n’étaient certainement pas des combattants, ils ne représentaient bien évidemment aucune menace. Ils étaient des espoirs gelés, des avenirs planifiés par des couples qui naviguaient déjà dans l’impossible.
Leur élimination représente non seulement une perte de vies, mais aussi une attaque systématique contre la capacité à générer la vie.
Ainsi, la guerre d’Israël contre Gaza ne se limite plus à la terre, à l’eau ou aux infrastructures. Il s’agit désormais d’une guerre contre la reproduction elle-même, d’un génocide silencieux des possibilités. Elle est existentielle.
Dans le calcul de la nécropolitique, les victimes ne sont pas seulement celles qui sont tuées, mais aussi celles qui n’ont jamais été autorisées à naître.
Selon El Tibi, « à Gaza, ce n’est pas seulement le corps vivant qui est visé, mais même les embryons congelés dans les cliniques de fertilité sont bombardés, comme si l’occupation cherchait à effacer l’avenir avant qu’il ne voie le jour ».
L’effondrement des droits humains
Le dernier rapport de l’IPC avertit que la famine à Gaza est désormais « de plus en plus probable ».
En réponse, Oxfam a publié une déclaration accablante : « La famine à Gaza n’est pas accidentelle, elle est délibérée, entièrement orchestrée, et elle a désormais créé la plus grande population confrontée à la famine dans le monde. »
Des milliers de camions d’aide humanitaire restent immobilisés à la frontière de Gaza, tandis que des communautés entières meurent de faim.
« Le personnel et les partenaires d’Oxfam sont témoins de scènes qui défient l’entendement : des familles dépérissant de faim, des enfants mal nourris trop faibles pour pleurer et des communautés entières survivant sans nourriture ni eau potable. Dans un camp de déplacés, seules cinq familles sur 500 avaient encore de la farine pour faire du pain », a déclaré Mahmoud Al Saqqa, coordinateur de la sécurité alimentaire d’Oxfam à Gaza.
La militarisation de l’aide humanitaire, violation flagrante du droit international humanitaire, est désormais un outil de guerre.
Oxfam appelle la communauté internationale à exiger un cessez-le-feu permanent, un accès humanitaire sans restriction et la reconnaissance de la responsabilité de l’utilisation de la famine comme arme.
Commentant cette question, Ibrahim a déclaré à Al Mayadeen English : « Gaza est le seul endroit au monde où les bombes entrent librement, mais où le lait est bloqué à la frontière. »
Ce à quoi nous assistons n’est pas le brouillard de la guerre. C’est son architecture, méticuleusement conçue par une entité qui a fait de l’occupation une doctrine, du siège une normalité et de l’humanitaire une comédie.
Gaza n’est pas seulement une crise humanitaire, c’est une crise nécropolitique : un lieu où la souveraineté ne s’exprime pas par la diplomatie, mais par le déni délibéré du droit à la vie.
Si le monde continue d’accepter cette logique, Gaza ne sera plus l’exception. Elle deviendra la norme.
Auteur : Rasha Reslan
* Rasha Reslan est journaliste à Al-Mayadeen Media Network, une chaîne arabe indépendante d'information par satellite, lancée le 11 juin 2012, et basée dans la capitale libanaise, Beyrouth.Rasha travaille également comme traductrice.
15 mai 2025 – Al-Mayadeen – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah
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