
Photo : via The Palestine Studies
En temps de catastrophe, il y a ceux qui comptent les morts, d’autres qui documentent, comptabilisent ou se lamentent. Mais au cœur du désastre, c’est toujours la mère qui se tient debout – sans carnet ni appareil photo, seulement une mémoire qui saigne – entourée de tout ce qui reste : des taches de sang, des restes de lits, des dents de lait et des chaussures minuscules laissées sur place.
Seule une mère sait qu’un massacre ne commence pas lorsque les bombes tombent, mais lorsque la voix de son enfant ne résonne plus dans la maison, lorsque l’histoire est interrompue, lorsque le rêve lui est arraché des mains alors qu’elle essuie la sueur sur le front de son enfant.
Lorsque les bombes tombent, elles ne s’abattent pas seulement sur les maisons. Elles frappent des histoires qui s’écrivent, des chansons qui se chantent et des étreintes qui n’ont jamais été totalement prises. Et c’est là que la maternité commence sous sa forme la plus douloureuse.
Gaza, 2023
À l’entrée de l’hôpital, une mère murmure une prière qui atteint à peine le ciel : “Seigneur, guéris ma fille. C’est ma seule fille. Elle est martyrisée… mais guéris-la.” Ses mots sont chargés d’un espoir désespéré, alors que le petit corps a déjà été déposé à la morgue.
Ici, la souffrance ne se mesure pas au nombre de bombes, mais à ce genre de supplique brisée, qui ne figure jamais dans les bulletins d’information. La vraie douleur ne crie pas, elle chuchote. Et la plus grande catastrophe n’est pas la mort de l’enfant. C’est le fait que sa mère attende toujours son retour.
À Gaza, les prières ne sont pas exaucées comme nous l’espérons, et le temps ne laisse pas de place à la vérité. Plus difficile que la perte, c’est lorsque le cœur croit encore que l’être aimé n’est pas encore parti, lorsque vous attendez une vie qui est passée entre vos mains, en insistant sur le fait que la mort ne l’a pas encore complètement emportée.
Gaza, hiver 2024
Dans une scène filmée par les caméras des ambulances, une femme pieds nus, assise sur le sol et tenant un morceau de tissu imbibé de sang, murmure avec tristesse : « Il dormait dans mes bras ». L’enfant n’était pas visible, son corps ayant été consumé par le bombardement, mais sa mère le voyait encore. Elle lui a parlé à ce moment-là, lui demandant doucement de se réveiller.
Des scènes comme celle-ci ne sont pas rares en période de massacres ; elles sont la réalité quotidienne et répétée. Ici, la mère ne joue pas sa maternité, elle la vit comme des funérailles continues.
Rana (34 ans) : Mère de trois enfants
Rana a raconté dans un enregistrement vocal :
« Quand l’obus a frappé, je n’ai pas couru. Je n’ai pas crié. La première chose que j’ai faite a été d’attraper mes enfants et de les couvrir de mon corps. Je ne savais pas si nous allions survivre ou non. Je me suis juste dit que si quelqu’un devait mourir, ce serait moi ».
Ce n’est pas de l’héroïsme comme les médias aiment à le présenter. Il s’agit de la maternité à l’époque des massacres : une mère meurt pour que son enfant vive, son nom est oublié alors que le sien est inscrit sur la liste des survivants.
Mais tous les enfants ne survivent pas.
Du’a – Une mère qui a perdu sa fille unique, Hala (4 ans)
Une mère éplorée a déclaré à un journaliste : “Je n’ai pas eu l’occasion de lui mettre ses sandales :
« Je n’ai pas eu le temps de lui mettre ses sandales… elle est morte pieds nus. Une minute auparavant, elle riait. Elle m’a dit qu’elle voulait un biscuit ».
Comment une mère peut-elle guérir son cœur d’une telle scène ? Comment se remet-elle d’un cri qui n’a plus de corps ? La maternité devient ici la malédiction de la survie. Une mère n’est plus jamais la même après avoir perdu son enfant. Elle se divise en deux : une moitié enfouie sous les décombres, l’autre déchirée à la lumière.
En période de massacre, la maternité est vidée de son sens. Il n’y a pas d’examens de routine, pas d’hôpitaux sûrs, pas de vaccinations, pas d’écoles, pas de rêves. Aujourd’hui, les mères de Gaza ne demandent pas d’éducation ou de vaccins pour leurs enfants.
Elles demandent seulement un endroit sûr pour se cacher des bombardements qui ne font pas de distinction entre les enfants et les combattants.
Même le chagrin est un luxe qui lui est refusé. Il y a des corps qui doivent encore être enterrés, d’autres enfants qui doivent être réconfortés, de l’eau qui doit être trouvée d’une manière ou d’une autre.
Le monde ne voit pas la mère qui a perdu deux de ses enfants et qui élève encore les autres. Personne ne voit que chaque respiration de cette femme est un acte d’héroïsme et que chaque pas qu’elle fait dans les ruines de sa maison est une scène de résistance.
Mères enceintes : Une histoire plus complexe
Samar, 28 ans, était enceinte de sept mois lorsque sa maison de Shuja’iyya a été bombardée. Elle a été retirée des décombres avec de graves blessures, mais son enfant à naître a survécu – provisoirement.
Allongée sur le sol d’une école transformée en refuge, Samar raconte :
« Ils m’ont dit que je devais me reposer… mais où ? Il n’y a pas de matelas, pas de toit, aucun bruit à part celui des bombardements… Comment suis-je censée me reposer ? »
Son bébé est né deux mois plus tard, avec un poids insuffisant, et n’a survécu qu’une semaine.
Dans la plupart des régions du monde, une mère est honorée pour avoir donné naissance à un enfant.
À Gaza, son nom est inscrit dans les registres des morts, des déplacés ou des mères de martyrs.
Mai 2025 : Au cœur d’un génocide en cours
Alors que le génocide à Gaza se poursuit et que j’écris cet article, d’autres histoires poignantes se déroulent, chacune illustrant la tragédie des civils, en particulier la souffrance des femmes et des mères qui ont perdu leurs proches dans ces moments de dévastation.
Alaa Al-Najjar, médecin au complexe médical Nasser de Khan Younis, qui, alors qu’elle accomplissait son devoir humanitaire, a appris que neuf de ses dix enfants avaient été tués lors d’une frappe aérienne qui a rasé leur maison. Son mari [décédé ensuite] et son dixième enfant ont été grièvement blessés. Alaa n’a jamais pu dire au revoir à ses enfants – leurs corps ont été brûlés au point d’être méconnaissables.
Pourtant, malgré cette perte indescriptible, elle a déclaré : « Ils sont en vie auprès de leur Seigneur, on s’occupe d’eux ». Ses paroles sont empreintes de patience et de foi. Son histoire n’est pas unique à Gaza ; c’est l’une des milliers d’histoires qui reflètent la profondeur de la souffrance des femmes palestiniennes.
Tout cela se déroule pendant que le monde débat : Cette guerre était-elle justifiée ? La réponse était-elle proportionnée ? Comme si les mères n’étaient que des dommages collatéraux, comme si les vies humaines pouvaient être pesées sur une échelle politique.
Mais une mère connaît une vérité : rien ne remplace la chaleur d’un bébé qu’elle a perdu – ni une résolution des Nations unies, ni une commission d’enquête, ni un discours de solidarité.
En période de massacres, la maternité devient le seul récit honnête, car personne ne ment en pleurant son enfant. Une mère n’est pas un champ de bataille, et pourtant elle est placée de force au centre – entre la brutalité de l’occupation, la froideur de la politique et les idéologies qui ne voient plus l’être humain, dans des décisions prises loin des chambres d’enfants.
Sur une photo, une mère serre un cartable comme s’il s’agissait de son enfant. Quelqu’un l’a légendée : « Peut-être faudra-t-il un siècle pour comprendre ce que cette femme a enduré ». Mais la vérité est plus simple : nous n’avons pas besoin d’un siècle. Nous avons besoin d’une conscience.
Au moment des massacres, la maternité se transforme : de la tendresse au deuil, de l’éducation au combat pour la survie, en une leçon de perte et une survie qui ressemble à une mort. Elle devient un rappel quotidien que ceux qui survivent ne sont pas nécessairement vivants et qu’une mère qui perd son enfant perd une partie de sa langue, de son esprit et de son cœur.
À Gaza, chaque mère porte un cimetière dans sa poitrine et des souvenirs minuscules de la taille d’une chaussure d’enfant. Et dans chaque tentative d’embrasser ce qui reste, la maternité crie : il n’y a plus d’endroit sûr dans ce monde pour l’amour.
Auteur : Mohammed Abu Muheisen
* Mohammed Abu Muheisen est un pharmacien palestinien qui documente la mémoire collective et la vie quotidienne à Gaza.
30 mai 2025 – The Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine – Éléa Asselineau
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