Le système de santé à Gaza est dans un terrible état de choc

Ce médecin, qui tente ici de réconforter un jeune patient, faisait partie de l'équipe médicale du CICR à l'hôpital Al-Shifa de Gaza. Avant qu'il ne cesse de fonctionner, elle a envoyé un message à ses collègues : « Ce soir, il y a eu beaucoup de bruit. Les explosions se rapprochent. Chaque fois que je mange quelque chose, je me sens mal, sachant que beaucoup de gens ici n'ont rien. Nous sommes très inquiets pour nos collègues d'Al-Shifa » - Photo : Croix-Rouge Internationale

Par Osaid Alser

En tant que chirurgien palestinien aux États-Unis, j’appelle la communauté médicale mondiale à s’élever contre les attaques israéliennes contre le système de santé à Gaza.

Le 7 octobre, ma matinée a commencé comme toutes les autres, du moins en apparence. En tant qu’interne en chirurgie très fier de son travail, j’ai fait ma tournée auprès des patients dans l’agitation habituelle de l’hôpital, puis je me suis préparé à opérer un cas d’urgence aux côtés de l’un de mes mentors.

Cependant, lorsque j’ai senti la froideur métallique du scalpel dans ma main, peut-être pour la première fois de ma carrière, je n’ai pas ressenti de frisson. Je n’ai pas ressenti la joie profonde qui accompagne normalement la possibilité d’améliorer la vie d’une personne sur la table d’opération.

Mon assistant chirurgien a senti que quelque chose n’allait pas et m’a demandé quel était mon souci.

Je lui ai fait part des nouvelles que j’avais reçues de ma mère restée au pays : les bombardements avaient commencé. Gaza, ma maison, était attaquée.

Il a écouté et des larmes ont commencé à couler dans ses yeux. Lorsque je l’ai vu, lui, un non-Palestinien, partager ma douleur, quelque chose s’est brisé en moi et j’ai craqué. Il m’a serré dans ses bras et m’a dit : « Ta famille va s’en sortir. Nous sommes tous avec vous. »

J’ai vraiment apprécié sa solidarité et celle que j’ai reçue depuis de la part de nombreux collègues américains. Aujourd’hui, je suis le seul résident en chirurgie formé à Gaza aux États-Unis, et ce n’est pas facile.

Je suis épuisé sur le plan émotionnel et submergé par l’inquiétude. En observant de loin l’assaut sur Gaza, je me sens impuissant, brisé.

Je sais que c’est un immense privilège de travailler et de se former dans le système américain. Cependant, depuis le 7 octobre, j’ai l’impression que mon existence est partagée entre deux mondes complètement différents et déconnectés.

Je passe mes journées à m’inquiéter et à soigner mes patients ici aux États-Unis. M. Jones va-t-il se faire tirer dessus à nouveau après sa sortie de l’hôpital ? L’assurance de Mme Lopez a-t-elle approuvé l’opération dont elle a besoin ?

Mais tout en faisant de mon mieux pour les aider, eux et leurs familles, je me préoccupe en même temps de ma famille, de mes proches et de mes collègues en difficulté dans mon pays d’origine.

Comment ma mère âgée et veuve pourra-t-elle marcher des kilomètres pour se mettre à l’abri, sous un bombardement intense, avec son arthrite invalidante – une maladie qui n’a pratiquement pas été traitée parce qu’Israël a refusé à plusieurs reprises de lui accorder une autorisation de sortie pour aller se faire soigner à l’étranger ?

Elle et les autres membres de ma famille trouveront-ils de la nourriture, un abri ? Quand pourrai-je à nouveau entendre leurs voix ?

Ma famille à Gaza subit d’intenses bombardements israéliens depuis le 7 octobre. Ils ont parcouru des kilomètres entre le nord de Gaza, aujourd’hui détruit, et le sud, et sont passés d’un abri à l’autre au moins six fois, sans pouvoir se mettre à l’abri, car les raids aériens d’Israël n’épargnent aucun endroit de Gaza, y compris les zones désignées comme « sûres » par l’armée israélienne elle-même.

À un moment donné, ils ont cherché refuge dans la cour de l’hôpital al-Shifa, mais Israël a fini par l’attaquer également, ce qui constitue un crime de guerre au regard du droit international.

Notre maison familiale, où se trouvaient mes souvenirs d’enfance les plus chers, où nous avons célébré le mariage de mon frère et les funérailles de mon père, a également été détruite.

Ma famille est désormais sans abri. Toute dignité leur a été retirée et ils sont contraints de vivre dans une tente de fortune, comme l’ont fait mes grands-parents après avoir été expulsés de leur village pendant la Nakba.

En 1948, mes grands-parents ont été chassés de leur village, Hammama, où ils menaient une vie paisible et prospère aux côtés de leurs voisins juifs. Après avoir été chassés de leurs maisons, leur identité et leurs droits politiques ont été effacés et ils sont devenus des réfugiés permanents.

Après cette catastrophe, après ce crime insondable, ma famille a réussi à construire une nouvelle vie à partir de rien à Gaza. Mais chaque campagne de bombardement, chaque attaque contre notre maison ravive le traumatisme transgénérationnel que nous avons subi pendant la Nakba.

Aujourd’hui, ma famille est à nouveau déplacée, sous une tente, sans racines et incertaine de l’avenir.

Lors du dernier assaut contre Gaza, j’ai perdu de nombreux membres de ma famille élargie, dont trois cousins, dans les bombardements israéliens. Deux autres cousins ont été enlevés sans raison.

Les membres de ma famille qui ont survécu vivent des horreurs qui défient l’imagination. La situation est particulièrement traumatisante pour les enfants. Mon neveu Adam a désormais peur du noir et a développé des terreurs nocturnes et de l’incontinence.

Depuis plus de trois mois, je n’ai pas pu dialoguer par vidéo avec ma famille en raison de problèmes de télécommunication. Mon frère a réussi à m’envoyer une photo de lui et des membres de ma famille il y a plus d’un mois, après avoir réussi à se connecter à un service téléphonique égyptien via l’itinérance.

En regardant la photo, j’ai été stupéfait de voir à quel point ils avaient tous perdu du poids, n’yant presque plus que la peau sur les os. En quelques semaines seulement, le visage de ma mère s’était également ridé, au point d’être méconnaissable.

Depuis le 7 octobre, plus de 30 000 personnes – dont plus de deux tiers de femmes et d’enfants – ont été tuées à Gaza. Quelque 70 000 autres ont été blessées et au moins 1,7 million de personnes ont été déplacées.

Chaque jour, je m’inquiète pour ma famille et pour mon peuple. Mais en tant que chirurgien, qui sait bien que les soins de santé sont la principale bouée de sauvetage de toute société, je m’inquiète aussi des attaques incessantes et illégales d’Israël contre le système de santé de Gaza.

À l’heure où j’écris ces lignes, seuls 12 des 36 hôpitaux de Gaza fonctionnent, et encore partiellement. Mon école de médecine, l’université islamique de Gaza, a été détruite, de même que le seul centre de traitement du cancer du territoire.

Cela signifie que des milliers d’étudiants en médecine ne pourront pas poursuivre leurs études à Gaza et que les patients atteints de cancer n’auront plus accès, dans un avenir prévisible, à des soins déjà limités.

Les attaques israéliennes contre les soins de santé ne visent pas seulement les infrastructures. Selon un rapport récent de l’Observatoire des travailleurs de la santé – Palestine, plus de 400 travailleurs de la santé ont été tués à Gaza depuis le début de la guerre. Parmi eux figurent l’ancien doyen de mon école de médecine, le Dr Omar Ferwana, et plusieurs étudiants, dont le Dr Israa Al-Ashqar, un interne en anesthésiologie très aimable et attentionné, et le Dr Ibtihal Al-Astal, un interne exceptionnel.

Par ailleurs, l’armée israélienne a enlevé au moins 110 professionnels de la santé à Gaza. Les familles de ces travailleurs de la santé, qui ont été enlevés sur leur lieu de travail, ignorent où ils se trouvent actuellement et ne savent même pas s’ils sont morts ou vivants.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu devenir chirurgien. Pas seulement un chirurgien, mais l’un des chirurgiens les plus compétents de toute la Palestine.

Dès mon plus jeune âge, j’ai compris le fardeau de la mort évitable que portent tous les Palestiniens vivant sous l’occupation, et j’ai voulu faire tout ce qui était en mon pouvoir pour aider mon peuple.

Je n’ai jamais voulu partir à l’étranger et y rester, je n’ai jamais imaginé utiliser ma formation chirurgicale pour me libérer de la prison à ciel ouvert dans laquelle nous sommes tous confinés. Ma formation chirurgicale a toujours fait partie de mon contrat social avec mon peuple – mon objectif a toujours été d’apprendre le plus possible, puis de retourner chez moi pour utiliser ces connaissances afin d’aider mon peuple.

Depuis le début de ma formation aux États-Unis, j’ai eu l’occasion de rentrer chez moi à deux reprises, pour enseigner les techniques chirurgicales de base et les soins avancés en traumatologie aux étudiants en médecine de Gaza.

Aujourd’hui, alors que j’assiste de loin, impuissant, aux attaques que subissent les travailleurs de la santé, je reçois des nouvelles de ces anciens étudiants. Ils me parlent des conditions inhumaines dans lesquelles ils travaillent, notamment du manque de médicaments essentiels tels que les anesthésiques nécessaires aux amputations des enfants.

Ils me parlent de leurs collègues qui ont été blessés, tués ou enlevés par l’armée israélienne.

Il est difficile d’exprimer à quel point il est douloureux d’écouter leurs témoignages et d’assister de loin à leurs souffrances et à celles des personnes qu’ils essaient de soigner dans des conditions innommables.

Heureusement, ici aux États-Unis, je suis entourée de patients, de familles, d’étudiants, de co-internes, d’infirmières qui reconnaissent les luttes et les souffrances toujours plus profondes des Palestiniens de Gaza.

Non seulement ils me soutiennent, mais ils dénoncent ces injustices qui pourtant ne les touchent pas personnellement. Ils s’activent sans relâche pour que les attaques contre le personnel de santé, comme celles que nous avons vues à Gaza, ne deviennent pas la norme.

Nombre d’entre eux ont appelé à un cessez-le-feu permanent pour mettre fin aux attaques contre le personnel de santé et les infrastructures de la Palestine.

Leur clarté morale et leur force d’âme me donnent de la force et de l’espoir pour l’avenir.

Et pourtant, malheureusement, ils sont minoritaires. La communauté médicale dans son ensemble est restée totalement silencieuse, voire complice, des attaques incessantes contre les soins de santé palestiniens.

Plusieurs hôpitaux et instituts universitaires ont publié des déclarations unilatérales soutenant le régime israélien et ont censuré leurs étudiants et leur personnel qui se sont élevés contre le génocide qu’il commet à Gaza et en Cisjordanie.

Cette indifférence me brise le cœur, mais n’entame pas ma détermination. En tant que chirurgien palestinien, mon rêve a toujours été de me servir de ma formation et de mes connaissances pour construire un système de santé et d’éducation indépendant et compétent en Palestine – un système qui nous permettrait de former avec compétence nos propres médecins, de traiter avec respect nos propres patients et d’aider notre nation à prospérer et à atteindre son immense potentiel.

Malgré la mort et la destruction dont nous sommes actuellement témoins en Palestine, je n’ai pas renoncé à ce rêve. Cependant, je sais que mon rêve ne peut devenir réalité sans l’instauration de la justice et d’une paix durable fondée sur l’équité, la dignité et l’égalité des droits pour tous.

C’est pourquoi j’appelle la communauté médicale mondiale à se joindre à moi pour exiger un cessez-le-feu et la fin des attaques contre nos collègues, les hôpitaux et les autres installations médicales en Palestine. Je sais que les rêves peuvent encore devenir réalité, mais ce n’est qu’en s’élevant d’une seule voix contre cet assaut contre notre profession.

8 mars 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine