La guerre en Ukraine : un entretien avec Noam Chomsky

Noam Chomsky - Photo : Wikimedia Commons

Par Romana Rubeo, Ramzy Baroud

L’Occident s’obstine à n’apporter aucune réponse sérieuse ni objectifs réalisables, laissant l’Ukraine dévastée.

L’une des raisons pour lesquelles les médias russes ont été complètement bloqués en Occident, comme a été imposé un contrôle sans précédent sur le récit de la guerre en Ukraine, est le fait que de nombreux gouvernements occidentaux ne veulent tout simplement pas que leurs concitoyens sachent que le monde est en train de changer à très grande vitesse.

L’ignorance peut être une bénédiction dans certaines situations, mais pas dans ce cas … Ici, l’ignorance peut être catastrophique car le public occidental se voit refuser l’accès aux informations sur une situation critique qui les affecte profondément et qui aura très certainement un impact sur la géopolitique mondiale pour les générations à venir.

L’inflation croissante à l’échelle mondiale, une récession imminente, une crise des réfugiés qui ne fait que s’aggraver, une pénurie alimentaire qui s’aggrave et bien d’autres sujets sont les types de défis qui nécessitent des discussions ouvertes et transparentes concernant la situation en Ukraine, la rivalité OTAN-Russie et d’autres questions critiques.


Suivez sur The Palestine Chronicle l’entretien intégral avec Noam Chomsky, conduit par Romana Rubeo et Ramzy Baroud

Pour discuter de ces questions, ainsi que du contexte occulté de la guerre russo-ukrainienne, nous nous sommes entretenus avec le professeur Noam Chomsky, l’un des plus grands intellectuels publics vivants de notre époque.

L’expansion de l’OTAN

Chomsky, qui enseigne au Massachusetts Institute of Technology (MIT), a déclaré à Gulf News qu’il « devrait être clair que l’attaque de l’Ukraine n’a aucune justification (sur le plan moral) ». Une fois cette question morale réglée, Chomsky estime que le principal « contexte » de cette guerre – un facteur absent de la couverture médiatique destinée au grand public, est « l’expansion de l’OTAN ».

« Ce n’est pas seulement mon opinion », a déclaré Chomsky, « c’est l’opinion de tous les hauts responsables américains des services diplomatiques qui connaissent la Russie et l’Europe de l’Est. Cela remonte à George Kennan et, dans les années 1990, à l’ambassadeur de Reagan, Jack Matlock, dont l’actuel directeur de la CIA.
En fait, tous ceux qui savent quoi que ce soit ont averti Washington qu’il est imprudent et provocateur d’ignorer les lignes rouges très claires et explicites fixées par la Russie. Cela allait bien avant (Vladimir) Poutine, cela ne fonctionne pas avec lui; Gorbatchev et d’autres ont tous dit la même chose. L’Ukraine et la Géorgie ne peuvent pas intégrer l’Otan, c’est le cœur géostratégique de la Russie. »

« Bien que plusieurs administrations américaines ont reconnu et, dans une certaine mesure, respecté les lignes rouges russes, l’administration Bill Clinton ne l’a pas fait. Selon Chomsky, « George H.W. Bush … a fait une promesse parfaitement explicite à Gorbatchev qselon quoi l’Otan ne s’étendrait pas au-delà de l’Allemagne de l’Est. Vous pouvez consulter les documents. C’est très clair. Bush a été à la hauteur. Mais quand Clinton est arrivé, il a commencé à violer l’engagement]. Et il a donné des raisons. Il a expliqué qu’il devait le faire pour des raisons de politique intérieure. Il devait obtenir le vote polonais, le vote ethnique. Donc, il laisserait le ainsi-nommé groupe de Visegrad entrer dans l’Otan. La Russie l’a accepté; elle n’a pas apprécié mais elle l’a accepté. »

Une porte ouverte en grand

« Lors du deuxième [mandat] », a soutenu Chomsky, « George Bush a ouvert grand la porte. En fait, il a même invité l’Ukraine à joindre [l’OTAN], malgré les objections de tout le monde dans le haut service diplomatique, à l’exception de sa propre petite clique, Cheney, Rumsfeld (parmi d’autres). Mais la France et l’Allemagne y ont opposé leur veto. Mais ce n’était pas la fin de la discussion et l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est restée à l’ordre du jour en raison de la pression américaine. »

L’administration Biden a poursuivi la politique expansionniste de l’OTAN. « Juste avant l’invasion », a déclaré Chomsky, « Biden … a été à l’initiative d’une déclaration commune … appelant à étendre ces efforts d’intégration. Cela fait partie de ce qu’on a appelé un ‘programme renforcé’ définissant la mission de l’OTAN en novembre, qui a été intégré à une charte, signée par le secrétaire d’État. »

Peu après la guerre, « le Département des États-Unis a reconnu qu’il n’avait pas pris en compte les préoccupations de sécurité russes dans les discussions avec la Russie. La question de l’Otan, ils n’en discuteraient pas. Eh bien, tout cela est pure provocation. »

Quant à son point de vue sur les évolutions possibles, Chomsky – qui est l’un des universitaires les plus cités au monde | a déclaré que « la guerre prendra fin, que ce soit par la diplomatie ou non. C’est juste de la logique. Eh bien, si la diplomatie a un sens, cela signifie que les deux parties peuvent y avoir recours. Ils n’aiment pas ça, mais ils peuvent le tolérer. Ils n’obtiennent pas tout ce qu’ils veulent, mais ils obtiennent quelque chose. C’est de la diplomatie. Si vous rejetez la diplomatie, cela revient à dire : ‘Laissons la guerre continuer avec toutes ses horreurs, avec toute la destruction de l’Ukraine, et laissons-la continuer jusqu’à ce que nous obtenions [tout] ce que nous voulons’ ».

L’essentiel [de ce je viens de dire] n’est pas évident pour le public occidental, simplement parce que les voix de raison ne sont « pas autorisées à s’exprimer » et parce que « la rationalité n’est pas autorisée. C’est un niveau d’hystérie que je n’ai jamais vu, même pendant la Seconde Guerre mondiale, dont je suis assez vieux pour très bien me souvenir », a encore dit Chomsky à Gulf News.

Alors qu’imaginer une alternative à la guerre dévastatrice en Ukraine est interdit, l’Occident continue de n’offrir aucune réponse sérieuse ou objectif réalisable, laissant l’Ukraine dévastée et les causes profondes du problème en place. « C’est la politique américaine », en effet.


20 juin 2022 – Gulf News – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah