Grande Marche pour le Retour - Gaza - Photo : ActiveStills.org
Par Ramzy Baroud
Le journaliste Ramzy Baroud, originaire de Gaza, retrace comment les Palestiniens ont transformé leur lutte pour la survie en une lutte pour la dignité, l’histoire et la liberté, avec Gaza au cœur de la résistance.
Quelques jours avant que ma sœur, Suma Baroud, ne soit tuée par l’armée israélienne à Khan Yunis, elle m’a envoyé un long message sur ses projets d’avenir pour le terrain où se trouvait autrefois sa maison.
À Gaza, pratiquement toutes les maisons de ma famille élargie ont été bombardées ou démolies par les avions de combat et les bulldozers israéliens. Cependant, Suma n’avait pas l’intention de construire une maison plus grande ni de vendre le terrain et de quitter la bande de Gaza.
« Une fois les décombres déblayés, m’écrivait-elle, je veux construire un jardin communautaire et mettre les produits à la disposition de tout le quartier. » Bien que je soutenais son idée, je me demandais où ma sœur vivrait après la guerre. Pour elle, cela semblait être un problème mineur.
Suma incarnait l’amour familial et la solidarité communautaire. Nos parents pensaient qu’il était tout aussi important, sinon plus, d’éduquer les filles que les garçons.
Ils ont investi tout ce qu’ils avaient pour qu’elle devienne médecin afin qu’elle puisse servir la communauté. Après avoir obtenu son diplôme à la faculté de médecine de l’université d’Alep en Syrie, elle a consacré sa vie à l’émancipation des femmes, servant de modèle à de nombreuses filles, dont certaines sont finalement devenues médecins elles-mêmes.
Sa mort a provoqué une onde de choc à Khan Yunis, même si les massacres étaient devenus quotidiens.
Comme la plupart des médecins de Gaza, Suma appartenait à une classe sociale qui lui permettait de mener une vie relativement confortable. Pourtant, comme la plupart des médecins de la bande de Gaza, elle s’est engagée dans la même lutte collective qui a uni les gens tout au long du génocide.
Il n’est pas étonnant qu’Israël ait tué des centaines de travailleurs médicaux depuis le lancement de son offensive sur Gaza en octobre 2023.
Ces médecins n’étaient pas seulement des soignants ; ils étaient des responsables communautaires dont le dévouement et le sacrifice se sont avérés vitaux pour un peuple confronté à l’extermination.
Nous comptabilisons rarement le travail des médecins, des enseignants, des journalistes, des artistes, des agents de la protection civile et autres comme des actes de résistance, bien qu’ils le soient certainement.
Leurs contributions quotidiennes font rarement la une des journaux, mais sans eux et sans beaucoup d’autres, la société palestinienne se serait effondrée de l’intérieur, sa capacité à résister à la machine de guerre israélienne étant gravement diminuée.

1e avril 2024 – Ce qu’il subiste du bloc de chirurgie de l’hôpital al-Shifa, après l’attaque criminelle de l’armée israélienne sur le complexe hospitalier – Photo : Nations Unies
La bande de Gaza, où j’ai grandi, ne peut être définie par sa superficie – à peine 360 kilomètres carrés – ni par ses ressources, car elle en a peu, mais par la ténacité de son peuple.
C’est pourquoi Gaza, assiégée depuis près de deux décennies, représente le cœur de la résistance palestinienne à travers l’histoire – cette résistance même qui leur a permis d’exister en tant que peuple alors que leur ennemi a investi un temps et des ressources infinis pour les éradiquer.
Imposer son propre récit
Au moment où nous publions cette édition, deux ans après le début de la guerre génocidaire menée par Israël contre Gaza, il ne reste pratiquement plus rien de l’endroit que j’ai connu autrefois.
Quatre-vingt-douze pour cent de toutes les maisons ont été détruites ou irrémédiablement endommagées. Presque toutes les mosquées et églises ont été ravagées.
Les hôpitaux ont également été durement touchés : beaucoup ont été délibérément pris pour cible, détruits ou contraints de fermer, tandis que quelques-uns ne fonctionnent plus que partiellement.
Le système éducatif a été pratiquement rayé de la carte : plus de 95 % des bâtiments scolaires ont été endommagés ou détruits, et toutes les universités de Gaza ont été démolies ou rendues inutilisables.
Plus de 68 000 personnes ont été confirmées mortes, mais le nombre réel est probablement bien plus élevé. Gaza est en train d’être massacrée – cette même Gaza où j’ai passé mon enfance et mon adolescence. Même loin de là, Gaza reste, dans mon cœur, mon seul et unique foyer.
Les images qui nous parviennent aujourd’hui de la bande de Gaza ne sont pas seulement un témoignage du présent. Elles nous confrontent à une histoire que l’on nous a appris à ignorer.
Pour vraiment comprendre ce dont nous sommes témoins, nous devons regarder au-delà du moment présent. Il ne s’agit pas d’une catastrophe isolée. Il ne s’agit pas non plus, comme le prétendent les politiciens israéliens, d’une guerre visant à éradiquer le Hamas.
Il s’agit d’une guerre contre le peuple palestinien, l’aboutissement d’un projet colonialiste centenaire et le point culminant brutal d’une longue guerre pour la légitimité et le sens. Il s’agit d’une lutte pour savoir quel récit définit la réalité : la légitimité revendiquée par le projet sioniste peut-elle effacer l’histoire vécue et les droits du peuple palestinien, ou la détermination des Palestiniens permettra-t-elle à leur propre sens de s’imposer face à l’effacement ?
Pour Israël, le génocide n’est pas un simple acte de vengeance, mais s’inscrit dans une stratégie qui trouve ses racines dans un long héritage de nettoyage ethnique, de spoliation et de ce que l’historien israélien Ilan Pappé appelle un « génocide progressif ».
Israël et ses alliés s’efforcent de présenter la destruction de Gaza comme un acte de défense qui a commencé avec l’attaque du Hamas le 7 octobre. Ce faisant, ils effacent 100 ans de colonisation et de déplacements.
Ce n’est pas nouveau. En fait, le projet sioniste ne visait pas seulement à conquérir des terres, mais aussi à s’approprier le récit, à effacer l’histoire, l’identité et la présence palestiniennes. Il a présenté les Palestiniens comme un peuple sans histoire, une terre sans peuple, et leur résistance comme de simples actes de « terrorisme ».
Cette guerre des mots est peut-être encore plus importante que la lutte sur le terrain. Il s’agit d’une lutte pour la légitimité culturelle et intellectuelle, d’une bataille pour définir la réalité elle-même.
Dans son livre Dix mythes sur Israël, Pappé nous rappelle également que « l’histoire est au cœur de chaque conflit. Une compréhension vraie et impartiale du passé offre une possibilité de paix. La déformation ou la manipulation de l’histoire, en revanche, ne peut que semer le désastre ».
Nous devons comprendre que l’histoire est bien plus que des dates et des faits qui marquent nos calendriers. Elle est intimement liée à l’histoire des peuples, ou à l’histoire vue d’en bas, c’est-à-dire aux acteurs essentiels de la formation de la culture, des idées et, en fin de compte, du comportement collectif.

Les Brigades al-Qassam ont publié des images dr drone israélien Skylark-2 saisi lors d’une mission de renseignement au nord de Tal al-Zaatar, au nord de la bande de Gaza – Photo : extrait vidéo
Par exemple, le concept de sumud, la légendaire détermination du peuple palestinien, que l’on peut observer aujourd’hui chez ceux qui refusent de quitter leurs maisons détruites à Gaza, n’est ni rationnel, ni motivé ou enseigné par les diktats d’une faction politique spécifique. Il s’agit d’un état d’esprit collectif façonné par un long héritage de résistance palestinienne, ce que l’on peut appeler la « longue histoire » ou la longue durée.
Cette Grande Histoire est consacrée à cette longue histoire du peuple palestinien, aux forces qui l’ont façonnée et à la lutte contre les forces qui ont tenté de l’effacer.
Résistance anticoloniale
Parallèlement à une histoire marquée par la violence en Palestine, il existe une histoire magnifique et inébranlable de résistance. Et Gaza a été le creuset de cette lutte.
Le premier mouvement de résistance organisé à émerger de Gaza fut celui des fedayins, composé en grande partie de réfugiés paysans déplacés. Ces hommes se sont regroupés dans l’espoir de récupérer ce qu’ils avaient perdu lors de la Nakba, ou « catastrophe », de 1948, lorsque 750 000 Palestiniens ont été chassés de leur terre ancestrale par les milices sionistes.
Avec des réfugiés constituant la majorité de la population et confinés sur seulement 1 % du territoire historique de la Palestine, Gaza est naturellement devenue un foyer de résistance.
Les fedayins qui ont survécu aux opérations militaires israéliennes se sont ensuite réorganisés en divers groupes, pour finalement intégrer l’Armée de libération de la Palestine, créée par l’Organisation de libération de la Palestine [OLP] en 1964.
Après la Naksa de 1967, lorsque Israël a occupé les territoires palestiniens restants, ces groupes ont commencé à se cristalliser autour de lignes idéologiques.
Le camp de réfugiés de Jabaliya, à Gaza, est devenu l’épicentre de la première intifada, ou soulèvement, en 1987, déclenchée par la mort de quatre travailleurs palestiniens percutés par un camion militaire israélien.
Les manifestations avec jets de pierres ont été réprimées par des balles, et les grèves par l’emprisonnement et la torture.
Comme le montrent ces événements, le peuple palestinien n’est pas une victime passive du colonialisme de peuplement, défini au sens large comme une forme de colonialisme dans laquelle les habitants d’un territoire sont déplacés par des colons qui veulent s’accaparer leurs terres.
Comme l’a fait valoir le théoricien anticolonialiste Frantz Fanon, la résistance est un acte profondément humanisant face à un système déshumanisant. C’est un moyen par lequel les opprimés retrouvent leur dignité et leur capacité d’agir. « Elle libère l’indigène de son complexe d’infériorité, de son désespoir et de son inaction ; elle le rend intrépide et lui redonne le respect de soi », écrivait Fanon dans Les Damnés de la Terre.
Dans la première moitié du XXe siècle, les penseurs palestiniens comprenaient déjà que le sionisme, l’idéologie politique qui appelait à la création d’un État juif, était plus qu’un projet nationaliste : il s’agissait d’une entreprise coloniale soutenue par l’Occident visant à déplacer la population indigène.
George Antonius, dans son ouvrage phare de 1938, The Arab Awakening, a fait valoir que la création d’un foyer national juif était une imposition à la société indigène palestinienne. Il a averti que « le remède à l’expulsion des Juifs (d’Europe) ne doit pas être cherché dans l’expulsion des Arabes de leur patrie », soulignant l’incompatibilité de la colonisation sioniste avec l’existence palestinienne.
Ibrahim Abu-Lughod a ensuite replacé le sionisme dans le contexte de l’histoire mondiale de la colonisation, rejetant la tendance à traiter la Palestine comme un cas isolé ou exceptionnel. Cette perspective est essentielle pour comprendre la résistance palestinienne comme une lutte anticoloniale.
Les Palestiniens comprennent cela à travers le concept de muqawama (مقاومة). Bien que ce mot se traduise par « résistance », dans la culture populaire palestinienne, il s’agit d’un concept transcendant qui englobe tout acte de défiance contre l’injustice, l’oppression coloniale et l’occupation militaire.
Il peut s’exprimer par une chanson ou une balle, une peinture ou une fronde, la désobéissance civile, une grève générale ou le simple fait de porter un keffieh (كوفية) palestinien, le foulard traditionnel.
La résistance palestinienne est une force organique, intuitive et intergénérationnelle qui a été mise à l’épreuve par chaque invasion et chaque tentative d’effacement.
De la résistance légendaire de Batis de Gaza (mort en 332 avant J.-C.) contre Alexandre le Grand, aux soulèvements populaires contre le mandat britannique (1936-1939), en passant par le sumud actuel à Gaza, la résistance palestinienne a toujours été le témoignage d’une foi profonde et inébranlable en leur terre et leur avenir collectif.
Cet esprit est également incarné par les intellectuels courageux qui construisent une vision commune et une conscience collective qui défient les récits de l’oppresseur.
C’est à travers cette lutte que les écrivains, les poètes et les artistes préparent le terrain pour la libération, faisant de la résistance non seulement un acte politique, mais aussi un acte intellectuel et culturel.
Les travailleurs contre la guerre
Bien que le sumud ait inspiré d’autres mouvements de libération à travers le monde, la lutte pour la libération de la Palestine n’est ni unique ni hors du commun ; elle s’inscrit dans le cadre d’une lutte plus large contre le colonialisme et l’impérialisme.

Mai 2019 – Manifestation devant le bureau de représentation de l’Allemagne en Cisjordanie, condamnant ce pays pour avoir qualifié le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) d’antisémite – Photo : via Middle East Monitor
Elle présente des similitudes avec la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Cet exemple prouve qu’un système d’apartheid racial, aussi ancré soit-il, ne peut durer éternellement face à la résistance indigène et à un mouvement de solidarité mondiale inébranlable.
Comme ce fut le cas en Afrique du Sud, la solidarité internationale avec le peuple palestinien, en particulier en ces temps difficiles et tourmentés, est essentielle. Les sociétés civiles du monde entier s’avèrent déjà indispensables pour dénoncer l’ampleur des crimes commis par Israël au cours de deux années de génocide.
Dans des pays comme l’Espagne, cette solidarité s’est avérée particulièrement efficace pour combler le fossé entre la mobilisation de la société civile et l’action du gouvernement, ce qui a conduit les ministres à annuler d’importants contrats militaires avec Israël.
Une évolution encourageante est que les syndicats de travailleurs de nombreux pays constituent désormais des piliers essentiels de la solidarité, les dockers italiens en particulier menant des actions directes pour empêcher les armes d’atteindre Israël.
Une vision à long terme
Même certains historiens sionistes ont fini par comprendre la résistance et la résilience inébranlables des Palestiniens. L’historien israélien Benny Morris a un jour admis que les Palestiniens « considèrent tout dans une perspective large et à long terme. Ils estiment qu’à l’heure actuelle, ils n’ont aucune raison de céder, car l’État juif ne peut pas durer. Ils sont voués à gagner ».
Malheureusement, paniqué par ce qui semble être le destin inévitable d’Israël, Morris, comme beaucoup d’autres, n’a pas envisagé la possibilité d’une coexistence au sein d’un seul État démocratique, où tous les citoyens seraient traités sur un pied d’égalité, indépendamment de leur race, de leur religion ou de leur appartenance ethnique.
Mais d’une certaine manière, Morris a raison. L’occupation et l’apartheid israéliens ne pourront jamais se maintenir sur la base d’une violence systémique et d’une exclusion ethnique.
Si les événements à court terme sont marqués par l’efficacité dévastatrice de sa machine de guerre, la trajectoire historique à long terme est façonnée par le courage inébranlable et la résilience collective du peuple palestinien.
Les drones, les avions de combat et les bombes antibunker peuvent modifier le paysage immédiat, mais ils ne peuvent éteindre l’esprit d’un peuple qui maîtrise déjà l’art de la survie et de la résistance depuis des millénaires.
Cette Grande Histoire est une invitation à aborder l’histoire selon ses propres termes, non pas comme une série d’incidents isolés, mais comme une histoire continue et évolutive de résistance.
C’est une histoire racontée par ceux qui ont refusé d’être vaincus et qui continuent à écrire leur histoire à chaque acte de défi.
Leur lutte n’est pas pour notre pitié, mais pour notre compréhension et notre solidarité. Elle est la preuve qu’au final, l’altruisme, la foi et le courage survivront toujours aux outils de la colonisation et de la guerre.
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle.
Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out » (version française). Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Son livre à venir, « Before the Flood », sera publié par Seven Stories Press.
Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
30 octobre 2025 – New internationalist – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah

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