
Les manifestations de soutien à la Palestine durant les bombardements israéliens du mois de mai 2021, ont été historiques. Ici la manifestation de Detroit, qui a été particulièrement impressionnante - Photo : réseaux sociaux
Deux lettres, opposées l’une à l’autre, qui circulent au Congrès sur la création d’un État palestinien sont révélatrices de la toxicité d’Israël pour les démocrates et de la diminution de l’influence de l’AIPAC à Washington.
Il existe une histoire tristement célèbre à propos de l’AIPAC qui illustre bien la situation qui règne depuis des décennies.
À la fin de l’année 1992, pendant la période de transition où George H.W. Bush s’apprêtait à céder le Bureau ovale au président élu Bill Clinton, le président de l’AIPAC, David Steiner, a démissionné après la diffusion d’un enregistrement où il se vantait d’avoir contraint Bush à accorder davantage d’aide à Israël, et d’avoir réussi à placer beaucoup de membres de l’AIPAC « à l’intérieur » de la nouvelle administration Clinton.
À l’époque, l’AIPAC préférait opérer dans l’ombre à Washington, et le célèbre chroniqueur pro-israélien Jeffrey Goldberg a demandé au directeur politique de l’AIPAC, Steven Rosen, si cela risquait de nuire à l’influence de l’AIPAC à Washington.
Rosen a souri et a répondu : « Vous voyez cette serviette ? En vingt-quatre heures, nous pourrions avoir les signatures de soixante-dix sénateurs sur elle. »
C’était une réponse pleine d’assurance mais Rosen avait raison d’être sûr de lui. Ce n’était pas de la fanfaronnade, mais une certitude née de ses nombreuses années d’expérience en la matière.
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En fait, pendant longtemps, l’influence de l’AIPAC semblait gravée dans le marbre des marches du Capitole. Mais les temps changent et ce n’est pas trop tôt !
Nous en avons vu un petit exemple la semaine dernière, lorsque le représentant Ro Khanna (D-CA) a rendu publique une lettre qu’il avait fait circuler, et qui appelait le président Donald Trump et le secrétaire d’État Marco Rubio à se joindre à la majorité écrasante du monde et des alliés des États-Unis pour reconnaître symboliquement l’État de Palestine.
La question elle-même est de peu d’importance face au génocide en cours à Gaza et à l’escalade de l’agression israélienne en Cisjordanie. En fait, entre l’Assemblée générale des Nations unies et les manœuvres théâtrales de Donald Trump cette semaine autour d’un autre vain appel à la capitulation palestinienne, déguisé en plan de paix, la lettre de Khanna est passée presque inaperçue.
Malgré tout, la lettre a recueilli 47 signatures, ce qui n’est pas un mauvais résultat si l’on considère qu’elle appelait à un changement fondamental non seulement de la politique américaine, mais aussi de la politique démocrate de longue date à l’égard de la Palestine.
Ce qui est notable, en l’occurrence, c’est l’échec du célèbre pouvoir « back of the napkin » (littéralement « au dos d’une serviette ») de l’AIPAC.
En réponse à la lettre de Khanna, le représentant Jake Auchinloss (D-MA) a fait circuler la sienne, et tant la lettre que le soutien qu’elle a reçu étaient révélateurs.
La lettre d’Auchinloss reprenait les arguments éculés de l’AIPAC sur le prétendu « droit à l’autodéfense » d’Israël, (un droit que justement les États occupants n’ont pas le droit d’exercer contre ceux qui subissent leur brutale occupation) ; sur le fait qu’Israël n’est pas responsable de la « crise alimentaire et des souffrances des civils à Gaza » ; et elle soutenait sans réserve la « protection d’Israël, notre plus puissant allié, et l’alignement des valeurs américaines sur l’évolution dans la région… ».
Étant donné que la lettre d’Auchinloss reprenait en partie une déclaration de la Ligue arabe qui visait clairement à marginaliser le Hamas et à le pousser à la capitulation, c’est cette lettre qui aurait dû obtenir un soutien massif des démocrates ; elle aurait dû éclipser la lettre de Khanna et démontrer une fois de plus que, quelle que soit l’opinion publique, le soutien aux droits des Palestiniens était marginal dans les couloirs du pouvoir du Parti démocrate.
Mais la lettre n’a recueilli que 30 signatures parmi les voix pro-israéliennes les plus extrêmes du caucus démocrate à la Chambre des représentants.
Et ce, malgré le soutien massif de l’AIPAC et de nombreux autres groupes pro-israéliens, et malgré une semaine de circulation après que la lettre de Khanna ait commencé à faire le tour.
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Il est remarquable que la lettre en faveur des droits des Palestiniens ait recueilli plus de 50 % de signatures de plus que celle soutenue par l’AIPAC.
En fait, les démocrates, pour la plupart, ne se sont pas prononcés sur la question de l’État palestinien. Au Sénat, Jeff Merkley a présenté un projet de loi intitulé « Résolution appelant le président à reconnaître un État palestinien démilitarisé, conformément au droit international et aux principes d’une solution à deux États, aux côtés d’un État d’Israël sécurisé », qui a obtenu le soutien de huit co-parrains démocrates, plus Bernie Sanders.
Le reste du parti est resté remarquablement silencieux dans les deux chambres du Congrès, seuls les partisans les plus extrêmes d’Israël parmi les démocrates – Josh Gottheimer (D-NJ), Brad Schneider (D-IL) et John Fetterman (D-PA) – se sont prononcé de manière ostensible contre l’idée d’un État palestinien. Dans l’ensemble, les démocrates ont laissé les républicains mener le débat sur cette question.
Un sondage Reuters/Ipsos, réalisé en août, explique leur attitude.
Ce sondage a révélé que 59 % des adultes américains soutenaient la reconnaissance de la Palestine par tous les États membres de l’ONU. Parmi les démocrates, ce chiffre atteignait 78 %. Il est intéressant de noter que ce chiffre est légèrement supérieur à celui des personnes qui ont déclaré qu’Israël devrait être reconnu par tous les États membres des Nations unies (77 %).
Les indépendants étaient également favorables à la reconnaissance de la Palestine, avec une marge de 58 % contre 28 %. Le calcul électoral ne pouvait être plus facile à faire, et les démocrates du Congrès l’ont fait.
Ce même sondage a également révélé que 82 % des démocrates considèrent les actions d’Israël à Gaza comme « excessives », un qualification abject pour un génocide aussi brutal.
Pourtant, étant donné la façon dont le génocide de Gaza a si souvent été minimisé ou carrément nié par les médias grand public, 82 %, c’est un chiffre impressionnant. Pour l’ensemble des adultes, ce chiffre est d’ailleurs également de 59 %.
Le déclin du lobby israélien
Il y avait une bonne raison pour que l’AIPAC veuille se débarrasser de David Steiner en 1992, après que ses vantardises sur le pouvoir de l’AIPAC se furent répandues dans le monde entier. Comme la plupart des groupes de pression, la puissance de l’AIPAC s’amenuise lorsqu’elle devient trop visible.
Au fil des ans, à mesure que l’influence de l’AIPAC grandissait, il devenait plus difficile de passer sous silence sa capacité à influencer les représentants élus et à mettre à profit ses contacts et ses relations étroites avec les dirigeants républicains et démocrates pour faire nommer des personnalités qui lui étaient favorables à des postes clés au sein de l’exécutif.
Les vantardises de Steiner ont mis en lumière cette dynamique, qui était évidente pour les initiés de Washington et les experts en politique, mais moins pour le grand public.
C’était la dernière chose que souhaitait l’AIPAC.
Il était donc important de créer deux voies parallèles. L’une était destinée à Washington, où le pouvoir de l’AIPAC était suffisamment évident pour que même des personnalités comme Tom Friedman, chroniqueur au New York Times, parlent du Congrès comme étant « acheté et payé ».
L’autre était destinée au grand public, où même une personnalité aussi fidèle à la cause israélienne que Friedman pouvait être critiquée pour avoir tenu des propos aussi hérétiques.
On dirait, en fait que, ces dernières années, la visibilité croissante de l’AIPAC est proportionnelle à son influence déclinante.
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Les militants solidaires de la Palestine qui ont constamment mis en lumière l’AIPAC, et même des groupes sionistes libéraux comme J Street, par leur existence même, ont aidé le public à prendre conscience que l’AIPAC et d’autres groupes de pression pro-israéliens incitaient aux politiques les plus extrêmes à l’égard de la Palestine.
Bernie Sanders, le Squad et quelques autres politiciens ont également contribué à sensibiliser le public au rôle de l’AIPAC dans l’élaboration des politiques.
Comme je le répète depuis des décennies, c’est une erreur de croire que le lobby israélien est responsable de la détestable politique américaine à l’égard de la Palestine. Les États-Unis s’opposent systématiquement aux mouvements de libération et soutiennent les puissances racistes et colonialistes.
Cette opposition systématique a toujours été notre position par défaut, à moins que nos intérêts particuliers n’en décident autrement. L’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, l’Asie du Sud-Est, l’Afrique et la plupart des pays du monde peuvent témoigner que les États-Unis n’ont pas besoin de l’AIPAC pour s’opposer aux droits humains, à la justice et à leur libération.
Notre propre histoire nationale, marquée par des lois racistes et la démagogie capitaliste, en est une preuve supplémentaire.
Mais cela ne change rien au fait que l’AIPAC a joué un rôle unique en faisant d’Israël un cas exceptionnel.
Il a contribué à faire adopter des lois qui ont permis aux États-Unis de transférer leur ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, comme l’a fait Donald Trump lors de son premier mandat ; de garantir une aide militaire annuelle supplémentaire massive à un pays qui est tout à fait capable de financer sa propre armée ; de donner à Israël la puissance militaire suffisante pour vaincre n’importe quelle coalition d’armées arabes et musulmanes.
Et il y a bien d’autres choses encore, notamment la législation sur des projets spéciaux et des partenariats commerciaux entre des entreprises américaines et israéliennes, les exemptions aux lois américaines en matière de visas et, surtout, la création d’un climat politique dans lequel il est risqué de critiquer Israël, même modérément, et où même les présidents se sentent obligés de protéger Israël, même lorsque celui-ci agit en contradiction directe avec la politique américaine.
Mais aujourd’hui, l’AIPAC a été contraint de sortir de l’ombre. Le déclin de l’image d’Israël parmi les démocrates a atteint un tel niveau que l’AIPAC s’est lancé tête baissée dans le financement direct de campagnes politiques.
C’était quelque chose qu’il avait toujours évité, se concentrant sur le lobbying et n’envoyant des signaux clairs qu’aux comités d’action politique et aux principaux donateurs des partis qui voulaient savoir comment déployer leurs ressources de la manière la plus stratégique possible.
Contrairement à l’AIPAC, beaucoup d’entre eux pouvaient canaliser des fonds pro-israéliens sans que cela soit décrit comme tel publiquement.
Mais l’implication directe dans le financement des campagnes électorales présente un inconvénient majeur. Si l’argent favorise évidemment toute campagne politique, il n’a d’intérêt que s’il peut acheter des votes. Et ces votes sont devenus de plus en plus chers, les électeurs étant de plus en plus rebutés par le soutien américain à un régime raciste, colonialiste et d’apartheid.
Cette répulsion a été amplifiée de manière exponentielle par le génocide à Gaza, en particulier pour la cohorte croissante d’Américains qui s’informent via les réseaux sociaux et voient donc les crimes d’Israël directement, sans passer par le filtre des médias traditionnels.
Il est désormais bien établi que l’AIPAC canalise l’argent des républicains vers les primaires démocrates afin d’évincer les candidats progressistes. Jamaal Bowman et Cori Bush ont été leurs dernières victimes.
Mais ces deux campagnes électorales ont été extrêmement coûteuses, battant tous les records de dépenses dans les primaires législatives des partis. Malgré cela, Cori Bush n’a perdu que de 7000 voix (sur plus de 123 000 votes exprimés), et l’AIPAC a dû, en plus de ses dépenses record, redessiner la circonscription de Bowman pour l’évincer.
Selon certaines rumeurs, Cori Bush se prépare à se présenter pour regagner son siège en 2026, et se présenter contre l’AIPAC sera une stratégie efficace pour elle.
L’AIPAC est devenu politiquement toxique pour les démocrates, tout comme Israël. La réponse modérée à la lettre de Ro Khanna appelant à la création d’un État palestinien l’a clairement montré, tout comme l’élection présidentielle de 2024, qu’ils l’admettent ou non.
Pour lutter contre cette toxicité, l’AIPAC tentera de réitérer certains de ses succès en finançant discrètement des candidats, en diffusant des publicités qui traitent de questions nationales et qui ne font jamais mention d’Israël. Ils limiteront au minimum le financement de la campagne avec l’AIPAC-PAC et s’appuieront fortement sur le United Democracy Project, au nom trompeur.
Les démocrates viennent de nous montrer qu’ils savent que nous les surveillons et que non seulement leur base, mais aussi les électeurs indécis dont ils ont désespérément besoin, sont lassés du chèque en blanc accordé à Israël et rebutés par l’AIPAC.
Les candidats démocrates qui acceptent ne serait-ce qu’un dollar des PAC pro-israéliens doivent être confrontés, critiqués et dénoncés autant que possible.
La fin de l’emprise de l’AIPAC à Washington s’approche, mais ce n’est que la première étape vers un changement de la politique américaine envers Israël, qui est profondément enracinée depuis longtemps. Il s’agit néanmoins d’un grand pas en avant, et nous disposons déjà des outils théoriques nécessaires pour accomplir le reste du travail.
La justice est possible, mais le chemin est encore long. Cependant, nous avons déjà parcouru plus de chemin que beaucoup ne le pensent.
Auteur : Mitchell Plitnick
* Mitchell Plitnick est le président de ReThinking Foreign Policy. Il est le co-auteur, avec Marc Lamont Hill, de Except for Palestine : The Limits of Progressive Politics. Mitchell a notamment été vice-président de la Fondation pour la paix au Moyen-Orient, directeur du bureau américain de B'Tselem et codirecteur de Jewish Voice for Peace.Son compte Twitter.
1er octobre 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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