Que se passera-t-il si Assange est jugé aux États-Unis ?

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Julian Assange - Photo : Archives
Srecko HorvatLe jugement d’Assange aux États-Unis aurait de graves conséquences pour la liberté de la presse.

La semaine dernière, il est devenu clair que ce qui inquiète le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange et ses avocats depuis sept ans est arrivé : il fait l’objet de poursuites criminelles aux États-Unis. La crainte d’être extradé et jugé aux États-Unis l’a contraint à prendre refuge dans l’ambassade de l’Équateur à Londres il y a 2012.

Cette nouvelle n’a guère étonné ceux d’entre nous qui s’intéressent à son cas ou qui sont convaincus que le sort d’Assange est d’une importance historique pour l’avenir de la liberté de la presse.

Que se passera-t-il si Julian Assange est jugé aux États-Unis ?

Certains en Occident sont convaincus qu’Assange mérite d’être jugé et jeté en prison pour avoir “menacé” la sécurité nationale américaine et “sapé” son processus démocratique. Hillary Clinton, l’ancienne candidate à la présidence américaine, et Joe Biden, l’ancien vice-président, l’ont qualifié de “terroriste”, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, alors directeur de la CIA, a décrit WikiLeaks comme un “service de renseignement non étatique hostile” et le procureur général américain Jeff Sessions a déclaré que poursuivre Assange était une “priorité” pour lui.

Nombreux sont ceux qui en sont venus à considérer Assange comme un acteur politique qui a délibérément cherché à influencer le résultat des élections présidentielles américaines de 2016, ou comme un valet du président russe Vladimir Poutine, sans pouvoir rien prouver. L’acte d’accusation contre Assange est sans doute la réponse à la publication par WikiLeaks de la plus grande fuite de l’histoire de la CIA appelée #Vault7, et il ne sera probablement pas poursuivi dans le cadre de l’enquête du conseiller spécial Robert Mueller sur le rôle de la Russie dans les élections américaines de 2016.

Peu importe la sensibilité politique ou les opinions d’Assange, la question n’est pas de savoir s’il est aimable ou pas, la question, c’est la liberté de la presse. Comme l’a dit Edward Snowden: “On peut détester WikiLeaks et tout ce qu’il représente. On peut penser qu’Assange est un esprit maléfique manipulé par Poutine, mais il faut bien se rendre compte qu’en approuvant les poursuites contre un journaliste au motif qu’il a publié des informations, on sape les droits fondamentaux des médias.”

Si Assange est finalement arrêté, extradé vers les États-Unis et jugé aux États-Unis, il sera presque certainement condamné – tout comme Chelsea Manning – et il finira probablement dans une prison de type Guantanamo. Son procès et son emprisonnement auront des répercussions internationales pour les lanceurs d’alerte, les éditeurs et les journalistes.

Selon l’avocat et défenseur des libertés civiles américain Ben Wizner de l’American Civil Liberties Union (ACLU) : “Des poursuites contre M. Assange pour les publications de WikiLeaks seraient sans précédent et anticonstitutionnelles, et ouvriraient la porte à des enquêtes criminelles contre d’autres organes de presse”.

En d’autres termes, un procès qui a pour but de de rendre illégal ou de transformer en “espionnage” le fait de publier des documents créerait un dangereux précédent pour les éditeurs et les journalistes qui violent régulièrement des lois étrangères sur le secret, afin de fournir des informations essentielles à l’intérêt public. Cela mettrait en danger le fondement même de la liberté de la presse.

Pourquoi c’est important pour nous tous

Nous vivons dans un monde où la politique et la diffusion de l’information sont l‘objet de profondes transformations. De dangereux populistes et dirigeants autoritaires arrivent au pouvoir, non seulement en “fabriquant le consentement”, à l’aide des méthodes de “management de la perception” utilisées par des entreprises de technologie ou dans des campagnes de fake news, mais aussi en diffusant ouvertement de la désinformation et en dissimulant des informations d’intérêt public.

S’il est devenu “naturel” pour les politiciens d’employer ces méthodes discutables pour accéder au pouvoir, c’est aux journalistes, aux médias et aux lanceurs d’alerte qu’il appartient de contrôler ces comportements. Les punir pour avoir fait leur travail – dévoiler des vérités inconfortables que ceux qui détiennent le pouvoir veulent cacher – revient à supprimer l’un des plus importants contrôles sur le pouvoir exécutif.

Comment saurait-on aujourd’hui que le siège du Parti démocrate a été mis sur écoute sans le travail acharné des journalistes d’investigation américains qui ont découvert ce que l’administration Nixon voulait cacher ? Comment aurait-on découvert les comptes offshore et les activités de blanchiment d’argent de politiciens à travers le monde si un lanceur d’alerte n’avait pas divulgué les Panama papers ? Comment saurait-on combien de journalistes de Reuters ont été tués par l’armée américaine en Irak, sans la vidéo “Collateral Murder” de Chelsea Manning, publiée par WikiLeaks ? Et comment saurait-on comment le Parti démocrate traite certains de ses membres les plus progressistes, comme Bernie Sanders, si WikiLeaks n’avait pas publié les fichiers piratés sur le serveur du Comité national démocratique ?

Assange détenait des informations sur le comportement immoral d’un parti politique et il les a publiées. On peut discuter du calendrier et des conséquences politiques, mais il est difficile de nier qu’il était dans l’intérêt du public américain de connaître ces faits. L’information n’était ni fausse, ni fabriquée de toutes pièces ; c’était la vérité.

Un procès d’Assange aux États-Unis serait un nouveau revers pour les journalistes, les médias et les éditeurs qui subissent déjà des pressions de plus en plus fortes dans le monde entier. Depuis le début de l’année, 45 journalistes ont été tués dans le monde.

En mars, le journaliste d’investigation slovaque Jan Kuciak et sa fiancée ont été tués par balles chez eux. En avril, neuf journalistes afghans sont morts dans un attentat à la bombe à Kaboul : Abadullah Hananzai, Ali Saleemi, Ghazi Rasooli, Maharram Durrani, Nowroz Ali Rajabi, Sabawoon Kakar, Saleem Talash, Shah Marai et Yar Mohammad Tokhi. En juillet, trois journalistes russes ont été abattus en République centrafricaine alors qu’ils enquêtaient sur la présence de mercenaires russes : Aleksandr Rastorguyev, Orkhan Dzhemal et Kirill Radchenko. Et il y a un peu plus d’un mois, le journaliste saoudien Jamal Khashoggi a été tué et démembré dans le consulat de son propre pays à Istanbul.

Des signaux clairs sont envoyés aux professionnels des médias à travers le monde pour leur faire comprendre que faire leur travail pourrait leur coûter leur liberté ou la vie. Ajouter à cet environnement hostile au lieu de s’y opposer pourrait être dangereux non seulement pour les journalistes et les lanceurs d’alerte, mais aussi pour nous tous.

Walter Lippmann, le père du journalisme moderne qui a inventé l’expression “fabrique du consentement” (que Noam Chomsky a rendue célèbre dans son livre de 1988), a écrit en 1919 dans un petit volume intitulé Liberty and the News qu’ “il ne peut pas y avoir de liberté dans une communauté qui ne dispose pas des moyens nécessaires pour détecter les mensonges”.

Il ne faut pas lutter contre l’extradition d’Assange vers les États-Unis seulement pour protéger ses droits personnels, mais aussi pour protéger les moyens mêmes qui nous permettent de détecter les mensonges. Il s’agit de protéger la liberté de la presse et notre capacité à contrôler le pouvoir politique.

Quoi qu’on puisse penser de WikiLeaks, c’est un fait que, en protégeant ses sources, il a toujours découvert et révélé des mensonges.

Et comme Lippman l’a écrit dans Liberty and the News, il y a 100 ans : “Ce n’est pas ce que quelqu’un peut dire, ou ce qu’il considére comme vrai, qui préserve notre santé mentale, mais ce qui est au-delà de toute opinion.”

Sans WikiLeaks et Julian Assange, sans les courageux lanceurs d’alerte et journalistes qui révèlent les vilains secrets et les turpitudes des puissants régimes et qui s’opposent aux autorités ou les critiquent, le mot vérité n’aurait plus de sens. Et alors nous perdrions la pierre angulaire sur laquelle repose notre santé mentale.

22 novembre 2018 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine -Dominique Muselet