Wardi : 70 ans après la Nakba, l’espoir est toujours vivant

© Jour2fête
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Par Rosa Llorens

Wardi, du réalisateur norvégien Mats Grorud, est un film d’animation localisé dans le camp palestinien de Bourj el Barajneh, quartier de Beyrouth.

Les trop rares films palestiniens, ou faisant entendre des voix palestiniennes, sont souvent de beaux films ; malgré leurs mauvaises dispositions, les critiques, lorsqu’ils en parlent, au lieu de le nier, mettent plutôt en œuvre divers procédés pour les affaiblir et les neutraliser. Il est donc intéressant de jeter un coup d’œil sur quelques sites de cinéma avant de parler du film lui-même.

aVoir-aLire introduit ainsi le film : « Sidi a été chassé de son village en 1948. » Par qui ? Pourquoi ? Ces lacunes ne sont pas innocentes, et on n’est pas surpris de lire en conclusion : « Wardi prouve que, quelle que soit la région du monde dans laquelle on vit, les histoires des peuples se rejoignent » ! On reconnaît le procédé de la généralisation pseudo-humaniste, qui renvoie bourreaux et victimes dos à dos, façon « Si tous les gars du monde … », ou « si toutes les femmes du monde », comme dans Les Citronniers : qu’on soit femme de ministre israélien, ou palestinienne exilée dans son propre pays, entre femmes, on se comprend toujours.

Dans la même ligne, Cineuropa occulte le sujet du film, pour mettre en avant des valeurs universelles : on loue le film parce qu’il “évite les pesanteurs de la propagande guerrière, préférant tisser un fil émouvant reliant les générations et mettant en lumière la valeur de la transmission”. Qui contesterait la valeur de la transmission ? Et qui nierait que les Israéliens ont des grands-pères, comme les Palestiniens !

Sens critique veut bien sympathiser avec les Palestiniens, mais à condition d’évacuer leur culture et leur histoire, se réjouissant qu’ « Allah n’existe pas ici ». Le modèle laïc français est si prégnant que le critique n’a même pas vu, dans les plans larges, la présence de la mosquée, voisine de la maison de Wardi, ni entendu le haut-parleur du minaret diffuser un appel à des donneurs de sang AB+, pour un manifestant blessé, appel précédé de la basmallah : « Au nom de Dieu le Miséricordieux ».

Enfin, on retrouve une véritable structure idéologique qui veut que, s’agissant de Palestiniens, la voix de référence soit toujours une voix israélienne : les Palestiniens doivent être encadrés par un Juif israélien, qui nous enseigne ce que les Palestiniens pensent et quelles doivent être leurs justes revendications. Wardi se situant dans un camp libanais et, qui plus est, étant un film d’animation, la référence à Valse avec Bachir, de l’israélien Ari Folman (2008) ne pouvait manquer.

Mais il faudrait aller plus loin que la flatteuse réputation de ce film, et l’analyser avec sérieux. De quoi est-il question, dans Valse avec Bachir ? De l’horreur des tortures et des massacres dans les camps de Sabra et Chatila, vidés de leurs combattants par l’expulsion du Liban de l’OLP en septembre 1982, et de leurs milliers (2000 ? 3000 ?..) de victimes, essentiellement des femmes, des vieillards et des enfants ? Non : les héros de l’histoire sont les soldats de Tsahal, braves garçons traumatisés de s’être trouvés mêlés aux violences entre Arabes (Libanais et Palestiniens) ; on en oublierait facilement que les phalangistes chrétiens libanais, simples supplétifs des Israéliens, sont entrés dans les camps sous la protection des chars israéliens dans le cadre d’une invasion du Liban par Israël.

Mais cette façon de rendre compte de l’Histoire au cinéma est on ne peut plus classique : c’est ainsi que les réalisateurs américains abordent les pages sombres de leur histoire, en déplaçant et même en inversant les situations : ainsi, Apocalypse now présente la guerre du Vietnam à partir du point de vue d’un officier américain traumatisé, jusqu’à la folie, par les actes de cruauté barbare perpétrés par les Viet-congs sur les civils vietnamiens !

Au contraire, l’intérêt de Wardi (comme, avant lui, d’Omar, de Hani abu-Assad) tient à son point de vue palestinien. Si abu-Assad avait réuni des financements exclusivement palestiniens, le norvégien Mats Grorud, lui, a multiplié les petits financements, pour assurer son indépendance, et conçu son film à partir de témoignages d’habitants du camp de Bourj el Barajneh. Son projet rejoint celui de l’ Allemand Till Roeskens qui, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, fait entendre les paroles des habitants du camp d’Aïda à Bethléem (si le nom d’Aïda peut nous sembler familier, il signifie en fait en arabe le Retour). La réussite de ce film vient du fait que ces voix se font entendre en off, pour commenter les dessins (seuls visibles à l’écran) que tracent les habitants pour expliquer le itinéraires de plus en plus complexes qu’ils sont contraints d’effectuer par la stratégie d’étouffement des Israéliens qui assiègent le camp.

Le parti-pris esthétique et narratif de Grorud est certes moins radical : dans un film d’animation qui fait alterner marionnettes et dessins, il fait défiler 70 ans d’histoire des Palestiniens au Liban, incarnés par une famille palestinienne, celle de la petite Wardi (sur ce point, le film est à mettre en rapport avec Le Temps qu’il reste, d’Elia Suleiman, en 2009) : dans sa maison, coexistent quatre générations d’exilés, à partir de l’arrière-grand-père, Sidi, chassé, encore enfant, de son village de Galilée, lors de la Nakba, la Catastrophe, c’est-à-dire la création, en 1948, de l’État d’Israël, qui provoqua l’exil de deux-tiers de la population palestinienne et fit 15000 victimes. Avec les nouvelles lois de censure qui se profilent, assimilant l’anti-sionisme à de l’anti-sémitisme, un tel film serait interdit ; et, plus généralement, il serait interdit d’adopter le point de vue palestinien, qui considère la création d’Israël comme une catastrophe.

Mais Sidi est vieux et malade et, sentant sa mort prochaine, il remet à Wardi la clé, précieusement conservée (avec une poignée de graines et de terre rapportées de Galilée, à partir desquelles il a créé un jardin suspendu) de sa maison en Galilée. Un voisin commente : « Il a perdu l’espoir » ; Wardi décide alors de se lancer dans une enquête pour retrouver cet espoir, en interrogeant les membres de sa famille, qui habitent une véritable tour (c’est le titre original du film : The Tower).

Comme dans tous les camps, les tentes des débuts sont devenues des constructions en dur, et chaque génération y a ajouté un étage.

D’un étage à l’autre, Wardi va donc recueillir des fragments d’histoire palestinienne, depuis l’exode, jusqu’aux difficultés actuelles, en passant par l’époque de l’Armée palestinienne, puis celle de la Guerre des camps (1987-91), spécifique aux Palestiniens du Liban, et sur laquelle on aimerait avoir plus de données, même si les complexités de la politique libanaise étaient bien sûr difficiles à traiter dans un fil d’animation, présenté à travers le regard d’un enfant de 11 ans (1).

Mais au fur et à mesure de l’ascension de Wardi, l’enquête se révèle comme une véritable quête et la dimension symbolique devient dominante : pour accéder au dernier étage, celui de l’oncle appelé le Garçon aux pigeons, Wardi doit escalader au moyen d’échelles, puis de simples pitons fichés dans le mur, et on se rapproche du ciel, explicitant le symbole de la Tour : se rapprocher du ciel (et non pas l’attaquer, comme l’interprète la Bible dans l’histoire de la Tour de Babel), c’était en effet le but des ziggourats, ces temples mésopotamiens dont le nom veut dire : construction en hauteur, ce qui s’applique bien aux logements des camps. Ainsi, malgré le découragement de bien des membres de la famille, on aboutit finalement à l’espoir, symbolisé aussi par les pigeons qu’élève l’oncle, qui incarnent la volonté du Retour (ils reviennent toujours à leur pigeonnier natal).

C’est donc un beau film, dont la poésie et le symbolisme n’édulcorent pas la réalité historique ; on peut regretter que Wardi, une fois qu’elle a assumé toute l’histoire palestinienne, incarne l’espoir, non par la promesse de nouvelles résistances, mais seulement par l’annonce de brillantes études qui en feront sans doute un médecin ; mais il est difficile aujourd’hui de promettre d’autres victoires au peuple palestinien.

Note :

(1) On peut se référer à un livre dont un chapitre éclaire les rapports dramatiques des réfugiés palestiniens au Liban avec leur pays d’ « accueil » : Les Réfugiés palestiniens du Liban, de Mohamed Kamel Doraï, chez Open Edition Books, disponible sur internet.

7 mars 2019 – Communiqué par l’auteure