
11 mars 2025 - Des Palestiniens se rassemblent autour de Tekiyat al-Saada (cuisine solidaire) à Khan Yunis pour recevoir des repas Iftar pendant le mois sacré du Ramadan. Depuis plusieurs jours, Israël bloque l'acheminement de la nourriture et de l'aide humanitaire vers Gaza. Après avoir coupé toute aide, Israël a également coupé l'électricité à Gaza, aggravant encore la crise humanitaire - Photo : Doaa Albaz / Activestills
Ce à quoi nous assistons actuellement à Gaza n’est pas une famine due à des causes naturelles… Il s’agit d’une famine utilisée comme arme de destruction massive.
Il y a un an, je vivais le même cauchemar que 2,2 millions de personnes à Gaza vivent actuellement : épuisement constant, déshydratation, perte de poids rapide.
Cela faisait des mois qu’Israël n’avait pas laissé entrer de nourriture, d’eau, de médicaments ou d’essence à Gaza, et nous étions tous en train de mourir lentement de faim.
Je me souviens de la façon dont la faim s’est installée dans mon corps, non seulement comme une douleur, mais aussi comme une sorte de silence. J’avais constamment des maux de tête. Quand je me levais, la pièce tournait. J’avais un goût métallique dans la bouche. Mes membres étaient lourds, comme si je marchais dans l’eau. Je ne ressentais plus la faim comme une envie, mais comme quelque chose d’autre, une lente agonie.
Je me souviens encore du moment où mes parents, mon fils alors âgé de deux ans et demi et moi-même avons été diagnostiqués souffrant de malnutrition. Même si j’étais le plus mal en point, rien n’était plus douloureux que de voir mon enfant et mes parents dépérir sous mes yeux. Les regarder souffrir de la faim et savoir que je ne pouvais rien leur offrir était une véritable torture.
Chaque jour, je regardais le visage de mon fils et je me demandais si je pourrais un jour remplir son assiette ou son bol.
Y aurait-il un jour où il ne s’endormirait pas en pleurant de faim ? Un matin où il se réveillerait sans ce regard vide ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pour le faire sourire et apporter un peu de lumière dans sa vie. Même lorsque la joie semblait être un mensonge et que la sécurité n’était plus qu’un mot dont nous avions oublié le sens depuis longtemps.
Aujourd’hui, je vois mes amis, ma famille et mes collègues subir le même lent effondrement, sachant exactement ce que cela signifie et incapable d’y mettre fin.
Le 2 mars, Israël a une nouvelle fois renforcé son emprise sur la bande de Gaza, bloquant systématiquement l’acheminement de la nourriture, de l’eau et de l’aide médicale. Selon les rapports de l’ONU, seuls quelques convois humanitaires ont été autorisés à entrer, ce qui est bien en deçà de ce qui est nécessaire pour éviter une famine massive.
Le Programme alimentaire mondial avertit que 93 % de la population de Gaza est désormais confrontée à une famine de niveau critique, celle-ci ayant déjà commencé dans le nord.
En ce moment, chaque journée commence de la même manière à Gaza : par la tentative d’atteindre la suivante.
Les gens marchent dans les rues en ruines à la recherche de nourriture, de bois ou de tout ce qui peut aider leur famille à survivre. Il n’y a ni gaz, ni électricité, et à peine de l’eau.
Le blé a disparu. Les gens broient de l’orge et du maïs destinés à l’alimentation animale pour en faire de la farine. Même cela est difficile à trouver.
Le gaz de cuisine est épuisé depuis longtemps ; les gens fouillent désormais les ruines à la recherche de bois : vieilles portes, meubles cassés, tout ce qui peut brûler. Des feux brûlent dans les ruelles, laissant une odeur sur tout : les cheveux, la peau, les vêtements. L’odeur âcre et aigre du plastique et des ordures brûlés emplit l’air. Elle ne vous quitte jamais.
Aseel Afana, une mère de Jabalia, regarde chaque jour le visage de sa fille et ressent la douleur écrasante de ne pas pouvoir lui donner assez à manger ni de lait en poudre.
« Presque toutes les nuits, Sila, qui n’a que 14 mois, pleure de faim », explique Aseel, qui ne se souvient plus du dernier jour où sa fille s’est sentie rassasiée. « J’essaie de la rendre heureuse et peut-être de la faire sourire », ajoute-t-elle, « même si aucun d’entre nous n’a de raison de sourire en ce moment ».
La voix d’Aseel tremble lorsqu’elle décrit ses efforts pour protéger sa petite fille, même si, comme elle le souligne, la sécurité n’existe pas à Gaza. « Je me sens faible, impuissante, désarmée. Et le monde nous regarde mourir. C’est la seule conclusion à laquelle nous pouvons arriver : nos vies n’ont pas beaucoup d’importance. »
Dans ce contexte de désespoir qui ne cesse d’empirer, des informations ont circulé ce week-end selon lesquelles les États-Unis et le Hamas seraient engagés dans des négociations en vue d’un éventuel cessez-le-feu et de l’acheminement urgent de l’aide humanitaire.
Un haut responsable palestinien a confirmé ces pourparlers, soulignant la nécessité cruciale d’améliorer les conditions de vie de plus de deux millions de personnes confrontées à la famine, à la déshydratation et à des pénuries médicales sous le siège israélien.
Dans le cadre de ces négociations, le Hamas a accepté de libérer Edan Alexander, un soldat israélo-américain de 21 ans capturé à Gaza. Donald Trump a annoncé la libération prévue d’Alexander, qualifiant cette décision d’étape importante vers l’obtention d’un cessez-le-feu et le déblocage de l’aide humanitaire à Gaza.
Si ces informations sont exactes et si l’aide recommence à affluer, ce sera alors juste à la dernière extrémité.
Lorsque la nourriture est bloquée à la frontière, que les camions humanitaires sont immobilisés, que les boulangeries sont bombardées et les terres agricoles rasées, il ne s’agit plus de refuser des vivres. Il s’agit de refuser la vie. C’est pourquoi le monde doit comprendre qu’il ne s’agit pas d’une famine naturelle, mais d’une famine provoquée.
Des camions chargés d’aide humanitaire sont immobilisés à la clôture de séparation, refoulés ou retardés pendant des semaines par les décisions israéliennes, tandis qu’à l’intérieur de Gaza, les parents réduisent en farine la nourriture destinée aux animaux et les enfants fouillent les décombres à la recherche de restes alimentaires.
Le marché tient à peine debout. Derrière des tables de fortune, quelques rares vendeurs proposent des restes : un peu de riz ici, un sac de farine là. Il y a quelques jours, un de mes amis a vu une femme affamée s’approcher et tendre un bracelet en or, probablement un cadeau de mariage, en demandant doucement un sac de farine.
Le vendeur lui a jeté un coup d’œil, puis a levé les yeux vers le ciel, comme s’il se demandait combien de temps ils avaient encore à vivre.
Et partout, les mêmes questions, douces et usées, passent de bouche à bouche : Où puis-je trouver du pain ? Où pouvons-nous trouver de l’eau ?
À Gaza, plus de 3500 enfants de moins de cinq ans sont désormais menacés de mourir de faim, alerte le bureau des médias du gouvernement de Gaza. 70 000 autres enfants sont alités à l’hôpital, leurs petits corps épuisés par la malnutrition sévère.
J’ai parlé avec Abdelhakim Aburiash, un journaliste qui travaille dans le nord de Gaza et qui n’a pas mangé ni bu d’eau potable depuis des jours. « Je ne peux pas expliquer la douleur que je ressens dans mon estomac, dans mes os, dans ma tête », m’a-t-il dit. « Je sens que je ne peux plus continuer. Mais je dois continuer. »
Son corps est à bout, mais il refuse de se taire. Abdlehakim a perdu plus de 15 kilos en deux mois.
Dans toute la bande de Gaza, la famine ne se limite pas aux cuisines vides. Elle se lit dans les bras amaigris, les ventres gonflés et les joues creuses. Les gens marchent courbés en deux à cause des crampes. La peau des enfants se craquelle à cause de la déshydratation. Les yeux perdent leur éclat. Et par-dessus tout cela : le bourdonnement constant des drones, le bruit sec des tirs d’artillerie, le hurlement des avions.
J’ai connu la faim : le vide qui ronge, les vertiges, la douleur sourde du corps. Mais ce dont je suis témoin aujourd’hui à Gaza, ce n’est pas la faim. C’est la famine. La faim est un sentiment. La famine est une arme. La faim vous affaiblit. La famine est utilisée pour vous briser.
Nous regardons un peuple, mon peuple, mourir de faim en temps réel.
Je me souviens des petites astuces désespérées de la faim : casser le pain en petits morceaux pour tromper l’esprit. Boire de l’eau salée juste pour sentir quelque chose dans la bouche. Partager un œuf en trois. Apprendre à ne pas demander « Qu’y a-t-il pour le dîner ? », car c’est une blague cruelle.
Nous ne racontons pas cette histoire pour que le monde ait pitié. Nous la racontons parce que nous sommes déjà morts ou en train de mourir lentement. Et nous demandons à ceux qui ont encore le pouvoir, à ceux dont la voix peut être entendue au-delà de cet abattoir, de savoir que nous sommes affamés.
Nous dormons dans la rue sans abri. Nous rampons au fond du gouffre, et lorsque nous relevons la tête, nous voyons un monde qui a décidé que nous pouvions disparaître.
Il y a ici une douleur que les mots ne peuvent exprimer.
Même de loin, la douleur de Gaza est présente dans mon corps. Je connais le regard vide de mes amis à l’écran, la faiblesse de leur voix lorsqu’ils parviennent à envoyer un message. Je sais ce qu’ils veulent dire lorsqu’ils disent qu’ils vont « bien » : qu’ils n’ont pas mangé depuis des jours, qu’ils rationnent l’eau au compte-gouttes, qu’ils enterrent leurs voisins et prient pour ne pas être les prochains.
C’est une torture particulière de voir les personnes que vous aimez endurer une épreuve que vous connaissez trop bien, de reconnaître chaque pause, chaque sourire forcé, chaque silence au bout du fil comme un signe d’épuisement et de perte. De faire défiler sans fin les dernières nouvelles, les messages vocaux et les photos de décombres et de cendres, en sachant qu’aucun appel, aucun message, aucune publication ne remplira une assiette vide ou n’apaisera la faim d’un enfant.
L’impuissance est un poids que je porte à chaque instant. Car quand on a survécu à la famine, on comprend que ce qu’ils vivent aujourd’hui n’est pas seulement une crise, mais un lent et délibéré écrasement de la vie.
Et d’ici, tout ce que je peux faire, c’est témoigner et refuser de laisser le monde détourner le regard.
Voici ce que je veux que les gens comprennent : à Gaza, en ce moment même, des parents s’évanouissent dans les files d’attente pour obtenir du pain, des enfants s’effondrent de déshydratation et des nourrissons meurent faute de lait maternisé.
Dans des abris surpeuplés, des mères rationnent des morceaux de pain entre plusieurs enfants, tandis que les pères raclent le fond des casseroles pour trouver des restes de céréales.
Les médecins sur place signalent une augmentation alarmante des cas de malnutrition aiguë sévère, décrivant des bébés dont la peau pend sur les os, leur corps trop faible pour pleurer.
Les marchés ont été vidés de toute nourriture, selon les habitants, et beaucoup se résignent à échanger des morceaux de bois ou de métal dans une tentative désespérée d’obtenir quelque chose de comestible.
Aux points de distribution d’eau, des files d’attente se forment souvent avant l’aube, avec des enfants pieds nus qui attendent pendant des heures, serrant dans leurs mains des bidons vides dans l’espoir de les remplir à partir de robinets endommagés.
Selon les habitants, les parents sautent régulièrement des repas, non par choix, mais parce qu’il n’y a plus rien à manger. Certains sont contraints de nourrir leurs bébés avec du sucre mélangé à de l’eau, quand ils parviennent à en trouver.
Les enfants, qui jouaient autrefois dans les rues, fouillent désormais les décombres à la recherche de restes de nourriture.
Les hôpitaux de Gaza sont débordés et les médecins avertissent que la faim tue des gens avant même que les bombes ne recommencent à tomber. Les morgues sont pleines et les camions d’aide humanitaire restent bloqués aux postes-frontières, laissant une crise humanitaire déjà dramatique au bord de la catastrophe.
Ce n’est plus une ville vivante, mais un lieu où la population meurt de faim au vu et au su de tous, sans intervention immédiate et massive. Le monde assiste à une famine provoquée par l’homme. Il regarde une population entière être poussée au-delà du seuil de la survie, et il ne fait rien.
Auteur : Mohammed R. Mhawish
* Mohammed R. Mahawish est un journaliste, écrivain et chercheur palestinien vivant dans la ville de Gaza. Il a contribué à l'ouvrage A Land With a People.Collaborateur de The Nation, il a écrit des articles pour Al Jazeera, The Economist, MSNBC, +972 Magazine, The New Arab, Al Jazeera, The Economist, MSNBC, +972 Magazine, The New Arab.Son blog Subtask.
12 mai 2025 – The Nation – Traduction : Chronique de Palestine
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