18 novembre 2023 - Des manifestants participent à un rassemblement de soutien à la Palestine à Dublin - Photo : via Wafa
Par Tareq Baconi
Le 7 octobre 2023 a marqué une rupture paradigmatique dans la manière dont la Palestine est discutée et imaginée. Jusqu’à ce moment-là, le discours international était prisonnier du vocabulaire de la souveraineté nationale et des « processus de paix ».
La question palestinienne était présentée comme un conflit à gérer plutôt que comme une structure de domination à démanteler, mais le 7 octobre a contraint le monde à affronter les réalités que les Palestiniens dénoncent depuis longtemps : le colonialisme de peuplement, la Nakba toujours en cours, le sionisme et l’apartheid israélien.
Cette rupture n’est pas seulement rhétorique ; elle marque un changement substantiel dans la compréhension politique mondiale. Les discours sur la décolonisation et la responsabilité imprègnent désormais des domaines autrefois confinés au langage diplomatique d’une solution à deux États.
Les attaques d’Israël contre Gaza ont brisé le mythe selon lequel sa violence serait épisodique ou défensive, révélant le génocide comme une caractéristique structurelle de son projet colonialiste.
J’aurais pu être l’un de ceux qui ont brisé le siège de Gaza le 7 octobre
Pour les Palestiniens, ce moment réaffirme une vérité de longue date : la libération ne peut être obtenue par la négociation au sein d’un système injuste, mais nécessite de s’opposer aux structures qui orchestrent leur dépossession et leur effacement.
Pour le monde, comme le soutient ce commentaire, le génocide a catalysé une large radicalisation. Lorsque des foules défilent dans les capitales mondiales pour réclamer une Palestine libre, elles expriment simultanément leurs revendications pour l’abolition du capitalisme racialisé, des régimes prédateurs, de l’injustice climatique et de toutes les formes de fascisme contemporain.
La Palestine est comprise à travers un prisme intersectionnel, qui relie ces luttes entre elles. Cette compréhension radicale des structures du pouvoir recadre la Palestine non pas comme une crise isolée, mais comme un prisme à travers lequel l’architecture plus large de la domination mondiale devient visible.
La rupture du 7 octobre
Au cours des mois qui ont précédé le 7 octobre, la situation sur le terrain avait déjà rendu le paradigme préexistant intenable.
Les Palestiniens étaient gérés par le biais de l’aide et d’incitations économiques plutôt que par l’octroi de droits ou de justice ; l’ensemble de l’architecture internationale – le processus de paix, les cadres de donateurs et le langage diplomatique – fonctionnait de manière à contenir et à marginaliser les aspirations palestiniennes tout en légitimant Israël.
Avant le 7 octobre, le monde traitait Israël comme un État légitime au sein de la famille des nations, tandis que les Palestiniens étaient considérés soit comme un problème humanitaire à gérer par le biais de l’aide, soit comme une menace pour la sécurité à contenir dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».
À partir de 1993, le processus d’Oslo, avec ses négociations et ses conférences interminables, a entretenu l’illusion du progrès tout en renforçant l’apartheid. Dans ce contexte, la diplomatie a fonctionné comme une forme de confinement : le soi-disant « processus de paix » a géré la violence coloniale en la traduisant dans un langage technocratique.
Ce paradigme « managérial » reposait sur l’effacement de l’histoire. La Nakba est devenue un chapitre clos, et la colonisation en cours a été réinterprétée comme une « question de sécurité ».
Pourtant, le 6 octobre 2023, ce cadre avait déjà échoué selon ses propres termes. Il n’a produit ni paix ni stabilité, mais seulement une domination et un désespoir toujours plus profonds.
Avant l’opération du Hamas, cette année était déjà devenue la plus meurtrière pour les Palestiniens depuis des décennies, en particulier pour les enfants, alors même que le monde continuait à traiter les revendications palestiniennes comme une question secondaire à apaiser plutôt que comme une lutte politique continue pour la libération.
Le 7 octobre a montré que des décennies de « gestion » n’avaient pas créé l’ordre, mais avaient incubé la résistance.
En outre, le 7 octobre a mis en évidence une contradiction fondamentale du sionisme : la conviction que les colonies et l’expansion territoriale pouvaient garantir une sécurité durable au peuple juif en Palestine sans jamais avoir à devoir supporter les conséquences du déplacement ou de l’oppression de la population indigène.
Le sionisme présentait la colonisation comme une rédemption et le déplacement comme une sécurité. Pendant des décennies, cette illusion a perduré parce que les puissances occidentales la protégeaient et parce que les Palestiniens étaient rendus invisibles dans le récit du retour juif.
Le 7 octobre a révélé qu’aucune sécurité durable ne peut être construite sur l’effacement des autres. En effet, la logique même qui promettait la sécurité a produit une insécurité perpétuelle.
Aujourd’hui, la question de la sécurité des juifs est clairement indissociable de celle de la liberté des Palestiniens. Tant que le sionisme, avec son engagement en faveur de la domination et du colonialisme, persiste, il condamne les gens à une vie de violence sans fin et garantit ainsi que la résistance à ses fondements mêmes se poursuivra.
En exposant cette contradiction, le 7 octobre a redéfini les paramètres de la justice : aucune solution qui préserve un ordre colonial ne peut être juste. En effet, la possibilité d’une coexistence ne dépend pas de la gestion des Palestiniens, mais du démantèlement du système qui a rendu possible leur dépossession.
La ruée pour le rétablissement de l’ancien ordre
Au milieu d’un génocide en cours, les gouvernements et les institutions internationales se sont empressés de réaffirmer le vocabulaire familier du monde d’avant le 7 octobre.
Les cessez-le-feu, les promesses de reconstruction, la reconnaissance des États et les déclarations de soutien à une « solution à deux États » ont refait surface comme des gestes visant à rassurer un ordre ébranlé.
Pourtant, ces mesures sont des tentatives futiles de rétablir la normalité plutôt que d’affronter la réalité selon laquelle l’ancienne normalité était le problème.
La résolution 2803 est une version remaniée de domination coloniale
Elles servent d’outils de déni et de perpétuation de l’injustice en tentant de réaffirmer la légitimité d’Israël tout en voulant apaiser l’indignation mondiale. Tous les efforts sont aujourd’hui déployés pour relégitimer l’État israélien après que le masque ait été arraché de sa réalité d’apartheid et de génocide.
Alors que des millions de personnes ont défilé dans les rues des capitales mondiales pour réclamer une Palestine libre, les dirigeants mondiaux nous demandent d’ignorer un génocide et de revenir aux illusions du passé.
Un cessez-le-feu est certes nécessaire – il sauve des vies et permet l’acheminement de l’aide humanitaire –, mais il ne doit pas être confondu avec la justice.
Comme l’ont toujours souligné de nombreux experts palestiniens, la reconstruction sans souveraineté ne fait qu’aggraver la dépendance. La reconnaissance d’un « État » palestinien réduit, qui n’a aucun contrôle sur son territoire et ses frontières, renforce la partition plutôt que la liberté.
Il ne s’agit là que de mesures vides de sens visant à apaiser les Palestiniens ; la preuve en est qu’aucune de ces mesures ne tient compte de l’urgence de traduire en justice les auteurs du génocide pour leurs crimes de guerre, condition préalable à la fin des violences perpétrées contre les Palestiniens.
Chacune de ces mesures vise à remettre le génie dans la bouteille, à ramener le monde au 6 octobre, lorsque l’apartheid était toléré et la Nakba ignorée. Mais l’illusion ne peut être restaurée.
Le monde a vu la structure de la violence trop clairement pour l’oublier.
Le Hamas et la politique de diversion
Au cœur de cette tentative de rétablissement de l’ancien ordre se trouve l’obsession pour le Hamas…
La demande de « détruire le Hamas » sert de prétexte au génocide. Elle permet à Israël et à ses alliés de présenter la guerre totale contre les Palestiniens comme une lutte contre le terrorisme, réduisant ainsi la résistance à de la criminalité.
Selon la logique coloniale israélienne, toute résistance – armée, juridique, culturelle ou diplomatique – est illégitime car elle refuse la soumission.
L’obsession pour le Hamas est une diversion ; lorsque le régime israélien parle d’éradiquer le Hamas, il signifie en réalité exterminer tous les Palestiniens.
Le Hamas a indéniablement subi des pertes importantes : ses dirigeants, son personnel et une grande partie de ses infrastructures ont été gravement affaiblis. Mais le Hamas ne se résume pas à ses membres ; c’est une idée, une idéologie enracinée dans la résistance.
Se concentrer sur le Hamas revient à confondre le symptôme et la structure. Même si le Hamas était démantelé demain, le génocide et le siège de Gaza, le système d’apartheid et le refus du retour persisteraient.
Dans le même temps, la résistance se reconstituerait sous de nouvelles formes, car la condition qui la fait naître – la domination coloniale – demeure.
La demande d’éradication du Hamas n’est donc pas une stratégie pour la paix, mais une déclaration d’intention visant à supprimer toute expression de la volonté politique palestinienne. En ce sens, le Hamas devient une diversion commode, permettant à Israël de mener une violence massive sous le couvert de l’autodéfense tout en échappant à sa responsabilité dans le système qui a produit la résistance.
Pour les Palestiniens, ce moment est à la fois source de péril et de promesse. L’histoire nous enseigne que la victoire n’est jamais garantie pour les peuples colonisés : les régimes coloniaux ont fait disparaître certaines populations autochtones, tandis que d’autres ne survivent qu’en supportant le fardeau durable d’un traumatisme intergénérationnel.
En effet, la libération de la Palestine ne s’impose pas d’elle-même, mais elle est certainement possible ; et c’est aux Palestiniens de la garantir.
Ce moment nous place à un carrefour historique critique. Le sionisme a perdu une grande partie de son appareil de propagande, et cette érosion de sa domination narrative expose la vulnérabilité du régime israélien.
Les Palestiniens seront-ils capables de tirer parti de cette vague mondiale de solidarité, de ce moment de clarté, pour éroder davantage les promesses fausses et violentes du sionisme et faire avancer la lutte pour une Palestine libre ?
La mentalité coloniale occidentale mise à nu
En tant que peuple colonisé, les Palestiniens continueront à résister aux forces qui les dépossèdent et les oppriment, que ce soit à Gaza ou dans toutes les régions.
La libération de la Palestine n’est plus considérée comme une cause locale ou régionale ; elle est plutôt devenue le pivot moral et politique d’une conscience mondiale émergente.
La diaspora joue un rôle crucial dans cette transformation. Dispersés à travers les continents, les Palestiniens façonnent le discours dans les universités, les parlements et les rues.
Leur lutte s’inscrit dans le cadre de mouvements mondiaux en faveur de la justice climatique, de l’égalité raciale et d’une décolonisation plus large.
Les tentatives visant à criminaliser leur discours, par le biais de sanctions, de censure et de campagnes de dénigrement, démontrent leur influence croissante. En affirmant le vocabulaire de la libération, les Palestiniens en exil et ceux qui font partie du mouvement de solidarité plus large démantèlent les fondements réthoriques de l’empire lui-même.
En définitive, le 7 octobre a révélé les continuités coloniales qui sous-tendent l’ordre mondial. La réponse des gouvernements occidentaux à l’attaque israélienne contre Gaza – aide militaire, couverture diplomatique et répression de la solidarité – a mis en évidence la persistance d’une mentalité coloniale sous le vernis du libéralisme.
Les institutions créées après la Seconde Guerre mondiale pour garantir les droits universels sont devenues des mécanismes de préservation de l’hégémonie. Lorsque le droit international est appliqué de manière sélective, il cesse d’être une loi et devient le langage de la domination.
Le génocide est la phase ultime du projet colonialiste occidental
Le génocide à Gaza est ainsi devenu un miroir dans lequel le monde se regarde. Il reflète la structure racialisée du pouvoir mondial qui relie la dépossession des Palestiniens à des systèmes plus larges de prédation et de contrôle, du vol des ressources à la militarisation des frontières en passant par le contrôle des migrants.
La Palestine n’est pas une crise isolée, mais le front d’une lutte mondiale entre l’empire et la justice mondiale. Exiger la liberté pour la Palestine, c’est exiger la fin de l’ordre colonial qui soutient l’exploitation partout dans le monde.
La décolonisation ne concerne pas seulement les frontières ; elle consiste à démanteler le capitalisme impérialiste, le militarisme et les hiérarchies mondiales qui les soutiennent. Les Palestiniens doivent continuer à articuler la libération comme faisant partie d’un programme mondial commun.
Parler de liberté « deu fleuve à la mer » revient à articuler un horizon universel de justice ; le bilan mondial qui a suivi le 7 octobre a révélé qu’une telle possibilité peut être imaginée, mais la lutte consiste désormais à la rendre durable.
Conclusion
Le 7 octobre n’a pas inventé une nouvelle politique ; il a révélé la vérité d’une politique ancienne. Il a mis à nu la faillite morale d’un ordre mondial qui se dit libéral tout en cautionnant le génocide.
Il a brisé le mythe selon lequel la paix pouvait être obtenue sans s’attaquer à la structure même de la dépossession et de l’effacement. La tentative de ressusciter le « processus de paix » est un effort pour enterrer cette évidence sous le langage de la diplomatie.
En fin de compte, ce génocide a radicalisé le monde, et les gens ne peuvent plus ignorer une annihilation diffusée en direct et défendue sous la bannière de la démocratie libérale.
Le monde a pris conscience qu’Israël ne peut plus exister en tant que régime d’apartheid. C’est précisément ce que signifie une Palestine libre : démanteler l’apartheid, reprendre possession de la Palestine et ouvrir la voie à un avenir de liberté et de justice entre le fleuve et la mer.
Pour les Palestiniens, il n’y a pas de retour en arrière possible. Le paradigme a changé, et la justice exige désormais le démantèlement des structures qui ont permis la dépossession.
Sur le plan stratégique, la tâche qui nous attend consiste à consolider cette rupture dans un projet cohérent de décolonisation. La justice ne peut se limiter à la création d’un État sous occupation ; elle doit aborder l’ensemble des droits des Palestiniens : retour, égalité et souveraineté.
Cela signifie reconstruire les institutions politiques palestiniennes sur la base de la libération plutôt que de la dépendance vis-à-vis des donateurs, en veillant à ce qu’elles reflètent les aspirations collectives des Palestiniens partout dans le monde.
Auteur : Tareq Baconi
* Tareq Baconi est analyste politique aux États-Unis pour le réseau al-Shabaka : The Palestinian Policy Network.Son livre, Hamas Contained [The Rise and Pacification of Palestinian Resistance] a été publié par Stanford University Press. Les écrits de Tareq ont été publiés dans la London Review of Books, la New York Review of Books, le Washington Post, entre autres, et il est un commentateur régulier dans les médias régionaux et internationaux. Il est l'éditeur de critiques de livres pour le Journal of Palestine Studies.Son compte Twitter.
21 décembre 2025 – Al-Shabaka – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah

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