Souvenirs d’enfance pendant un génocide

Enfants blessés amenés à l'hôpital des Martyrs d'al-Aqsa à Deir al-Balah pour y être soignés suite aux attaques israéliennes à Gaza, le 19 mars 2024 - Photo : Ali Hamad

Par Yasser Abu Jamei

Des décennies passées à travailler avec des enfants traumatisés ont enseigné à notre personnel expérimenté du Programme communautaire de santé mentale de Gaza (GCMHP) le pouvoir de la craie ou du crayon de couleur.

Au début, nous demandions aux enfants de dessiner afin de briser la glace et d’établir une relation entre l’enfant et le thérapeute, mais nous avons rapidement compris que donner aux enfants la possibilité de dessiner leur offrait une chance de s’exprimer d’une manière qu’ils ne pouvaient pas nécessairement faire avec des mots.

Ces expressions personnelles permettent non seulement au thérapeute de mieux comprendre l’état mental et émotionnel de l’enfant, mais aussi aux parents de réaliser que leurs enfants sont plus conscients et plus affectés émotionnellement par le traumatisme qu’ils ne le laissent paraître.

Ainsi, cet outil de diagnostic utilisé depuis longtemps pour comprendre ce qui perturbe les enfants et l’impact psychologique des événements sur eux est devenu un pilier de notre travail dans les cliniques du GCMHP.

Le GCMHP a été la première organisation à appliquer ce que l’on appelle les premiers secours psychologiques (PSP) en Palestine. Les kits PSP contiennent toujours quelques jouets ainsi que du papier, des craies, des feutres et des crayons de couleur pour dessiner.

Ces kits, qui ont été introduits pour la première fois à Gaza en 2009, aident les enfants à s’exprimer et à donner voix à leur angoisse ou à leurs inquiétudes, même en dehors de la salle de thérapie. Ils constituent également un moyen essentiel pour les soignants de comprendre l’impact psychologique des traumatismes de guerre graves et prolongés sur les enfants, ce qui nous aide à mettre en place des mesures d’intervention psychologique appropriées.

La fourniture de services d’aide psychologique d’urgence et de services thérapeutiques spécialisés (psychothérapie et médicaments) constituent les activités principales du GCMHP depuis octobre 2023. Rien qu’en 2024, les équipes PSP ont aidé 40 000 personnes, et plus de 7000 personnes ont bénéficié d’une intervention thérapeutique.

Au cours des six premiers mois de 2025, le personnel du GCMHP a vu 30 000 personnes, dont 17 000 ont bénéficié des services PSP et 3000 ont eu besoin d’interventions thérapeutiques spécialisées.

Ci-dessous, je m’efforce d’expliquer comment les représentations artistiques que les enfants font d’eux-mêmes et de leur réalité peuvent éclairer les thérapeutes et les psychologues qui tentent de les soutenir et de les aider à développer des stratégies d’adaptation.

Réalisé par une fillette de dix ans originaire de la ville de Gaza qui a été déplacée vers le sud, le dessin n° 1 représente des scènes de la vie quotidienne.

La fillette, qui est à la fois l’auteur du dessin et son sujet, porte une jolie robe orange. La partie supérieure du dessin représente la vie « avant la guerre » et la partie inférieure « après la guerre ».

Dans la moitié supérieure du dessin, le ciel est d’un bleu éclatant ; on voit deux garçons jouer au ballon à gauche, la fillette elle-même porte des ballons et, à droite, deux enfants marchent vers l’école, portant des sacs à dos. Le bâtiment de l’école se trouve à l’arrière-plan, avec un drapeau palestinien flottant sur un côté et un enfant jouant sur une balançoire dans la cour de récréation, tandis qu’au premier plan, une fillette danse et un petit garçon fait du tricycle.

Dans la partie inférieure, qui représente « l’après-guerre », des missiles et des avions de combat volent dans le ciel grisâtre, la maison auparavant intacte est en feu, les arbres entre la maison et le bâtiment scolaire sont couchés sur le sol, touchés par ce qui semble être un quadricoptère, la cour de récréation est remplie de cordes à linge et de vêtements suspendus, les enfants qui portaient des sacs à dos transportent désormais des seaux d’eau, les garçons qui jouaient au ballon gisent maintenant sur le sol, ensanglantés ; il y a des tentes au milieu, et la fille elle-même est assise en pleurant dans la partie inférieure gauche, avec une bulle au-dessus de sa tête qui dit : « Ma vie avant et après la guerre ».

Le dessin n° 2 est l’œuvre d’une enfant un peu plus âgée, une jeune fille de quatorze ans qui a exprimé comment sa vie a changé dans un autoportrait qui montre clairement le passage d’une vision joyeuse à une vision sombre et triste.

Les changements dans ses vêtements et les larmes dans ses yeux ne sont qu’une expression de la profondeur de ses sentiments, reflétant peut-être le fait que son père, qui était pompier, a été tué dans l’exercice de ses fonctions.

Il ne s’agit bien sûr que d’une hypothèse, car les histoires racontées dans la salle de thérapie restent privées et confidentielles. Mais il est clair que dans le premier dessin, le sujet se concentre sur ses conditions de vie, tandis que dans le second, ses sentiments sont mis en évidence.

Les récits de ces deux jeunes filles font partie des nombreux témoignages recueillis par le personnel du GCMHP, qui ont tous pour thèmes récurrents le traumatisme, le deuil et la perte : des récits qui évoquent le bruit assourdissant et terrifiant des bombardements, la perte d’êtres chers (frères et sœurs, parents, conjoints, fils et filles) et des sentiments d’extrême peur et d’impuissance. Ce sont des récits de personnes arrachées des décombres et de déplacements successifs, autant d’expériences que les thérapeutes ont eux-mêmes vécues.

Depuis octobre 2023, le GCMHP a perdu quatre psychologues, tous tués chez eux, soit dans leur propre résidence, soit dans une zone de déplacement. La dernière victime en date est une membre de l’équipe PSP qui a été tuée avec son plus jeune fils il y a environ deux mois.

Malgré tout, mes collègues du GCMHP continuent depuis plus de 22 mois à faire de leur mieux pour soutenir les survivants et les communautés traumatisées. Comme le dit parfois l’un de mes collègues : « Je pars le matin le ventre vide, j’arrive au travail le ventre vide, je suis presque évanoui à la fin de la journée de travail, et je retourne dans ma zone de déplacement pour prendre ma part du seul et unique repas auquel nous avons droit chaque jour. »

La famine a été l’un des défis les plus difficiles à relever au cours des trois derniers mois, tout comme le manque de carburant et l’évolution constante de notre espace de travail.

Le GCMHP, dans le sud de Gaza, a dû déménager plusieurs fois au cours des 22 derniers mois, passant de Khan Younis à Rafah, puis de Rafah à Khan Younis, et ainsi de suite à plusieurs reprises depuis.

Notre centre de Khan Younis et les locaux que nous possédions dans la ville de Gaza ont été détruits ; après avoir travaillé pendant environ un an dans trois locaux temporaires situés dans les zones centrales, nous sommes désormais en mesure d’opérer à partir d’un bâtiment partiellement endommagé.

Prendre soin des soignants faisait partie des activités que nous avons essayé de maintenir dans des conditions de travail inimaginables, les membres de l’équipe bénéficiant du soutien de leurs collègues en Palestine ou à l’étranger.

Nous avons également réussi à organiser quelques formations, notamment en matière d’aide psychologique d’urgence, à l’intention du personnel d’autres organisations, et à initier nos jeunes collaborateurs ou nos nouvelles recrues à des modalités d’intervention spécifiques.

Malgré toutes les difficultés, le personnel du GCMHP a presque doublé, tout comme le nombre de nos bénéficiaires. Cependant, nos efforts ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan des besoins.

Tout ce que nous pouvons faire, c’est gérer les répercussions les plus visibles d’un génocide en cours. Des répercussions qui continueront à se faire sentir dans la vie de ces deux filles, et de tous nos enfants, pendant des générations.

Septembre 2025 – This Week in Palestine – Traduction : Chronique de Palestine – Éléa Asselineau

Soyez le premier à commenter

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.