Al-Amiriya : il était une fois, un bombardement sur l’Irak…

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Al-Amiriyya, plus de 400 victimes civiles - pour la plupart mortes brûlées vives - de la folie criminelle des États-Unis - Photo : Archives
Sinan AntoonLa mémoire collective irakienne regorge de souvenirs de souffrances et de pertes. Ces dernières années n’ont fait qu’accroître les monceaux de cadavres et de décombres, avec tout ce que cela représente, dans un pays ravagé par des décennies de dictature brutale, de sanctions génocidaires et de guerres.

L’invasion anglo-américaine de 2003 (également connue sous son nom orwellien d’« Opération pour la liberté en Irak ») a démantelé ce qui restait de l’Etat irakien après les guerres et les sanctions. Elle a également généré et normalisé la politique du chaos, de la corruption et des guerres civiles sectaires. L’État islamique d’Irak et du Levant (ISIL) n’a été que la conséquence la plus récente de cette invasion. Bien que son discours et ses symboles s’originent dans un lointain passé, ISIL a été formé et rendu opérationnel vers 2003.

Les Irakiens ne se sont toujours pas remis de la violence et de l’horreur de la montée en puissance d’ISIL et de son occupation de Mossoul et d’autres villes en 2014, ainsi que des massacres et des destructions qu’il a perpétrés. Mossoul et d’autres villes et villages sont libérés maintenant, mais des centaines de milliers d’Irakiens sont toujours déplacés et vivent dans des camps loin de leurs maisons aujourd’hui détruites. Les promesses de reconstruction et de réhabilitation que leur a faites l’un des régimes les plus corrompus du monde ne se traduisent toujours pas en résultats concrets.

Mais aujourd’hui, comme chaque année, de nombreux Irakiens commémorent et pleurent un massacre qui a eu lieu il y a 27 ans. « Al-Amiriyya » est toujours un chapitre majeur du livre irakien de la souffrance.

Le 13 février 1991, à 4h30 du matin, deux F-117 américains survolant Bagdad ont largué deux bombes « intelligentes » guidées au laser, pesant chacune 900 kg. Leur cible était un grand refuge civil (numéro 25) à al-Amiriyya, un quartier résidentiel de l’ouest de Bagdad.

Un millier de civils dormaient dans le refuge cette nuit-là. La première bombe a percé le mur de béton fortifié à travers une ouverture de ventilation. La seconde l’a suivie et a explosé en plein milieu du refuge. Le bombardement a tué 408 civils, dont 261 femmes et 52 enfants. La plus jeune victime avait sept jours. La plupart des victimes ont été calcinées par la chaleur de l’explosion. Les corps emportés plus tard par les secouristes étaient carbonisés et méconnaissables. L’odeur de chair brûlée a imprégné le quartier des jours durant.

Le Pentagone a prétendu que le refuge d’al-Amiriyya était un bunker utilisé comme centre de commandement militaire. Il a affirmé que la surveillance américaine avait détecté des signes indiquant qu’il s’agissait d’une installation militaire dans les jours qui ont précédé le bombardement.

Le directeur des opérations du Pentagone de l’époque a dit que « les deux bombes avaient atterri là où elles devaient le faire. » Mais les journalistes étrangers qui ont visité le site juste après le bombardement n’ont trouvé aucune indication que cet endroit ait été autre chose qu’un refuge civil. Le porte-parole du président George HW Bush, Marlin Fitzwater, a déclaré: « Nous ne savons pas pourquoi des civils se trouvaient à cet endroit, mais nous savons que Saddam Hussein ne partage pas notre respect pour le caractère sacré de la vie humaine. Il tue des civils intentionnellement et avec détermination. »

Dick Cheney, qui était secrétaire à la Défense à l’époque, a imputé le blâme à l’Irak et a laissé entendre que le pays amenait intentionnellement des civils sur des sites militaires.

Le bombardement quotidien de l’Irak tout entier durait depuis le 17 janvier de cette année-là. L’objectif déclaré était de chasser l’armée irakienne du Koweït qu’elle avait envahi en août 1990. Toutefois, les bombardements ont anéanti l’infrastructure irakienne en détruisant 134 ponts, 18 des 20 centrales électriques, des complexes industriels, des raffineries de pétrole, des stations de pompage des eaux usées et des installations de télécommunications. L’électricité d’après-guerre a été réduite à 4% de son niveau d’avant-guerre.

Comme l’en avait menacé le secrétaire d’État James Baker, l’Irak a été ramené par les bombardements « à l’époque préindustrielle ». Les pertes économiques de la campagne de bombardement de 43 jours ont été estimées à 232 milliards de dollars.

Quelques mois plus tard, le 8 juin, une parade victorieuse a eu lieu à Washington pour célébrer la fin de l’opération « Tempête du désert ». Le Général Norman Schwarzkopf, qui avait dirigé l’opération, pavoisait avec Bush Senior dans la tribune. Mais la guerre s’est poursuivie contre l’Irak, sous une autre forme, jusqu’en 2003. Les sanctions économiques qui ont été imposées à l’Irak pour le forcer à quitter le Koweït ont été maintenues malgré leur cruauté et leurs effets dévastateurs sur tous les aspects de la vie.

En 1995, l’ONU rapportait que plus d’un demi-million d’enfants irakiens étaient morts à cause de ces sanctions meurtrières et que, loin de nuire au régime, elles causaient la mort des civils et détruisaient le tissu social irakien.

Pourtant, Madeleine Albright, alors ambassadrice des États-Unis auprès de l’ONU, a déclaré dans une interview tristement célèbre que « ça en valait la peine » au niveau politique. C’est comme ça qu’ils respectent « le caractère sacré de la vie » !

Chaque administration américaine après Bush Senior a bombardé l’Irak pour une raison ou une autre. Certains de ceux qui avaient supervisé la première guerre du Golfe en 1991 sont revenus au début du siècle pour vendre l’invasion de l’Irak en 2003 et la mettre en œuvre.

Le régime irakien a utilisé la tragédie et le lieu où elle s’est déroulée à des fins de propagande. Le refuge d’al-Amiriyya détruit est devenu un mémorial. Les photographies en noir et blanc des 408 victimes ont été accrochées aux murs des chambres noires. On voit encore sur les murs et le sol les traces des corps brûlés et démembrés des victimes.

Les survivants et les membres de la famille y viennent pour rendre hommage aux victimes et faire leur deuil. Une mère qui a perdu huit de ses enfants est devenue guide.

Aujourd’hui, cependant, le site est à l’abandon et fermé au public. Une unité de l’armée irakienne y est stationnée. Il n’y aura aucune mention ni commémoration officielles du massacre d’al-Amiriyya. Le gouvernement irakien et toute la classe politique ont profité des Etats-Unis et de ses guerres. Ils ne reconnaissent et ne commémorent que les crimes de Saddam Hussein et du régime Baath et, désormais, d’ISIL et les exploitent à des fins politiques mesquines et sectaires.

Mais les Irakiens n’oublieront jamais Al-Amiriyya.

* Sinan Antoon est un poète et romancier irakien. Son dernier roman est The Bagdad Eucharist.



13 février 2018 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet