Comment l’Europe manipule et exploite la question des réfugiés

Photo : SOS Méditerranée

Par Ramzy Baroud

La langue est la politique et la politique est le pouvoir. C’est pourquoi l’utilisation abusive du langage est particulièrement inquiétante, surtout lorsque ce sont les innocents et les plus vulnérables qui en font les frais.

Les guerres qui se sont déroulées ces dernières années en Syrie, en Libye, en Afghanistan et dans d’autres pays du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique ont provoqué l’une des plus grandes catastrophes humanitaires, sans doute sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Au lieu d’élaborer une stratégie mondiale unifiée faisant du bien-être des réfugiés de ces conflits une priorité absolue, de nombreux pays les ont complètement ignorés, les ont rendus responsables de leur propre misère et, parfois, les ont traités comme s’ils étaient des criminels et des hors-la-loi.

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Mais cela n’a pas toujours été le cas. Au début de la guerre en Syrie, le soutien aux réfugiés syriens était considéré comme un devoir morale, défendu par des pays du monde entier, du Moyen-Orient à l’Europe et même au-delà. Bien que la rhétorique n’était souvent pas suivie d’actions, l’aide aux réfugiés était considérée, en théorie, comme une prise de position politique contre le gouvernement syrien.

À l’époque, les Afghans n’avaient aucune place dans le discours politique occidental sur les réfugiés. En fait, ils étaient rarement considérés comme des réfugiés. Pourquoi ? Parce que, jusqu’au 15 août – date à laquelle les talibans sont entrés dans la capitale, Kaboul – la plupart de ceux qui fuyaient l’Afghanistan étaient considérés selon une autre classification : migrants, immigrants illégaux, étrangers en situation irrégulière, etc.

Pire encore, ils étaient parfois dépeints comme des parasites profitant de la sympathie internationale pour les réfugiés, en général, et les Syriens, en particulier.

La leçon à tirer est que les Afghans fuyant leur pays déchiré par la guerre et occupé par les États-Unis n’étaient pas d’une grande utilité politique pour leurs éventuels pays d’accueil. Dès que l’Afghanistan est tombé aux mains des talibans et que les États-Unis, ainsi que leurs alliés de l’OTAN, ont été contraints de quitter le pays, le langage a immédiatement changé, car les réfugiés ont alors servi un objectif politique.

Par exemple, la ministre italienne de l’intérieur Luciana Lamorgese a été l’une des premières à défendre la nécessité d’un soutien européen aux réfugiés afghans. Elle a déclaré lors d’un “forum de l’Union européenne sur la protection des Afghans”, le 8 octobre, que l’Italie travaillerait avec ses alliés pour s’assurer que les Afghans en fuite puissent atteindre l’Italie via des pays tiers.

L’hypocrisie est ici palpable. L’Italie, comme d’autres pays européens, a fait tout son possible pour empêcher les réfugiés d’arriver sur ses côtes. Ses politiques ont notamment consisté à empêcher les bateaux de réfugiés en Méditerranée d’atteindre les eaux territoriales italiennes, à financer et à créer des camps de réfugiés en Libye – souvent décrits comme des “camps de concentration” – pour accueillir les réfugiés qui sont “pris” en train de tenter de fuir vers l’Europe et, enfin, à poursuivre les travailleurs humanitaires italiens et même les élus qui ont osé prêter main forte aux réfugiés.

La dernière victime en date de la campagne de répression des autorités italiennes à l’encontre des réfugiés et des demandeurs d’asile est Domenico Lucano, l’ancien maire de Riace, dans la région de Calabre (sud de l’Italie), qui a été condamné par le tribunal italien de Locri à plus de 13 ans de prison pour “irrégularités dans la gestion des demandeurs d’asile”. Le verdict prévoit également une amende de 500 000 euros pour rembourser les fonds reçus de l’UE et du gouvernement italien.

Quelles sont ces “irrégularités” ?

“De nombreux migrants de Riace ont obtenu des emplois municipaux alors que Lucano était maire. Des bâtiments abandonnés dans la zone avaient été restaurés avec des fonds européens pour fournir des logements aux immigrants”, rapporte Euronews.

La décision a particulièrement plu au parti d’extrême droite Lega. Le chef de la Lega, Matteo Salvini, a été le ministre de l’Intérieur de l’Italie de 2018 à 19. Pendant son mandat, beaucoup l’avaient communément blâmé pour la politique anti-immigrants scandaleuse de l’Italie. Naturellement, la nouvelle de la condamnation de Lucano a été saluée par la Lega et Salvini.

Cependant, seule la rhétorique a changé depuis l’entrée en fonction de la nouvelle ministre de l’Intérieur italien, Lamorgese. Il est vrai que le langage anti-réfugiés est moins populiste et certainement moins raciste – surtout si on le compare au langage choquant de Salvini dans le passé. Mais les politiques agressives envers les réfugiés sont restées en vigueur.

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Il importe peu aux réfugiés désespérés qui traversent l’Europe par milliers que les politiques italiennes soient déterminées par Lamorgese ou Salvini. Ce qui compte pour eux, c’est leur capacité à atteindre des côtes plus sûres. Malheureusement, beaucoup d’entre eux n’y parviennent pas.

Un rapport inquiétant publié par la Commission européenne, le 30 septembre, a montré l’impact stupéfiant de l’hostilité politique de l’Europe envers les réfugiés. Plus de 20 000 migrants sont morts par noyade en tentant de traverser la Méditerranée pour se rendre en Europe.

“Depuis le début de 2021, un total de 1369 migrants sont morts en Méditerranée”, indique également le rapport. En fait, beaucoup d’entre eux sont morts pendant la frénésie internationale prônée par l’Occident pour “sauver” les Afghans des talibans.

Étant donné que les réfugiés afghans représentent une part importante des réfugiés dans le monde, en particulier ceux qui tentent de passer en Europe, on peut supposer sans risque de se tromper que beaucoup de ceux qui ont péri en Méditerranée étaient également des Afghans. Mais pourquoi l’Europe accueille-t-elle certains Afghans tout en laissant mourir d’autres ?

Le langage politique ne tombe pas du ciel. Ce n’est pas pour rien que nous appelons ceux qui fuient en quête de sécurité des “réfugiés”, des “immigrants illégaux”, des “étrangers en situation irrégulière”, des “sans-papiers”, des “dissidents”, etc. En fait, le dernier terme, “dissidents”, est le plus politique de tous.

Aux États-Unis, par exemple, les Cubains qui fuient leur pays sont presque toujours des “dissidents” politiques, l’expression elle-même représentant une mise en accusation directe du gouvernement marxiste cubain. Les Haïtiens, en revanche, ne sont pas des “dissidents” politiques. Ils ne sont pas non plus des “réfugiés”, car ils sont souvent qualifiés d’ “étrangers en situation irrégulière”.

Ce genre de langage est utilisé dans les médias et par les politiciens comme une évidence. Un même réfugié en fuite peut changer de statut plus d’une fois pendant la durée de sa fuite.

Autrefois, les Syriens étaient accueillis par milliers. Aujourd’hui, ils sont perçus comme des fardeaux politiques pour leur pays d’accueil. Les Afghans sont appréciés ou dévalués, selon ceux qui sont à la tête du pays. Ceux qui ont fui ou échappé à l’occupation américaine ont rarement été bien accueillis ; ceux qui ont échappé à la domination des talibans sont perçus comme des héros, qui ont besoin de solidarité.

Cependant, pendant que nous sommes occupés à manipuler le vocabulaire, des milliers de personnes sont bloquées en mer et des centaines de milliers languissent dans des camps de réfugiés dans le monde entier. Ils ne sont accueillis que s’ils servent de capital politique. Sinon, ils restent un “problème” à traiter – violemment, si nécessaire.

13 octobre 2021 – RamzyBaroud.net – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah