La solidarité entre l’Afrique et la Palestine ne doit pas être trahie

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Ramzy Baroud - Photo : Palestine Chronicle

Par Ramzy Baroud

La “ruée vers l’Afrique” de l’Europe a commencé sérieusement en 1881, mais elle n’a jamais pris fin. La volonté de domination par d’anciennes comme de nouvelles stratégies continue de définir les relations de l’occident avec ce riche continent.

Cette réalité a été confirmée à mon arrivée le 23 juin à Nairobi, au Kenya. Bien que mon objectif était de toucher différents publics kényans dans des universités, des forums publics et les médias, je suis également venu ici pour apprendre. Le Kenya, comme le reste de l’Afrique, est une source d’inspiration pour tous les mouvements anti-coloniaux dans le monde. Nous, Palestiniens, pouvons apprendre beaucoup de la lutte des Kényans.

Bien que les pays africains se soient courageusement battus pour leur liberté contre leurs colonisateurs occidentaux, c’est le néocolonialisme qui détermine désormais les relations entre de nombreux pays africains indépendants et leurs anciennes puissances occupantes. L’ingérence politique, le contrôle économique et, parfois, les interventions militaires comme récemment en Libye et au Mali, illustrent la triste réalité, à savoir que l’Afrique reste, de mille façons, l’otage des priorités, des intérêts et des diktats occidentaux.

Lors de la tristement célèbre Conférence de Berlin de 1884, les régimes coloniaux occidentaux ont tenté d’intervenir entre les différentes puissances en concurrence pour le pillage des richesses de l’Afrique. Cette conférence a attribué à chacun une part du continent africain, comme si l’Afrique était la propriété de l’Occident et de ses colons blancs. Des millions d’Africains sont morts dans cette période sanglante et longue dans l’Histoire, opérée par l’Occident qui a promu sans vergogne son oppression génocidaire comme “projet de civilisation”.

Comme la plupart des pays colonisés de l’hémisphère Sud, les Africains ont mené des batailles dans des rapports de force totalement déséquilibrés pour gagner leur précieuse liberté. Ici au Kenya, qui est devenue officiellement une colonie britannique dans les années 1920, les combattants de la liberté se sont révoltés contre la brutalité de leurs oppresseurs. Parmi les diverses campagnes de résistance, la rébellion “Mau Mau” des années 50 reste un exemple frappant du courage des Kényans et de la cruauté de la Grande-Bretagne coloniale. Des milliers de personnes ont été tuées, blessées, ont disparu ou ont été emprisonnées dans les conditions les plus brutales.

La Palestine est tombée sous l’occupation britannique, le soi-disant mandat britannique, à peu près à la même époque que le Kenya est également devenu une colonie britannique. Les Palestiniens aussi ont combattu et sont tombés par milliers alors qu’ils s’appuyaient sur diverses méthodes de résistance collective, notamment la rébellion et grève légendaire de 1936.

La même machine à tuer britannique qui a fonctionné en Palestine et au Kenya à cette époque-là s’activait également, avec le même degré de folle violence, dans de nombreux autres pays à travers le monde.

Alors que la Palestine était livrée au Mouvement sioniste pour établir l’État d’Israël en mai 1948, le Kenya accéda à l’indépendance en décembre 1963.

Lors d’une des derniers débats à Nairobi, un jeune participant m’a interrogé sur le “terrorisme palestinien”. Je lui ai répondu que les combattants palestiniens d’aujourd’hui sont les rebelles d’antan du Kenya, les “Mau Mau”. Que si nous permettons à la propagande occidentale et israélienne de définir le discours de la libération nationale sur la Palestine, nous condamnons alors tous les mouvements de libération nationale de l’hémisphère Sud, y compris les propres combattants de la liberté au Kenya.

Cependant, nous, Palestiniens, devons assumer une partie de la responsabilité de la raison pour laquelle notre récit en tant que nation opprimée, colonisée et résistante est aujourd’hui mal compris dans certaines parties de l’Afrique.

Lorsque l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a commis sa faute historique en cédant les droits des Palestiniens à Oslo en 1993, elle a abandonné le discours palestinien de résistance et de libération qui prévalait depuis plusieurs décennies. Au lieu de cela, l’OLP a souscrit à un tout nouveau discours, fait d’un langage rédigé avec précaution et approuvé par Washington et ses alliés européens. Chaque fois que les Palestiniens osaient s’écarter de cette voie, l’Occident leur ordonnait de retourner à la “table des négociations”, cette dernière devenant une métaphore de l’obéissance et de la soumission.

Au cours de ces années, les Palestiniens ont pour la plupart abandonné leurs alliances beaucoup plus porteuses de sens en Afrique. Au lieu de cela, ils ont fait appel sans fin à la bonne volonté de l’Occident, espérant que les puissances coloniales qui ont principalement créé, soutenu et armé Israël, adopteraient miraculeusement une politique plus équilibrée et plus humaine.

Mais Washington, Londres, Paris, Berlin, etc., restèrent attachés à Israël et, malgré les critiques polies occasionnelles à l’égard du gouvernement israélien, continuèrent d’envoyer leurs armes, leurs avions de guerre et leurs sous-marins à tous les gouvernements israéliens qui ont dominé les Palestiniens depuis maintenant sept décennies.

Hélas, alors que les Palestiniens apprenaient leur douloureuse leçon, trahis à maintes reprises par ceux qui déclaraient respecter la démocratie et les droits de l’homme, de nombreux pays africains ont commencé à voir en Israël un allié possible.

Le Kenya est malheureusement l’un de ces pays.

Comprenant l’importance de l’Afrique en termes de potentiel économique et politique (comme le soutien à Israël à l’Assemblée générale des Nations Unies), le Premier ministre israélien de droite, Benjamin Netanyahu, a lancé sa propre “Ruée vers l’Afrique”. Les médias israéliens ont qualifié d’ “historiques” les conquêtes diplomatiques de Netanyahu sur le continent, tandis que les dirigeants palestiniens restaient inconscients de l’évolution rapide du paysage politique.

Le Kenya est l’une des réussites d’Israël. En novembre 2017, Netanyahu a assisté à l’investiture du président kényan, Uhuru Kenyatta, qui aurait reçu 98% (!) des suffrages aux dernières élections. Alors que les Kenyans se soulevaient contre leurs classes dirigeantes corrompues, Netanyahu venait embrasser Kenyatta comme ami cher et allié.

La stratégie de Netanyahu au Kenya – et dans le reste de l’Afrique – s’appuie sur la même logique, selon laquelle Israël fournirait sa technologie répressive pour soutenir des régimes corrompus et anti-démocratiques en échange de leur soutien politique.

Tel Aviv avait espéré que le tout premier sommet israélo-africain au Togo inaugurerait un changement de paradigme complet dans les relations israélo-africaines. Cependant, la conférence d’octobre 2017 ne s’est jamais concrétisée en raison des pressions exercées par divers pays africains, notamment l’Afrique du Sud. La Palestine sur le continent dispose encore d’un soutien suffisant pour faire échec au stratagème israélien. Mais cela pourrait bientôt changer en faveur d’Israël si les Palestiniens et leurs alliés ne se rendaient pas compte de la réalité plus qu’alarmante.

Les dirigeants palestiniens, les intellectuels, les artistes et les ambassadeurs de la société civile doivent réorienter leur attention sur l’hémisphère Sud – l’Afrique en particulier – afin de redécouvrir la richesse inexploitée de la véritable solidarité humaine et sans conditions fournie par les généreux peuples de ce continent.

Le légendaire combattant tanzanien pour la liberté, Mwalimu Nyerere – également célébré au Kenya – savait trop bien où devait se manifester sa solidarité. “Nous n’avons jamais hésité à soutenir le droit du peuple palestinien d’avoir sa propre terre”, a-t-il déclaré un jour. Un sentiment répété par le célèbre dirigeant sud-africain, Nelson Mandela, et de nombreux autres dirigeants africains des mouvements de libération.

Cette génération de dirigeants africains ne devrait pas s’écarter de ce noble héritage. S’ils le trahissent, ils se trahissent eux-mêmes, en même temps que les justes luttes de leurs propres peuples.

Ramzy Baroud * Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son prochain livre est «The Last Earth: A Palestine Story» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.

3 juillet 2019 – RamzyBaroud.net – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah