Le pouls et la souffrance de nos âmes

Photo : courtesy Asmaa Rafiq Kuheil

Par Asmaa Rafiq Kuheil

«Mon immense amour pour vous tous tient dans une main, mais l’autre main est réservée à Sharif seul.»

Tel est l’amour de mon père pour son plus jeune enfant différent des autres, un garçon aux grands yeux bruns, un enfant hyperactif de six ans qui ne comprend jamais ce que veut dire être assis tranquillement. Mon petit frère Sharif a été diagnostiqué comme un enfant ayant des difficultés pour apprendre, avec tous les défis et «récompenses» que cela implique.

Revenons l’époque où j’étais à l’université pour étudier la psycho-socio-linguistique, qui traite du développement du langage. À ce moment-là, l’état de Sharif n’avait pas encore été diagnostiqué.

Comme toute étudiante passionnée voulant appliquer dans un environnement réel ce que j’avais appris, j’ai décidé de faire de Sharif mon étude de cas. Mais j’ai été si souvent perplexe… Il y avait une contradiction évidente entre la théorie et à quoi ressemblait vraiment Sharif.

Je suppose que j’aurais dû m’en douter, puisque durant les quatre premières années de son enfance, il n’a jamais prononcé un mot.

Par l’existence de Sharif, notre vie a irrévocablement changé. Avoir un enfant ayant des besoins particuliers rend un foyer si différent des autres… La porte doit toujours être fermée à clé, sinon, il s’échappe immédiatement, parcourant de longues distances loin de sa maison.

Chaque fois qu’il est perdu, nous sommes terrifiés par la possibilité qu’il ne revienne jamais. Pour empirer les choses, il n’a pas été en mesure de prononcer son nom très tôt, aggravant notre panique à chaque disparition.

Mais si on lui demande son nom aujourd’hui, il le dit de façon très claire. Il exécute fidèlement ce que nous lui demandons – à condition qu’il soit en attente d’un cadeau ou de quelque chose qu’il aime.

Avec les conseils de ma mère, les prières et les visites chez le médecin, sa maîtrise du langage s’est progressivement améliorée, même s’il reproduit encore d’innombrables phrases sans reconnaître ce qu’elles signifient vraiment, comme un automate reliant des phrases à des situations bien précises.

Pourtant, malgré toutes ces difficultés, chaque matin nous sommes réveillés par la joie de son chant. L’habitude de Sharif à la maison est attachée à sa passion pour la chanson.

Tant que l’électricité fonctionne, il regarde la chaîne de télévision «Tuyur al-Janna» (Les oiseaux du paradis). Il a un talent certain pour mémoriser rapidement toutes les chansons., et notre maison se retrouve remplie de chants comme si elle était habitée par l’un des oiseaux du paradis.

Quand l’électricité est coupée, Sharif pleure et reste inconsolable pendant près d’une heure, debout à la fenêtre, méditant sur on se sait quoi.

Sharif est terriblement énergique et adore aller à l’extérieur dans le grand parc d’attractions qui est à proximité, et où ma mère l’accompagne trois fois par semaine. Il court et joue à tous les types de jeux, n’ayant peur de rien.

Ma mère a toujours le plus grand mal à le raisonner quand il est temps de partir. Il pleure si fort et court si vite pour se sauver d’elle… détestant être arraché aux choses qu’il aime. Chaque fois qu’il est au dehors, il s’accroche au moment avec naïveté et émerveillement, ne voulant jamais lâcher prise.

En ce temps de couvre-feu pour cause de COVID

Depuis l’arrivée de la pandémie, les choses ont été difficiles pour Sharif bien qu’il comprenne un peu les choses. La pandémie a étriqué la vie et il n’y a plus de visites aux parcs. Pourtant, mon père, un homme de 51 ans au cœur d’or, joue au football avec Sharif dans le parc qu’il a construit pour lui dans notre grand salon.

Entendre rire de Sharif me soulage le cœur et m’aide à oublier tout le stress que ce couvre-feu produit. Sharif a également une bicyclette, la conduisant à l’intérieur de la maison et déchargeant ainsi son trop-plein d’énergie, gai comme un cerf-volant dans la brise.

Durant ces moments, chaque fois que j’entends mon père jouer avec mon frère, j’oublie la misère du monde auquel je suis connectée et mon esprit est inondé du plaisir des jonquilles du poète William Wordsworth, comme si la maison en était remplie, plantées par les plus attentionnés des jardiniers.

Alors que nous nous sommes tous ensemble confinés pendant cette épidémie, Sharif insiste pour aller à la mer. Il adore aller nager là-bas. Parfois, tous mes frères et sœurs, y compris moi-même, avons un peu abusé de son fort désir d’aller à la mer, chacun de nous lui disant : «Je vais t’emmener à la mer, mais apporte-moi quelque chose d’abord», comme une sorte de stimulant pour Sharif.

Il court instantanément et apporte ce que nous demandions, peu importe la difficulté, poussé comme il est par son souhait d’un bleu étincelant. Je déteste nos tromperies et ce maudit couvre-feu qui m’empêche de donner corps à son rêve.

Je suis maintenant troublée par mes mensonges, d’avoir promis à tort de rendre réel l’ultime espoir d’un petit enfant d’aller à la mer, alors qu’en fait mon frère vient de courir après un mirage.

Sharif, comme d’autres dans son même état, est un garçon de peu de mots, mais chaque mot qu’il prononce est immaculé, sans dissimulation aucune.

Où est Sharif ?…

Il était six heures du soir. Personne n’était autorisé à sortir en raison du couvre-feu, mais Sharif avait de nouveau disparu. Il semblait qu’un de mes frères et sœurs ait oublié de fermer la porte.

Ma mère s’est précipitée dans la rue, son cœur dictant son état d’esprit, versant des larmes. Mon père est entré dans la maison et a demandé, inquiet : «Où est Sharif?», voulant le voir comme d’habitude. J’ai dit en pleurant : «Il a disparu, papa.»

Mon père, qui est connu pour ses réponses pratiques, a immédiatement pris un taxi pour le chercher dans tous les endroits possibles, dont le bord de mer. Mes parents et mes frères Mohammed, Abdullah et Hamza ont cherché partout.

Mohammed a également informé la police pendant que nous, les quatre sœurs, restions à attendre des nouvelles, que ce soit de sa mort ou de sa divine arrivée. A huit heures et demi, mon père est rentré chez lui, tonnant de désespoir : «C’est la sixième fois que Sharif s’égare. Allah nous a avertis à plusieurs reprises et peut-être que cette fois, Sharif reviendra dans un cercueil, voire pas du tout. Dites à vos sœurs de garder leurs larmes pour les heures à venir, pour la nouvelle de la mort de leur frère.»

Je n’ai pas répondu mais j’ai pleuré encore plus fort. Ma mère est revenue sans nouvelles encourageantes. À neuf heures trente, trois heures s’étaient écoulées et pas de nouvelles… Puis le portable de Mohammed a sonné ! Les policiers avaient trouvé un garçon au bord de la mer, un garçon qui s’était déshabillé pendant qu’il nageait, échappant à trois chiens errant qui le poursuivaient.

La police l’a secouru, lui a donné des vêtements et lui a demandé son nom. «Sharif Rafiq Kuheil», balbutia-t-il, et ils ont tout de suite su qu’il était à nous. Sharif avait couru près de trois kilomètres depuis notre quartier, une distance que nous ne pensions pas qu’il puisse parcourir. Lorsque Sharif est rentré à la maison cette nuit-là, nous pouvons vraiment dire que les jonquilles de Wordsworth ont fleuri dans tous les cœurs.

Un garçon avec un avenir impressionnant

Enfant avec ou non des difficultés d’apprentissage, je suis ravi que Sharif soit mon frère. Ce dont il souffre maintenant, ce n’est qu’une sorte d’épreuve dans l’esprit de mes parents, puisque le reste de leurs huit autres enfants ont toujours excellé à l’école et à l’université.

Quelle épreuve difficile, cependant ! Malgré les commentaires insensibles que nous entendons, ma mère est fermement convaincue que Sharif sortira de ses défis dans un avenir incroyable, et moi aussi. Après tout, Sharif a un esprit spécial et peut transformer ses particularités dans l’apprentissage, vues au début comme des faiblesses, en force, comme Albert Einstein, Léonard de Vinci et d’autres personnes remarquables qui l’ont fait avant lui.

L’ultime vérité est que malgré l’énergie débridée de Sharif injectant à nos jours un drame de Shakespeare et la tension d’un thriller d’espionnage, la vie sans lui serait sans aucun doute creuse. Il est le pouls et la souffrance de nos âmes.

* Asmaa’ Rafiq Kuheil, palestinienne de Gaza, est depuis trois années professeur d’anglais. Asmaa’ travaille comme assistante de projet à l’UNRWA, où elle aide à construire sa nation avec tous les moyens à sa disposition. Son arme est son écriture. Ses comptes Facebook et Twitter.

9 mars 2021 – WeAreNotNumbers – Traduction : Chronique de Palestine