Plaidoyer palestinien devant la Cour de Justice : «Si ce n’est pas de l’apartheid, de quoi s’agit-il alors ?»

Namira Negm, conseillère juridique auprès de l'Union africaine, plaide devant la Cour internationale de justice lors de ses audiences publiques sur la demande d'avis consultatif concernant les Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d'Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, le 19 février 2024 - Photo : Cour internationale de justice

Par David Kattenburg

Vingt ans après avoir rendu un avis consultatif sur le mur de séparation israélien, la Cour internationale de justice examine aujourd’hui la légalité de l’occupation violente des territoires palestiniens par Israël, qui dure depuis 56 ans [Naksa].

Le cœur de l’avis consultatif qu’il a été demandé à la CIJ d’émettre : savoir si l’occupation belligérante des territoires palestiniens par Israël, qui dure depuis 56 ans, est légale ou non, au sens où les occupations sont définies par la quatrième Convention de Genève (1949) et le droit international coutumier.

Dans un rapport de l’automne 2017 au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le rapporteur spécial de l’époque, Michael Lynk, s’est prononcé sur cette question, en présentant un test en quatre parties.

Israël a échoué, a déclaré M. Lynk :

  • en annexant des parties du territoire qu’il a occupé en juin 1967 (Jérusalem-Est et les hauteurs du Golan) ;
  • en ne restituant pas le territoire à la souveraineté palestinienne dans un délai raisonnable ;
  • en n’agissant pas dans l’intérêt supérieur du peuple palestinien (désigné par la quatrième Convention de Genève comme un « peuple protégé ») ;
  • en n’agissant pas de bonne foi, « en pleine conformité avec ses devoirs et obligations en vertu du droit international », et en tant qu’État membre de l’ONU.

Rejoignant l’observation de M. Lynk au tribunal aujourd’hui, l’avocat américain Paul Reichler a déclaré aux juges de la CIJ qu’une occupation permanente est un « oxymore juridique », que « l’occupation par Israël du territoire palestinien depuis 56 ans est manifestement et gravement illégale » et que « le droit international exige qu’il y soit mis fin de manière complète et inconditionnelle ».

L’occupation permanente est précisément ce qu’Israël a à l’esprit, a déclaré M. Reichler à la Cour, citant l’insistance de Benjamin Netanyahu, Naftali Bennett et d’autres ministres israéliens sur le fait que la « Judée », la « Samarie », la vallée du Jourdain et l’ensemble de la zone C d’Oslo resteront à jamais une partie d’Israël.

56 ans d’occupation : explication de la Naksa palestinienne

« Sous l’égide de son occupation militaire prolongée », a déclaré M. Reichler, « Israël n’a cessé d’annexer les territoires palestiniens occupés, et il continue de le faire. Son objectif inavoué est l’acquisition permanente de ce territoire et l’exercice de sa souveraineté sur celui-ci, au mépris de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force ».

Après avoir reçu les arguments de la Palestine aujourd’hui, la Cour entendra ceux de 50 autres États et de trois organisations (Ligue des États arabes, Organisation de la coopération islamique et Union africaine) au cours de la semaine prochaine. Les États-Unis, le Royaume-Uni, la Russie et dix États européens en font partie.

Dans une décision apparemment de dernière minute, le Canada a choisi de ne pas présenter de « plaidoirie » orale. Dans une déclaration écrite adressée à la Cour le 23 juillet 2023, le Canada a toutefois fait valoir que la Cour devrait s’abstenir d’émettre un avis consultatif. Le Conseil de sécurité des Nations unies est « saisi » de la question, affirme le gouvernement canadien, et il est le mieux placé pour résoudre le conflit. Une décision de la CIJ ne ferait que polariser la situation, selon le Canada.

La position de Washington est encore pire. L’administration Biden nie que l’occupation israélienne soit illégale.

« C’est vraiment stupéfiant », a déclaré aujourd’hui à la Cour l’avocat américain Paul Reichler. « Jusqu’où les États-Unis iront-ils dans le mépris de l’ordre juridique international pour exempter Israël des conséquences de sa violation permanente de normes impératives, notamment l’interdiction de l’acquisition de territoires par la force ? Apparemment, ils iront très loin ».

Pour l’ambassadeur de la Palestine auprès des Nations unies, le mépris occidental pour le droit international n’est pas seulement stupéfiant, il est aussi choquant émotionnellement. En prononçant la déclaration finale de la Palestine devant le tribunal, Riyad Mansour s’est efforcé de rester calme, avant de s’étouffer et de s’interrompre pendant quelques secondes.

« Qu’est-ce que le droit international signifie pour les enfants palestiniens de Gaza aujourd’hui ? », a demandé Riyad Mansour en retenant ses larmes. « Il ne les a pas protégés, pas plus que leur enfance. Il n’a pas protégé leurs familles ou leurs communautés. Il n’a pas protégé leurs vies ou leurs membres, leurs espoirs ou leurs maisons. Nous sommes un peuple fier et résistant qui a enduré plus que sa part d’agonie. Il est si douloureux d’être Palestinien aujourd’hui ».

Israël ne risque pas de verser des larmes de repentir devant les juges de la CIJ. Après avoir plaidé sa cause contre le génocide à la mi-janvier (un événement remarquable ; jamais auparavant Israël ne s’était soumis au jugement d’un tribunal international, et encore moins à celui de la plus haute juridiction de l’ONU), Israël laisse passer son tour pour ces audiences.

Les demandes d’avis consultatif concernent des différends entre deux États parties, explique Israël. Israël n’est partie à aucun différend et la Palestine « n’est pas un État membre à part entière des Nations unies » [argutie juridique largement contesté – NdT].

La CIJ clôturera ses auditions d’avis consultatifs dans une semaine. Il sera alors temps d’en consulter l’ensemble…

Plus de 15 000 pages de rapports et de résolutions des Nations unies lui ont été soumises par le secrétaire général de l’ONU, documentant l’ensemble des pratiques israéliennes au cours des 56 années d’occupation militaire israélienne : l’expansion incessante des colonies, les conditions de vie du peuple palestinien, le statut des ressources naturelles palestiniennes et leur droit à l’autodétermination, ainsi que la « question de la Palestine » et la « situation au Moyen-Orient » au sens large.

La CIJ n’est pas tenue de rendre un avis consultatif sur le récit particulièrement et largement documenté de l’occupation israélienne qui dure depuis un demi-siècle, mais il est peu probable qu’elle s’y refuse (malgré les demandes du Canada, du Royaume-Uni et de quelques autres États occidentaux).

C’est la deuxième fois qu’elle se prononce sur la question israélo-palestinienne. En juillet 2004, elle a rendu un avis consultatif sur la barrière de séparation israélienne – une question plus restreinte que celles qu’elle vient d’être invitée à examiner.

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La Cour avait alors jugé que le mur israélien était illégal, par 14 voix contre 1. Israël n’a bien sûr pas tenu compte de cette décision. Ses alliés occidentaux ont pris acte de la décision de 2004 concernant le mur, mais ont bien veillé à ne pas l’appliquer.

Pourtant, Michael Lynk est plein d’espoir.

« Il ne faut jamais se faire d’illusions sur ce que le droit international peut accomplir », a déclaré le juriste canadien et ancien rapporteur spécial des Nations unies à Mondoweiss, sur les marches de la Cour après la première séance d’avis consultatif d’aujourd’hui.

« Mais il ne faut jamais être cynique quant aux aspirations du droit international », a ajouté M. Lynk.

« Dans ce qu’il a de meilleur, le droit international représente ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité. Et j’aime à penser que c’est en partie ce que nous avons entendu aujourd’hui : des gens qui luttent pour la liberté ; une promesse de longue date qui n’a pas été tenue par la communauté internationale. Espérons que les audiences de cette semaine et le jugement qui sera rendu dans quelques mois nous rapprocheront encore un peu plus de la justice pour le peuple palestinien et de la recherche d’un chemin vers la paix au Proche-Orient. »

Les alliés d’Israël accepteront-ils enfin de tenir Israël pour responsable de ses actes, en vertu du droit international, ou continueront-ils d’insister sur le fait que la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et la quatrième Convention de Genève ne font qu’ « entraver » une prétendue solution négociée à ce qu’ils appellent le conflit israélo-palestinien ?

« Ce sont les Américains et les Européens qui ont mis en place le système juridique international moderne dont nous disposons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », a rappelé Michael Lynk à Mondoweiss.

« Et lorsque les puissances coloniales ont obtenu leur indépendance dans les années 1960, 1970 et 1980, elles ont poussé ce droit encore plus loin. Elles ont dit que l’autodétermination n’était pas simplement l’autodétermination des peuples européens… C’est ce que les Palestiniens demandent aujourd’hui au tribunal. Lorsque l’on y réfléchit, il s’agit d’un problème politique du XXe siècle qui a largement dérivé vers le XXIe siècle. Il est grand temps que l’ordre politique se plie aux exigences juridiques et autorise l’autodétermination des peuples auxquels il l’a promise depuis longtemps. »

19 février 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine