Le sempiternel mythe raciste du rejectionnisme palestinien

Yasser Araft, premier dirigeant de l'Organisation de Libération de la Palestine [OLP) entouré de combattants palestiniens à Tripoli au Liban en 1983 - Photo : Archives

Par Fathi Nimer

Depuis que les sionistes ont décidé de s’approprier la Palestine, la résistance à leur entreprise coloniale est largement décrite comme irrationnelle et contraire au progrès et à la modernité. Dès le départ, Theodor Herzl, fondateur du sionisme politique, s’est imaginé que les Arabes palestiniens locaux accueilleraient à bras ouverts les colonisateurs sionistes et le progrès qu’ils apportaient. Ceux qui ne voulaient pas ou n’avaient pas les moyens de contribuer à cette nouvelle société, seraient « persuadés » de quitter le pays.

Contrairement aux prévisions de Herzl, le projet colonial sioniste s’est heurté à une forte résistance. Au lieu de voir cette résistance pour ce qu’elle était – la réaction naturelle des populations autochtones face au colonialisme – la majorité des dirigeants sionistes ont décidé que les Palestiniens étaient arriérés et réfractaires au progrès et à la prospérité. Un peu plus tard, ils accuseront la résistance palestinienne de s’originer dans un antisémitisme irréductible et une soif de sang inextinguible.

C’est cette image délibérément mensongère de l’Arabe arriéré et hostile au progrès en face du colon prospère et civilisé qui a donné le ton aux relations entre les Palestiniens et les colons sionistes pour les décennies à venir. Cet article explore la naissance de ce cliché délétère et décortique la manière dont il a été utilisé pour priver les Palestiniens de leurs droits fondamentaux et diaboliser leurs aspirations collectives à la souveraineté.

Le « rejectionnisme » palestinien pendant la période du mandat

Pendant la période du mandat britannique sur la Palestine, le gouvernement britannique, ouvertement pro-sioniste, a constamment privilégié les nouveaux colons juifs. Il leur a accordé toutes sortes d’avantages qui leur ont permis d’assurer leur domination sur les Arabes palestiniens ainsi que leur prospérité.

Ces avantages n’étaient pas seulement d’ordre économique, les Britanniques ont aussi donné aux sionistes et à leurs soutiens les positions de pouvoir ainsi que les outils nécessaires pour prendre le contrôle de la région après la fin du mandat.

Dans leurs plans pour la Palestine, les Britanniques n’ont tenu aucun compte du fait que les Palestiniens avaient un droit inaliénable à la souveraineté. C’est ce qui ressort de la déclaration Balfour, dans laquelle le gouvernement britannique s’engage à soutenir l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Si la déclaration promettait également de ne pas « porter préjudice » aux droits de la population « non juive » existante, la formulation escamotait clairement la communauté autochtone, y-compris son identité palestinienne.

Il n’est pas surprenant que les Palestiniens se soient opposés sans réserve à cette déclaration, qui voyait une puissance impériale promettre leur terre à un autre peuple. Les protestations n’ont jamais cessé, et elles s’intensifient chaque année à la date de la publication de la déclaration. Dans un remarquable exploit de révisionnisme historique, les dirigeants israéliens présentent le rejet palestinien de la déclaration Balfour comme l’un des premiers exemples du refus palestinien de la coexistence et des droits pour tous.

Il est important de noter que les griefs palestiniens étaient pris en compte dans les rapports et enquêtes britanniques de l’époque. Par exemple, la commission d’enquête Haycraft de 1921 a rejeté l’idée que l’antisémitisme était la principale motivation de la résistance arabe aux nouveaux colons, expliquant, au contraire que cette résistance était suscitée par la menace très réelle de la prise de contrôle de la Palestine par les sionistes.

Néanmoins, les griefs légitimes des Palestiniens soulignés dans ce rapport et dans d’autres rapports ultérieurs ont été largement ignorés et le discours dominant a continué à véhiculer l’idée mensongère que le rejectionnisme palestinien était le principal obstacle à la recherche d’une solution entre les Arabes et les Juifs.

Entre-temps, à mesure que l’influence et le pouvoir sionistes s’étendaient en Palestine, les appels au nettoyage ethnique des autochtones se sont multipliés, et il y a eu de nombreuses propositions sur la manière d’y parvenir. Par exemple, la commission Peel de 1937, créée à la suite de la grande révolte palestinienne, a suggéré la partition de la Palestine et le transfert forcé de 125 000 Arabes palestiniens vers des terres infertiles, afin de faire de la place à un État juif.

Cette proposition a été massivement rejetée par les Palestiniens, qui ont compris qu’ils perdaient ainsi leur droit à l’autodétermination sur une grande partie de leur territoire au profit d’une population de colons européens. Il est à noter que cette proposition a également été rejetée par une grande partie de la communauté sioniste, qui estimait que l’État juif ainsi délimité était trop petit.

En fait, les colons juifs ont également rejeté les offres d’un seul État accueillant tous les peuples entre le Jourdain et la mer Méditerranée, tant en 1928 qu’en 1947.

Des décennies de propagande et de reportages biaisés sur ces divers plans pendant la période du mandat britannique sont venus parfaire le cliché des Palestiniens irresponsables et rétifs qui rejetaient tout sans raison, au contraire de leurs homologues sionistes, présentés tout du long comme des partenaires désireux de paix et tout prêts à faire des compromis.

C’est ce biais historique qui donne du poids au dicton raciste « Les Arabes ne manquent jamais une occasion de manquer une occasion », et en a fait la pierre angulaire de l’analyse occidentale de la Palestine.

Le « rejectionnisme » palestinien pendant le processus de paix

Cette conception allait dominer l’attitude de la communauté internationale vis-à-vis des Palestiniens pendant les années du processus de paix, au cours desquelles une pléthore de conférences et de pourparlers de paix ont été organisés à la recherche, soi-disant, d’une solution durable.

En réalité, ces efforts visaient toujours à garantir, avant tout, les intérêts israéliens aux dépens des droits des Palestiniens. Quelle que soit l’ignominie des exigences d’Israël au cours de ces négociations – par exemple, des propositions d’échange de terres inéquitables -, les protestations palestiniennes ont toujours été présentées comme un rejet systématique de la paix.

Ce discours biaisé a été tout particulièrement utilisé pendant les négociations de Camp David en 2000, par le gouvernement et les médias américains pour tenter d’amener les Palestiniens à accepter une autonomie formelle en lieu et place d’un État souverain.

L’offre prétendument généreuse que les Palestiniens ont rejetée au cours du processus de négociation était en fait celle d’un État fantoche qui n’aurait aucun contrôle sur ses frontières et aucune souveraineté sur sa capitale, son espace aérien ou ses ressources naturelles.

En outre, de vastes étendues de terre devaient être annexées, divisant la Cisjordanie en cantons non contigus, avec une présence militaire israélienne permanente. Les droits des réfugiés palestiniens étaient complètement piétinés et Israël était autorisé à envahir la Cisjordanie à tout moment. La proposition était tellement ignoble et injuste que même le ministre israélien des affaires étrangères de l’époque, Shlomo Ben-Ami, a admis plus tard qu’il l’aurait lui-même rejetée s’il avait été palestinien.

Pourtant, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) était disposée à accepter la majorité des demandes, aussi impopulaires fussent-elles auprès de la base palestinienne.

De fait, la contre-proposition de l’OLP renonçait à près de 80 % de la Palestine en acceptant les frontières de 1967, autorisait la présence de forces de maintien de la paix américaines ou internationales dans l’État palestinien, cédait sur le droit au retour de la quasi-totalité des réfugiés et renonçait à contrôler de larges pans de Jérusalem-Est.

Bien que l’OLP se soit laissée persuader de renoncer à des droits et des éléments de souveraineté essentiels, les négociations ont finalement échoué, car la liste des exigences d’Israël n’a jamais cessé de s’allonger.

Comme prévu, la réticence des Palestiniens à accepter les exigences sans cesse croissantes des dirigeants israéliens – en particulier en ce qui concerne la souveraineté sur Jérusalem-Est et ses lieux saints, ainsi que les frontières définitives de l’État palestinien – est venue s’ajouter à la pile de leurs prétendues « occasions manquées ».

En effet, le mythe de l’intransigeance palestinienne a permis d’affirmer une fois de plus qu’il était impossible de raisonner avec des Palestiniens qui ne voudraient jamais de la paix quelles que soit la bonne volonté et la générosité des colons israéliens. Cet argument sert de prétexte à l’occupation militaire indéfinie de la Cisjordanie et de Gaza par Israël.

Bien entendu, la même analyse n’a jamais été appliquée aux rejets israéliens des offres ou des contre-propositions de négociation des Palestiniens.

Tout comme en 1928, 1948 et 2000, entre autres, le Premier ministre israélien, Ehud Olmert, a rejeté, en 2008, une contre-proposition des négociateurs palestiniens, qui suggérait d’échanger des territoires de Cisjordanie contre la même quantité de terres de même qualité à l’intérieur de la Ligne verte. Olmert avait également refusé l’idée même d’un partage du contrôle des lieux saints palestiniens à Jérusalem, alors même que le droit international protégeait la souveraineté palestinienne sur ces sites.

Après avoir remplacé Olmert en 2009, Benjamin Netanyahu a refusé de poursuivre le processus de négociation et a insisté pour repartir sur les nouvelles bases édictées par la droite dure.

Au cours des décennies qui ont suivi l’ère du processus de paix, on a continué de rendre les Palestiniens responsables de l’échec de la solution à deux États, en prétendant qu’ils refusaient d’être des « partenaires de paix ».

Et ce, alors même que le régime israélien poursuit sa campagne d’annexion de la Cisjordanie et que les premiers ministres israéliens successifs jurent d’empêcher la création d’un État palestinien.

Le « rejectionnisme » palestinien depuis le 7 octobre

Depuis le 7 octobre et le génocide israélien qui s’en est suivi à Gaza, la communauté internationale est confrontée à la réalité qu’elle ne peut pas « ignorer le conflit » indéfiniment. Les discours sur la solution à deux États, abandonnés depuis longtemps, ont été ressuscités, accompagnés d’un flot d’analyses condescendantes qui rendent le rejectionnisme palestinien responsable du statu quo actuel.

Depuis le 7 octobre, ce cliché mensonger s’est répandu partout, avec une rapidité extraordinaire, comme si un déluge d’experts se joignait au chœur pour régurgiter les éléments de langages des décennies passées.

Par exemple, dans une tribune publiée dans le Times of Israel, le directeur national adjoint de la Ligue anti-diffamation, Kenneth Jacobson, a déclaré que « l’idéologie du rejectionnisme palestinien, qui n’a que du mépris pour Israël et le peuple juif, est à l’origine de cet extrémisme ».

Le Spectator, un journal britannique, a publié un article affirmant : « Sept décennies gâchées devraient plus que suffire, mais de nombreuses influences dans la politique et la société civile palestiniennes restent orientées vers l’extrémisme et le rejectionnisme. »

En outre, un article publié par le Jewish News Syndicate (JNS) compare les Palestiniens à un « enfant difficile » qui ne devrait pas être récompensé pour avoir « terrorisé » ses parents. De même, le JNS a publié un article qui a remis sur le tapis le célèbre mythe selon lequel « Ehud Barak a offert à Arafat tout ce qu’il voulait ».

Bien que le contenu de l’offre de Barak n’ait jamais été précisé, l’essentiel de l’argument reste qu’on ne peut pas raisonner les Palestiniens.

Il est important de souligner la dangerosité du message que les décideurs politiques et les analystes envoient. Lorsqu’on prétend qu’il y a un lien entre le mythe du rejectionnisme palestinien, la montée de l’« extrémisme » et l’agression israélienne contre Gaza, on rejette implicitement – et parfois explicitement – la responsabilité du génocide des Palestiniens sur eux-mêmes.

Les journalistes ont usé et abusé de ce cliché mensonger lors de la couverture des négociations avec le Hamas sur un cessez-le-feu et un possible échange de prisonniers. Bien que le Hamas ait signalé dès le début de la guerre qu’il était ouvert à la négociation et à la libération de captifs en échange de prisonniers palestiniens, Netanyahu a catégoriquement refusé de négocier.

Malgré tout, chaque fois que les dirigeants israéliens rejettent une proposition du Hamas, ils sont présentés comme des gens rationnels, qui prennent leurs décisions en raison des conditions inacceptables de la proposition et des menaces pour la sécurité et les intérêts israéliens.

Lorsque les membres du Hamas rejettent les propositions israéliennes parce qu’elles ne garantissent pas un cessez-le-feu durable, leur décision est présentée comme un rejet de la paix et une volonté de prolonger la guerre qui s’ancrent dans leur soif inextinguible de sang et leur abject antisémitisme.

Conclusion

Depuis le début du projet colonial sioniste, les Palestiniens ont rarement été traités comme des acteurs rationnels. On attend toujours d’eux qu’ils s’alignent sur les intérêts américains et israéliens et qu’ils acceptent les offres qui nient leur souveraineté et leurs droits inaliénables.

Cela s’inscrit dans un cadre anti-palestinien plus large qui est nourri par la création et la prolifération de clichés racistes et déshumanisants dans le but de légitimer et faire avancer le colonialisme sioniste.

Ce cadre repose sur une énorme asymétrie de pouvoir, tout l’Occident s’unissant pour imposer une solution aux Palestiniens qui ne tient aucun compte de de leurs droits ni de leurs aspirations politiques.

Les versions de cette union sacrée en faveur d’Israël ont changé au fil des ans, mais elles manifestent toutes le même souci d’apaiser les inquiétudes démographiques et sécuritaires des Israéliens, sans aucun regard pour la vie ou la dignité des Palestiniens.

Cela s’est traduit par des dizaines de propositions toutes plus belles les unes que les autres mais qui reviennent toujours à la même chose : la poursuite de l’occupation et une autonomie limitée pour les Palestiniens.

En fin de compte, le principe même d’un compromis avec les colonisateurs et leurs objectifs coloniaux est non seulement injuste mais aussi, comme le montre l’histoire, sans issue. D’ailleurs, même lorsque les Arabes et les Palestiniens se sont résolus à accepter un certain niveau d’injustice pour résoudre le conflit, cela a été jugé insuffisant.

Il est donc évident que le but d’Israël n’a jamais été de parvenir à un accord mais de se débarrasser de la résistance et d’effacer l’identité palestinienne. Quel que soit le nombre de cycles de négociations ou la quantité de droits auxquels les Palestiniens renoncent, le régime israélien ne sera jamais satisfait.

Il est en effet impossible d’apaiser des systèmes coloniaux en faisant des compromis, quand leur seul objectif est de se débarrasser des autochtones.

4 juin 2024 – Al-Shabaka – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet