Par Ramzy Baroud
“L’eau est revenue”, s’exclamait un membre de la famille dans un mélange d’excitation et de panique, souvent très tard dans la nuit. Dès qu’une telle annonce était faite, toute ma famille se mettait à courir dans tous les sens pour remplir tous les réservoirs, récipients ou bouteilles que nous avions. Très souvent, l’eau s’arrêtait de couler au bout de quelques minutes, nous laissant dans un sentiment collectif de défaite et de doute sur la possibilité même de survivre.
Telle était notre vie sous l’occupation militaire israélienne à Gaza. La tactique, consistant à tenir les Palestiniens sous le joug du bon vouloir d’Israël en matière d’eau, était si habituelle pendant la première Intifada (soulèvement) palestinienne, que la coupure de l’approvisionnement en eau des camps de réfugiés, des villages, des villes ou des régions entières était toujours la première mesure qu’ils prenaient pour soumettre la population rebelle.
S’ensuivaient souvent des raids militaires, des arrestations massives et des violences meurtrières, mais l’Occupation commençait presque toujours par priver d’eau les Palestiniens.
La guerre de l’eau menée par Israël contre les Palestiniens a changé depuis, du fait principalement de la crise du changement climatique qui oblige Israël à se préparer à un avenir potentiellement difficile en la matière.
Cette préparation se fait évidemment en grande partie aux dépens des Palestiniens occupés. En Cisjordanie, le gouvernement israélien continue de s’approprier les ressources en eau palestiniennes provenant des principaux aquifères de la région – l’aquifère de montagne et l’aquifère côtier.
Plus scandaleux encore, Mekorot, la principale compagnie des eaux israélienne, vend cette eau palestinienne, qu’elle a volée, aux villes et villages palestiniens, au nord de la Cisjordanie en particulier, à des prix exorbitants.
Outre les profits qu’il tire du vol de l’eau, Israël continue d’utiliser l’eau comme une forme de punition collective en Cisjordanie, tout en refusant très souvent aux Palestiniens, en particulier dans la zone C, le droit de creuser de nouveaux puits pour contourner le monopole israélien de l’eau.
Selon Amnesty International, les Palestiniens de Cisjordanie occupée consomment en moyenne 73 litres d’eau par jour et par personne. Comparez cela à un citoyen israélien, qui consomme environ 240 litres d’eau par jour, et, pire encore, à un colon juif israélien illégal, qui consomme plus de 300 litres par jour.
La part palestinienne de l’eau est non seulement bien inférieure à la moyenne consommée par les Israéliens, mais elle est même inférieure au minimum quotidien recommandé de 100 litres par personne, tel que désigné par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
La situation des Palestiniens de Cisjordanie est déjà très précaire, mais à Gaza, c’est une véritable catastrophe humanitaire. À l’occasion de la Journée mondiale de l’eau, le 22 mars, l’Autorité de l’eau et de la qualité de l’environnement de Gaza a mis en garde contre une “crise massive” si les réserves d’eau de Gaza continuaient de s’épuiser au rythme actuel.
Le porte-parole de l’Autorité, Mazen al-Banna, a déclaré aux journalistes que 98 % des réserves d’eau de Gaza sont impropres à la consommation humaine.
Les conséquences de ces chiffres terrifiants sont bien connues des Palestiniens et, en fait, de la communauté internationale également.
En octobre dernier, Muhammed Shehada, de l’Euro-Med Monitor, a déclaré lors de la 48e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies qu’environ un quart de toutes les maladies à Gaza sont causées par la pollution de l’eau, et qu’environ 12% des décès des enfants de Gaza sont “liés à des infections intestinales dues à l’eau contaminée”.
Mais comment Gaza en est-elle arrivée là ?
Le 25 mai, quatre jours après la fin de la dernière guerre israélienne contre Gaza, l’organisation caritative Oxfam a annoncé que 400 000 personnes dans la bande de Gaza assiégée n’avaient pas accès à un approvisionnement régulier en eau.
La raison en est que les campagnes militaires israéliennes commencent toujours par cibler les réseaux électriques, les services d’eau et autres installations publiques civiles, vitales pour les Palestiniens. Selon Oxfam, “11 jours de bombardements … ont gravement affecté les trois principales usines de désalinisation de la ville de Gaza.”
Il est important de garder à l’esprit que la crise de l’eau à Gaza dure depuis des années, et qu’Israël est responsable de toutes les dimensions de cette crise incessante.
Avec des infrastructures endommagées ou en mauvais état, une grande partie de l’eau de Gaza contient des niveaux de salinité dangereusement élevés, ou est extrêmement polluée par les eaux usées ou autres.
Avant même qu’Israël ne redéploie ses forces hors de Gaza en 2005 et n’impose à la population de la bande un siège terrestre, maritime et aérien, Gaza connaissait déjà une crise de l’eau.
L’aquifère côtier de Gaza était entièrement contrôlé par l’administration militaire israélienne, qui détournait l’eau de bonne qualité vers les quelques milliers de colons juifs, tout en allouant occasionnellement de l’eau très salée au million et demi de Palestiniens de l’époque, tenant pour acquis que les Palestiniens ne pouvaient ni protester, ni résister à l’occupation israélienne de quelque manière que ce soit.
Près de 17 ans plus tard, la population de Gaza est passée à 2,1 millions d’habitants, et l’aquifère de Gaza, déjà en difficulté, est maintenant à bout de souffle. Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) a signalé que l’eau de l’aquifère de Gaza s’épuise en raison d’une “surexploitation (due au fait que) les gens n’ont pas d’autre choix” [1].
“Pire, la pollution et l’afflux d’eau de mer font que seuls 4% de l’eau de l’aquifère est potable. Le reste doit être purifié et dessalé pour être rendu potable”, ajoute l’UNICEF.
En d’autres termes, selon l’UNICEF, le problème n’est pas le manque d’accès aux réserves d’eau douce existantes, car, à Gaza, il n’y a plus ou presque plus d’eau douce qui arrive, mais le manque de technologie et de carburant qui donnerait aux Palestiniens de Gaza la possibilité de rendre potable de l’eau salée ou polluée. Mais cela n’est pas une solution sur le long terme.
Non seulement Israël fait tout ce qu’il peut pour empêcher les Palestiniens de résoudre la crise de l’eau, mais il fait tout ce qu’il peut pour l’aggraver et ainsi compromettre les chances de survie des Palestiniens.
Par exemple, l’année dernière, les Palestiniens ont accusé Israël d’avoir inondé délibérément des milliers de dunums de terre palestiniennes à Gaza, en purgeant les barrages du sud qu’Israël utilise pour recueillir l’eau de pluie.
Ce rituel quasi annuel d’Israël continue de dévaster les zones agricoles de Gaza, qui sont la colonne vertébrale de la survie des Palestiniens sous le siège hermétique d’Israël, et qui ne cessent de se réduire.
La communauté internationale ne prête attention à Gaza qu’en période de guerre israélienne, et même dans ce cas, son attention est le plus souvent négative, les Palestiniens étant généralement accusés de provoquer les prétendues guerres défensives d’Israël. En réalité, même lorsque les campagnes militaires israéliennes prennent fin, Tel Aviv continue de faire la guerre aux habitants de la bande de Gaza.
Bien que militairement puissant, Israël prétend être confronté à une “menace existentielle” au Moyen-Orient. En vérité, c’est l’existence des Palestiniens qui est réellement menacée. Lorsque la quasi-totalité de l’eau de Gaza est impropre à la consommation humaine en raison d’une stratégie israélienne délibérée, on peut comprendre que les Palestiniens continuent à se battre comme si leur vie en dépendait, car c’est bien le cas.
Note :
[1] La surexploitation de l’aquifère entraîne à son tour des problèmes de salinisation par intrusion des eaux de mer. S’y ajoute la pollution par les eaux usées et l’agriculture. En outre, la croissance démographique et l’extrême densité de l’habitat ont réduit les possibilités d’infiltration des eaux de pluie pour réalimenter la nappe.
Israël, de son côté, aurait multiplié les puits d’interception de l’eau en amont de Gaza, empêchant une partie de l’écoulement des eaux vers cet aquifère. Le blocus imposé à Gaza rend quasi impossible la maintenance des réseaux d’assainissement. Les dégâts matériels occasionnés par le dernier conflit ont achevé de mettre à mal les équipements qui fonctionnaient encore.
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out ». Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
30 mars 2022 – RamzyBaroud.net – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet