
Ce qui subsiste de la la librairie Samir Mansour après les bombardements israéliens - Photo : via The Palestine Studies
La bande de Gaza subit en ce moment des attaques qui visent à effacer jusqu’à la mémoire ancestrale de son peuple.
Autrefois piliers essentiels de la vie culturelle, les imprimeries et les maisons d’édition jouaient un rôle central dans le rayonnement littéraire et intellectuelle de Gaza. Mais la guerre d’extermination a réduit en ruines des dizaines de bibliothèques et d’imprimeries, et les mots sont désormais enfouis sous les décombres.
L’imprimerie historique Rashad al-Shawa Press enfouie sous les décombres
Les presses de la Charitable Society, situées à l’intérieur du Rashad al-Shawa Cultural Center dans la ville de Gaza et connues sous le nom d’al-Shawa Press, comptaient parmi les plus importantes et les plus anciennes de la bande de Gaza.
Elles produisaient un large éventail de documents imprimés qui ont joué un rôle important dans la formation de la mémoire collective palestinienne, notamment le journal officiel palestinien, Al-Waqa’i’ al-Filastiniyya.
L’imprimerie a été créée en 1983 sur ordre de Hajj Rashad al-Shawa, alors maire de Gaza. Depuis sa fondation, elle a servi les institutions, les particuliers et les organisations de la société civile, son activité s’étant particulièrement développée après l’arrivée de l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza.
Al-Shawa Press était l’une des rares installations capables de réaliser l’ensemble du processus d’impression, de A à Z, donnant ainsi vie à des ouvrages imprimés sous un seul toit.
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Même avant la guerre, l’imprimerie était confrontée à des difficultés liées au blocus, notamment l’interdiction d’importer de l’encre et des pièces de rechange pour ses machines de fabrication allemande.
Ces composants devaient être achetés auprès du fabricant et transportés à Gaza via des points de passage contrôlés par l’occupation israélienne, un processus qui entravait considérablement la production et perturbait les opérations.
L’imprimerie s’est efforcée de maintenir un stock suffisant de matériel, ce qui lui a permis de fournir à la bande de Gaza entre 40 000 et 50 000 exemplaires imprimés par mois, et parfois jusqu’à 100 000 exemplaires. Ses machines fonctionnaient sans interruption, jusqu’à ce que la guerre éclate.
L’imprimerie vibrait autrefois d’énergie et d’activité, les ouvriers s’efforçant de fournir un travail de la plus haute qualité, se souvient Mohammad Musbeh, qui y a travaillé pendant 37 ans, depuis 1986.
Mais la guerre a complètement détruit l’installation, laissant un vide profond dans l’industrie de l’imprimerie à Gaza. Aujourd’hui, l’imprimerie n’existe plus que comme une ombre dans les mémoires. [1]
Librairie Samir Mansour : des livres pour survivre
La librairie de Samir Mansour est l’un des exemples les plus marquants de la résilience culturelle de Gaza. Depuis sa création en 2000, elle accueillait de jeunes talents, soutenait les auteurs locaux et s’efforçait de publier et de diffuser la littérature palestinienne au-delà des frontières de la patrie.
Samir Mansour a grandi sous l’influence de son père, qui lui a transmis son amour de l’imprimerie. Il a ensuite ouvert sa propre librairie, combinant impression, édition, distribution et traduction, animé par la conviction profonde que la culture est la pierre angulaire de la construction d’une société.
Le « Mus’haf al-Quds al-Sharif » (une édition imprimée du Coran portant le nom de Jérusalem) a été le premier ouvrage publié par Mansour, à l’origine en édition spéciale pour le ministère des Awqaf et des Affaires religieuses. Il a ensuite continué à l’imprimer à ses propres frais.
Dès le début, la maison d’édition s’est engagée à répondre aux besoins de la communauté de Gaza, en réunissant à la fois des écrivains émergents et des figures littéraires établies, telles que le regretté Ghareeb Asqalani, afin de produire des ouvrages complets et soigneusement édités.
Parfois, les lecteurs étaient même invités à donner leur avis dans le cadre du processus de contrôle qualité, afin de garantir l’intégrité et la richesse du contenu.
La librairie a fini par ouvrir plusieurs succursales dans la ville de Gaza. Sa succursale de University Street a été bombardée en 2015, ce qui a incité Mansour à construire un nouveau siège social, plus grand et plus beau. Puis est arrivée la guerre de 2023, qui a de nouveau endommagé la succursale de University Street, détruit complètement celle de la vieille ville et causé des dégâts mineurs à celle de Rimal.
Mais Mansour n’a pas abandonné. Il a continué à vendre des livres en installant un étalage sur le trottoir devant l’entrepôt, un étalage qui est finalement devenu une succursale officielle sur la rue Thalatheeni pendant la guerre. Il a compris que les lecteurs avaient besoin de quelque chose pour occuper leur esprit et nourrir leurs pensées en l’absence d’électricité et d’Internet. Ce modeste étalage est devenu leur petite fenêtre sur la vie.
La maison d’édition n’a pas cessé ses activités pendant la guerre. Elle a publié plus de 50 livres et participé à des salons internationaux du livre par l’intermédiaire de ses représentants en Égypte, à Sharjah, à Amman et en Algérie.
Parmi ses publications les plus remarquables figurent The Development of Land Tenure in Palestine (Le développement du régime foncier en Palestine) de l’auteur Hind al-Budeiri, et The History of Gaza (L’histoire de Gaza) de l’historien Aref al-Aref.
La maison d’édition a également distribué gratuitement des livres d’histoires aux enfants des écoles pour déplacés à travers Gaza, pour semer les graines de l’espoir dans une génération qui grandit au milieu des décombres.
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Mansour a également réparé et rouvert la succursale de University Street, proposant des livres à 50 % de réduction et permettant les achats via des applications bancaires en raison de la pénurie d’argent liquide. « Nous ne pouvons pas nous permettre de nous arrêter longtemps », a-t-il déclaré.
Heureusement, Mansour avait acheté un stock de matières premières avant le début de la guerre, ce qui lui a permis de continuer à répondre aux besoins de ses lecteurs.
Il est resté fidèle à sa mission culturelle. La presse avait stocké de grandes quantités de livres anciens qui ont été endommagés par les bombardements, et Mansour a choisi de les distribuer gratuitement aux familles les plus pauvres, afin qu’elles les utilisent comme combustible pour cuire du pain.
Ironie du sort, la culture est venue nourrir à la fois les esprits et les corps.
La guerre a brûlé des livres et détruit des bibliothèques, mais elle n’a pas éteint l’appétit culturel de Gaza. Comme le dit Mansour, « Gaza est une ville qui se renouvelle constamment, malgré tout. Et tout ce que j’y vois, c’est de la beauté ». [2]
Dar Al Kalima : de l’encre aux cendres
Avec la destruction des imprimeries et des maisons d’édition de Gaza, la vie culturelle dans la bande de Gaza a été fortement handicapée, presque réduite à néant, à l’exception des efforts individuels de travailleurs culturels dévoués au milieu d’une destruction continue.
Le 11 décembre 2023, au 66e jour de la guerre, les flammes ont ravagé le siège de Dar Al Kalima for Publishing and Distribution, fondée en 2005. Cette attaque a porté un coup direct à un projet culturel et universitaire qui servait depuis longtemps de débouché intellectuel et éducatif à la population de Gaza.
Selon Atif Al-Durra, directeur de la maison d’édition, Dar Al Kalima s’appuyait principalement sur l’édition imprimée, conformément aux préférences des lecteurs. Cependant, elle avait également commencé à développer un projet d’édition numérique afin de contourner le blocus imposé à Gaza.
Aujourd’hui, il ne reste plus rien de la maison, si ce n’est des cendres éparpillées, mais son directeur, s’exprimant depuis les décombres, continue de croire en son rêve.
« Il est impossible d’imaginer Gaza sans livres. Dès que la guerre prendra fin, les presses devront se remettre en marche pour continuer à jouer leur rôle culturel. »
Les milieux littéraires et éducatifs ont absolument besoin de maisons d’édition car les écrivains aspirent à voir leurs œuvres intellectuelles imprimées et conservées dans les rayons des bibliothèques.
Mais la guerre a mis un terme à l’édition, obligeant de nombreux auteurs gazaouis à faire imprimer leurs œuvres à l’extérieur de la bande de Gaza.
Depuis sa création, l’imprimerie Dar Al Kalima s’est attachée à soutenir les écrivains palestiniens, à publier leurs œuvres et à faire entendre leur voix, tout en contribuant à une plus large diffusion des auteurs arabes dans toute la région.
Avant la guerre, Dar Al Kalima avait publié environ 500 ouvrages, allant de titres littéraires et d’ouvrages universitaires rédigés par des professeurs d’université à des voix émergentes et des projets scolaires écrits par des étudiants. La maison d’édition s’apprêtait également à publier plusieurs nouveaux titres juste avant le début de la guerre.
Après la guerre, la destruction des bibliothèques laissera un vide profond et il faudra faire de la relance des presses d’imprimerie une priorité culturelle et sociétale. Sans elles, ce qui n’est aujourd’hui qu’une interruption temporaire de la transmission du savoir pourrait se transformer en une rupture intellectuelle à long terme. [3]
La guerre détruit « Al-Shorouq » et brûle l’encre de « Lubad »
Le génocide perpétré par Israël n’a pas épargné Dar Al-Shorouq – Gaza, désormais réduit en ruines. Son contenu a été pillé, son équipement volé et ses activités culturelles ont été complètement interrompues.
Autrefois l’un des principaux joyaux culturels de la bande de Gaza, Al-Shorouq a été rayé de la carte, incapable de fournir des livres à ses lecteurs.
Pendant des années, Al-Shorouq s’est activement impliqué dans l’édition et la distribution d’un large éventail de livres et de documents de référence. Il a publié des milliers de titres en arabe et a joué un rôle clé dans la revitalisation de la scène culturelle à Gaza.
En tant qu’agent local de certaines des maisons d’édition arabes les plus importantes, il a contribué à l’impression, à la publication et à la distribution de livres culturels, apportant des voix intellectuelles dans la bande assiégée et œuvrant à la construction d’une société plus informée et plus consciente.
Pendant 25 ans, Al-Shorouq installé au cœur de la ville de Gaza, près de l’université Al-Azhar, a distribué des livres sans interruption. C’était plus qu’une simple librairie : c’était un café culturel, un espace où les lecteurs pouvaient se plonger dans des milliers de titres et accéder à un large éventail de ressources intellectuelles.
Aujourd’hui, la voix d’Al-Shorouq a été réduite au silence, son bâtiment est désormais abandonné après avoir été autrefois rempli de livres et d’idées. [4]
Quant à Al-Nahda Press and Library – Lubad, son siège social dans le nord de Gaza a été détruit et ses quatre entrepôts réduits en ruines.
En quelques secondes, des années de travail et d’investissement ont été perdues, ne laissant derrière elles que des souvenirs et un peu de matériel qui a miraculeusement survécu.
Selon Ahmad Lubad, vice-président du conseil d’administration, « toute l’imprimerie a disparu ».
Pendant des décennies, Al-Nahda Press a servi les institutions éducatives, gouvernementales et internationales, concevant et imprimant des manuels scolaires, du matériel universitaire et des documents officiels.
Elle était l’un des piliers de l’infrastructure d’impression de Gaza. Mais aujourd’hui, ses pertes sont estimées à plusieurs millions de shekels, avec peu d’espoir de reprise.
Comme d’autres imprimeries de Gaza, Al-Nahda était confrontée à de nombreux défis avant même la guerre, notamment le retard dans l’approvisionnement en encre, qui restait souvent bloquée pendant des mois aux postes-frontières, à la merci des caprices de l’occupant.
Les pièces de rechange pour ses machines étaient également souvent retenues, obligeant parfois l’imprimerie à interrompre ses activités pendant une année entière.
Malgré tout cela, l’imprimerie a survécu pendant des décennies. Mais aujourd’hui, sa réouverture dépend de la reconstruction de Gaza et de l’octroi d’une indemnisation significative. Sans cela, repartir à zéro serait une tâche presque impossible. [5]
La mémoire historique du camp de réfugiés a été effacée
Dar Al-Miqdad for Printing a vu le jour en 1993 dans le camp de réfugiés de Shati’ sous la forme d’un petit projet familial. Au fil du temps, il s’est développé pour devenir un centre éducatif et culturel dynamique de deux étages, au service des étudiants et des enseignants.
L’entreprise est devenue l’une des principales sources d’impression de manuels scolaires et universitaires et s’est spécialisée dans la production de matériel pédagogique complémentaire pour les établissements d’enseignement.
En 2020, l’imprimerie était devenue un centre entièrement intégré, desservant en particulier les lycéens, et constituant l’un des principaux établissements d’enseignement informel de la ville.
Mais pendant la guerre d’extermination, elle a été frappée par un raid aérien et complètement détruite.
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Jamil Miqdad, l’un des responsables de l’imprimerie, estime les pertes à environ 200 000 dollars, ajoutant : « Ce que nous avons perdu, ce n’est pas seulement de l’argent, c’est des décennies de travail, et l’espoir que nous avions imprimé sur chaque page. »
Un massacre de la mémoire historique
Les guerres ne visent pas seulement les corps, elles cherchent également à assassiner la mémoire.
Le fait de prendre pour cible les imprimeries et les maisons d’édition à Gaza est une tentative de frapper l’identité culturelle palestinienne au cœur.
Selon le droit humain international, le bombardement de telles institutions constitue une violation de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui garantit le droit à la liberté d’expression et l’accès à la connaissance et à l’information.
Les maisons d’édition et les imprimeries sont des structures civiles protégées par le droit international humanitaire, en particulier l’article 52 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1977, qui impose la protection des installations culturelles et éducatives contre les attaques, à moins qu’elles ne soient utilisées à des fins militaires manifestes.
Le bombardement de ces institutions constitue une violation du principe de distinction et une violation du principe de proportionnalité si l’attaque cause des dommages graves sans apporter d’avantage militaire spécifique. Leur destruction n’est pas seulement physique, elle porte gravement atteinte au droit humain à la connaissance.
« Lorsque l’encre est bombardée, la mémoire est massacrée. » [6]
Les imprimeries et les maisons d’édition de Gaza n’ont jamais été seulement des structures matérielles : elles étaient les dépositaires de la mémoire collective, préservant les récits et documentant les expériences vécues.
À une époque où l’encre est devenue la cible des forces d’occupation, conserver des livres devient un acte de survie.
Notes :
[1] Mohammad Musbeh, responsable du pliage et de la reliure chez Rashad al-Shawa Press, entretien téléphonique, mai 2025.
[2] Samir Abdul Raouf Mansour, fondateur de la librairie Samir Mansour pour l’impression, l’édition et la distribution, entretien en personne, juin 2025.
[3] Atif al-Durra, directeur de Dar Al Kalima pour l’édition et la distribution, entretien téléphonique, avril 2025.
[4] Ahmad al-Wadiya, directeur de la librairie Dar Al-Shorouq à Gaza, entretien téléphonique, avril 2025.
[5] Ahmad Lubad, vice-président de la maison d’édition et bibliothèque Al-Nahda – Lubad, entretien en personne, juin 2025.
[6] Saeed Abdullah, avocat et militant des droits de l’homme, entretien en personne, juin 2025.
Auteur : Fatma Al Zahraa Sehwail
* Fatma Al Zahraa Sehwail est journaliste culturelle, chercheuse et écrivaine. Elle est également formatrice en narration et en art oratoire à Gaza.
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10 juillet 2025 – The Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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