Comment le lobby pro-Israël a fait couler la gauche britannique

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Le cinéaste Ken Loach (à g.) et le secrétaire général du Labour, Jeremy Corbyn - Photo : via Chroniclelive.co.uk

Par Jonathan Cook

La diffamation à l’encontre de Ken Loach et de Jeremy Corbyn est le signe d’une évolution perverse du discours politique.

On a accusé le cinéaste et Corbyn d’être antisémites mais leur vrai crime était de représenter une époque où la lutte pour un monde meilleur s’enracinait dans la solidarité de classe.

Ken Loach, l’un des réalisateurs britanniques les plus admirés, a passé plus d’un demi-siècle à dépeindre le sort des pauvres et des personnes vulnérables. Ses films ont souvent souligné l’indifférence désinvolte ou l’hostilité active de l’État, qui exerce un pouvoir absolu sur les gens ordinaires.

Le mois dernier, Loach s’est retrouvé au cœur d’un drame qui aurait pu être tiré directement d’un de ses propres films. Ce cinéaste reconnu qui dépeint inlassablement les maux de la société a été mensongèrement accusé de racisme et contraint de renoncer à juger un concours scolaire de lutte contre le racisme, sans pouvoir se défendre.

La voix des impuissants

Toute la vie et l’œuvre de Loach prouvent que non seulement il n’est pas raciste mais qu’il se tient toujours auprès des faibles et des opprimés.

Dans ses films, il a relaté courageusement certains des épisodes les plus horribles de la répression brutale de l’État britannique en Irlande, ainsi que les luttes historiques contre le fascisme dans d’autres parties du monde, de l’Espagne au Nicaragua.

Mais il a surtout concentré ses critiques sur le traitement honteux que la Grande-Bretagne réserve à ses propres pauvres, ses minorités et ses réfugiés. Dans son récent film I, Daniel Blake, il s’est penché sur l’insensibilité des bureaucraties d’État dans leur application des politiques d’austérité, tandis que le film Sorry We Missed You, sorti cette année, décrivait la précarité d’une main-d’œuvre sous contrats «zéro heure», obligée de choisir entre le besoin de travailler et sa responsabilité envers sa famille

Il est évident que cette description sans concessions des dysfonctionnements sociaux et politiques britanniques – qui se révèlent de façon encore plus frappante dans l’actuelle pandémie de coronavirus – rendent Loach nettement moins populaire dans son pays que dans le reste du monde, où ses films sont régulièrement récompensés.

Cela explique sans doute pourquoi les extraordinaires accusations de racisme – ou plus précisément d’antisémitisme – dont il a fait l’objet n’ont pas été plus largement dénoncées.

Campagne de diffamation

Dès l’annonce en février que Loach et Michael Rosen, un célèbre poète de gauche pour enfants, allaient juger un concours artistique antiraciste pour les écoles, ils ont tous les deux dû affronter une campagne de diffamation impitoyable et très médiatisée. Mais étant donné que Rosen est juif, l’attaque s’est concentrée sur Loach.

L’organisation à l’origine du prix, Show Racism the Red Card, qui avait d’abord refusé de céder à l’intimidation, s’est rapidement vue menacée dans son statut même d’organisation caritative ainsi que dans son travail d’éradication du racisme dans le football.

Dans une déclaration, la société de production de Loach, Sixteen Films, a déclaré que Show Racism the Red Card avait fait “l’objet d’une campagne agressive visant à persuader les syndicats, les services gouvernementaux, les clubs de football et les politiciens de cesser de financer ou de soutenir l’organisation caritative et son travail”.

“Des pressions ont été exercées en coulisses” par le gouvernement et les clubs de football, qui ont menacé de rompre les liens avec l’organisation caritative.

Plus de 200 personnalités du monde du sport, de l’université et des arts ont pris la défense de Loach, a noté Sixteen Films, mais l’existence même de l’association a rapidement été menacée. Face à ces attaques incessantes, Loach a accepté de se retirer le 18 mars.

Ce n’était pas des attaques ordinaires, il s’agissait d’une campagne très bien organisée et très efficace, qui a été bien accueillie dans les allées du pouvoir.

Le lobby israélien à l’américaine

Le Conseil des députés juifs anglais et le Mouvement travailliste juif – deux organisations que beaucoup de gens de gauche connaissent bien – menaient la campagne contre Loach et Rosen.

Ils avaient auparavant manœuvré à l’intérieur et à l’extérieur du parti travailliste pour discréditer Jeremy Corbyn, son chef élu. Corbyn a démissionné ce mois-ci pour être remplacé par Keir Starmer, son ancien responsable du Brexit, après avoir perdu les élections générales de décembre au profit du parti conservateur au pouvoir.

On a découvert, il y a deux ans dans le cadre d’une enquête filmée en caméra cachée par Al-Jazeera, les incessants efforts secrets du Mouvement travailliste juif (JLM) pour renverser Corbyn.

Le JLM est un petit groupe de pression pro-Israël, affilié au parti travailliste, tandis que le Conseil des députés prétend à tort représenter la communauté juive de Grande-Bretagne, alors qu’en fait il sert de lobby à ses éléments les plus conservateurs.

Comme ils l’avaient fait avec Loach, les deux organisations ont régulièrement accusé Corbyn d’être antisémite et de présider un parti travailliste qu’ils ont qualifié d’ “institutionnellement antisémite”. Les médias ont relayé leurs accusations sans les remettre en question bien quelle ne soient étayées par aucune preuve.

La raison de ces campagnes de diffamation ne fait pas mystère. Loach et Corbyn ont une longue histoire commune de défenseurs passionnés des droits des Palestiniens, à un moment où Israël intensifie ses efforts pour anéantir tout espoir que Palestiniens obtiennent un jour un État ou le droit à l’autodétermination.

Ces dernières années, le Conseil des députés et le mouvement travailliste juif ont adopté les tactiques des lobbys étasuniens pour faire taire toute critique d’Israël dans le domaine public. Plus les abus d’Israël contre les Palestiniens s’intensifient, plus ces organisations s’ingénient à faire taire ceux qui réclament justice pour les Palestiniens.

Starmer, le successeur de Corbyn, a fait tout son possible pour se concilier le lobby pendant sa campagne électorale du mois dernier pour la direction du parti travailliste, en acceptant d’assimiler la critique d’Israël à de l’antisémitisme pour éviter de subir le même sort. Sa victoire a été saluée à la fois par le Conseil et par le JLM.

Diffamer pour détruire

Mais le traitement de Ken Loach montre que l’arme de l’antisémitisme n’est pas prête d’être abandonnée, et qu’elle continuera à être utilisée contre les principaux détracteurs d’Israël. C’est une épée de Damoclès suspendue au-dessus des futurs dirigeants travaillistes, pour les obliger à expulser les membres du parti qui persistent à dénoncer, soit l’intensification des abus d’Israël à l’encontre des Palestiniens, soit le rôle néfaste des groupes de pression pro-israéliens comme le Conseil et le JLM.

Les accusations portées contre Loach étaient pour le moins fragiles, – basées sur la logique circulaire qui est devenue la norme ces derniers temps lorsqu’il s’agit de juger des cas supposés d’antisémitisme.

Le délit de Loach, selon le Conseil des députés et le Mouvement travailliste juif, est d’avoir nié, en se basant sur des faits, que le Labour soit institutionnellement antisémite.

Le simple fait de demander à ces deux organisations de prouver leurs accusations, selon lesquelles le Labour aurait un problème d’antisémitisme, est assimilé à de l’antisémitisme et partant à la négation de l’Holocauste.

Quand Show Racism the Red Card a refusé de céder aux calomnies, le Conseil et le Mouvement travailliste juif ont avancé l’accusation supplémentaire ci-dessous. L’organisation caritative antiraciste l’a utilisée comme prétexte pour se sortir d’affaire.

Cette attaque supplémentaire contre Loach n’était pas de la diffamation directe mais de la diffamation par personne interposée.

Le Conseil et le Mouvement travailliste juif ont été déterrer un évènement qui était passé inaperçu : il y a un an, Loach a répondu à un courriel d’un membre du syndicat GMB qui avait été expulsé du syndicat.

Peter Gregson voulait l’avis de Loach sur une vidéo dans laquelle il accusait le syndicat de vouloir l’exclure parce qu’il s’opposait à la nouvelle définition de l’antisémitisme que voulait imposer l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), qui assimile ouvertement la critique d’Israël à de l’antisémitisme.

La définition de l’IHRA a été imposée au parti travailliste il y a deux ans par les deux mêmes organisations – le Mouvement travailliste juif et le Conseil des députés – en grande partie pour isoler Corbyn, malgré une grande opposition de la base.

L’opposition à la nouvelle définition

Le groupe de pression pro-israélien voulait faire adopter cette nouvelle définition – dont sept exemples d’antisémitisme sur les onze concernent Israël, et non les Juifs – parce qu’alors il devenait impossible à Corbyn et ses partisans de critiquer Israël sans risquer de se faire accuser d’antisémitisme.

Loach faisait partie des nombreux partisans de Corbyn qui ont tenté de résister à la définition de l’IHRA. Il n’était donc pas surprenant qu’il donne son avis de cinéaste sur la vidéo de Gregson, étant donné que l’épreuve que ce dernier traversait ressemblait fort à celles des gens que Loach décrit depuis des décennies dans ses films.

Ce n’est que plus tard que Loach a appris que le comportement de Gregson suscitait quelques doutes, notamment le fait qu’il s’était brouillé avec un membre juif du syndicat. Loach a alors pris ses distances vis-à-vis de Gregson et a soutenu la décision du GMB.

Cela aurait dû être la fin de l’histoire. Loach est un personnage public qui considère que son devoir est de s’engager auprès des gens ordinaires qui ont besoin d’aide – tout autre attitude, compte tenu de ses opinions politiques, ferait de lui un hypocrite. Mais il n’est pas omniscient. Il ne peut pas connaître l’histoire de chaque individu qui croise son chemin. Il ne peut pas sonder chaque personne avant de lui envoyer un mail.

Les soi-disant « inquiétudes » du Conseil et du Mouvement travailliste juif en ce qui concerne Loach ne doivent pas être prises pour argent comptant. En fait, leur opposition vient d’un désaccord bien plus fondamental sur ce qui peut et ne peut pas être dit sur Israël, un désaccord dans lequel la définition de l’IHRA est une arme capitale.

Un discours pervers

Leurs attaques mettent en lumière le discours de plus en plus pervers qui est intentionnellement développé autour de l’antisémitisme dans la vie publique britannique. A travers la publication récente de ses “10 engagements”, le Conseil des députés a exigé de tous les futurs dirigeants travaillistes qu’ils adoptent ce même discours pervers sous peine de subir le sort de Corbyn. Ce n’est pas une coïncidence si le cas de Loach fait écho au harcèlement public subi par Corbyn.

Tous deux font partie des rares personnalités publiques qui, depuis des nombreuses décennies, consacrent leur temps et leur énergie à défendre les faibles contre les forts, à défendre ceux qui n’ont personne pour les défendre.

Tous deux sont les survivants d’une génération de militants politiques et d’intellectuels enracinés dans une lutte des classes sans complaisance, fondée sur les droits universels, plutôt que sur la politique à la mode, mais très clivante, des guerres d’identité et de culture.

Loach et Corbyn sont tout ce qui reste de la gauche britannique d’après-guerre dont les inspirations étaient très différentes de celles du centre et de la droite – et très différentes de ce qui anime de nombreux jeunes d’aujourd’hui.

Lutte contre le fascisme

Tous deux ont été inspirés par les luttes antifascistes de leurs parents dans les années 1930 contre les Chemises brunes d’Oswald Moseley, comme lors de la bataille de Cable Street. Et dans leur jeunesse, ils ont été portés par la solidarité de classe qui a donné naissance, à la fin des années 1940, à un service national de santé qui, pour la première fois, permettait à tous les habitants du Royaume-Uni d’accéder aux soins de santé.

À l’étranger, ils ont été galvanisés par la lutte populaire et mondiale contre le racisme institutionnel de l’apartheid en Afrique du Sud, une lutte qui a progressivement érodé le soutien des gouvernements occidentaux au régime blanc. Et ils ont été à l’avant-garde de la dernière grande mobilisation politique de masse, contre les mensonges officiels qui ont justifié la guerre d’agression américano-britannique contre l’Irak en 2003.

Mais comme la plupart des membres de cette gauche en déliquescence, ils sont hantés par le grand échec de leur génération en matière de solidarité internationale. Ils n’ont pas réussi, malgré leurs protestations, à mettre fin aux nombreuses décennies d’oppression coloniale subies par le peuple palestinien, une oppression soutenue par les États occidentaux qui soutenaient autrefois l’Afrique du Sud de l’apartheid.

La ressemblance entre ces deux projets coloniaux soutenus par l’Occident, et largement occultée par les politiciens et les médias britanniques, est frappante et dérangeante.

En finir avec la lutte des classes

Les efforts pour diaboliser Loach et de Corbyn en les accusant d’antisémitisme – de même que ceux développés de l’autre côté de l’Atlantique pour faire taire Bernie Sanders (même si sa judaïcité le protège un peu) – ont pour objectif de purger, une bonne fois pour toutes, les instances politiques et médiatiques occidentales de cette conscience de classe d’un autre temps.

Des militants comme Loach et Corbyn se battent pour une reconnaissance historique de l’ingérence coloniale de l’Occident dans le reste du monde et de ses opérations catastrophiques qui continuent de provoquer la fuite des soi-disant “immigrants”.

C’est l’Occident qui a pillé ces terres étrangères pendant des siècles, qui a armé les dictateurs censés apporter l’indépendance à ces anciennes colonies, et qui maintenant envahit ou attaque ces mêmes pays sous prétexte d’ “interventions humanitaires”.

De même, la lutte de classe internationaliste de Loach et Corbyn rejette une politique identitaire qui, au lieu de reconnaître la longue histoire de l’Occident en matière de crimes commis contre les femmes, les minorités et les réfugiés, canalise les énergies des groupes marginalisés dans une lutte des uns contre les autres pour s’asseoir à la table d’honneur avec l’élite blanche.

C’est précisément ce genre de fausse conscience progressiste qui conduit à se féliciter que des femmes soient nommées à la tête du complexe militaro-industriel, ou à s’enthousiasmer de ce qu’un noir devienne président des États-Unis, un noir qui a ensuite battu des records en matière d’exécutions extrajudiciaires à l’étranger et de répression de la dissidence politique dans le pays.

Le militantisme de terrain de Loach et Corbyn est l’extrême inverse de ce qui se passe actuellement en politique : à savoir que les entreprises utilisent leurs énormes richesses pour faire du lobbying et acheter des politiciens qui, à leur tour, utilisent leurs spin-doctors pour manipuler l’information avec l’aide des médias privés inféodés.

Des préoccupations hypocrites

Le Conseil des députés et le Mouvement travailliste juif utilisent à l’envi ces méthodes. Ils se servent de leur étiquette politique pour accéder aux hautes sphères et faire pression en faveur d’Israël.

Si ce que je dis vous semble exagéré, souvenez-vous que, pendant que le Conseil des députés et le mouvement travailliste juif dénonçaient haut et fort un prétendu accès d’antisémitisme à gauche, du fait principalement de son hostilité envers Israël, la droite et l’extrême-droite avaient leur feu vert pour attiser toujours plus le nationalisme et le racisme blanc envers les minorités.

Ces deux organisations ne se sont pas contentées d’ignorer la montée de la droite nationaliste – qui fait maintenant partie du gouvernement britannique – elles se sont ralliées à elle.

Les dirigeants du Conseil, notamment – et le grand rabbin Ephraim Mirvis, qui a publiquement traité Corbyn d’antisémite quelques jours avant les élections générales de l’année dernière – n’ont guère pris la peine de dissimuler leur soutien au gouvernement conservateur et au Premier ministre Boris Johnson.

Leurs démonstrations d’inquiétude concernant le racisme et leurs attaques contre le statut d’organisation caritative de Show Racism the Red Card sonnent creuses, compte tenu de leur propre soutien au racisme.

Les deux organisations ont soutenu à plusieurs reprises Israël dans ses violations des droits de l’homme et ses attaques contre les Palestiniens, y compris le déploiement par Israël de tireurs d’élite pour tirer sur des hommes, des femmes et des enfants qui protestaient contre plus d’une décennie d’asphyxie de Gaza sous blocus.

Toutes deux ont gardé le silence sur la décision raciste d’Israël d’autoriser les équipes de football des colonies juives illégales de Cisjordanie à jouer dans sa ligue en violation des règles de la FIFA.

Et elles ont soutenu le statut caritatif du Fonds national juif au Royaume-Uni, alors même qu’il finance des projets de colonisation racistes et des programmes de reboisement destinés à déplacer les Palestiniens de leurs terres.

Leur hypocrisie a été sans limite.

Inversion accusatoire

Le fait que le Conseil des députés et le mouvement travailliste juif aient pu exercer une telle pression contre Loach avec de simples allégations montre à quel point le lobby israélien a été intégré avec enthousiasme et succès dans l’establishment britannique.

Israël est le pilier clé d’une alliance militaire occidentale informelle qui permet à l’Occident de projeter sa puissance dans un Moyen-Orient riche en pétrole. Israël exporte sa technologie oppressive et ses systèmes de surveillance, perfectionnés grâce au contrôle qu’il exerce sur les Palestiniens, vers des États occidentaux avides de systèmes de contrôle plus sophistiqués. Et Israël a contribué à saper le droit international en consolidant son occupation, tout en ouvrant la voie à la légitimation de la torture et des assassinats ciblés, qui sont désormais des piliers de la politique étrangère américaine.

La place centrale d’Israël dans cette matrice de pouvoir est rarement discutée, car les institutions occidentales n’ont aucun intérêt à ce que leur mauvaise foi et leur politique de deux poids deux mesures apparaissent au grand jour.

Le Conseil et le Mouvement travailliste juif aident à imposer le silence sur Israël, un allié occidental clé. Dans une inversion accusatoire véritablement orwellienne, ils accusent de racisme nos antiracistes les plus éminents et les plus résolus.

À la grande satisfaction des élites occidentales, des figures comme Loach et Corbyn – des vétérans de la lutte des classes, qui ont combattu pendant des décennies pour construire une société meilleure – sont maintenant sacrifiées sur l’autel de la politique identitaire.

Si cette perversion de notre discours démocratique devait se poursuivre, nos sociétés seraient condamnées à devenir encore plus laides, plus clivantes et plus divisées.

8 avril 2020 – Jonathan-Cook.net – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet