
Photo : Courtoisie Areej Almashharawi
« Mange moins. Nous venons de finir le petit déjeuner. Laisse ce morceau pour le diner. Que vas-tu manger au déjeuner ! Toutes ces phrases sont comme des refrains que maman chante souvent chaque jour.
« Maman, qu’est-ce que je mange ? Vivre jusqu’à demain n‘est pas garanti, Je veux vivre maintenant. Je veux mourir tant que je n’ai pas très faim, » dis-je.
Les rêves sont brisés. J’ai autrefois offert mon amour à ce monde et mon cœur était rempli d’espoir. Tel un papillon, j’étais toujours en mouvement.
Même pendant l’attaque en cours, même dans la situation inhumaine à laquelle nous continuons d’être soumis, j’étais ici, essayant de trouver refuge et de rassembler les morceaux de mon moi passé au travers de tout ce que je pouvais faire ou voir de beau. Pourtant, maintenant, il m’est impossible de continuer.
La famine ne vient pas de commencer. Elle a commencé au début de l’agression. Nous avons passé de nombreux jours à attendre un morceau de pain, rien que pour pouvoir dormir. Pourtant nous dormions à peine, maintenus éveillés par les larmes de l’injustice.
Mon frère, Alaa, qui a été tué par les forces israéliennes il y a un mois et demi, se rendait à la boulangerie à 2 heures du matin, pour pouvoir acheter un pain très aéré pour chacun de nous. Il revenait à 11h dans le meilleur des cas, après avoir fait une longue queue en plein hiver, quand l’obscurité régnait encore.
J’ai gardé en mémoire ce jour de novembre 2023, le mois où nous avons été déplacés pour la première fois, nous nous étions réfugiés dans une université de Rafah. Nous avons attendu toute la journée, de 7 heures du matin à 9 heures du soir, qu’Ala revienne et nous apporte du pain.
Quand il est arrivé, il avait les mains vides. Le chaos et la foule énorme de gens avaient submergé la boulangerie, ce qui a conduit les propriétaires à la fermer.
Les enfants ont pleuré. J’ai pleuré. Nous avons tous pleuré. Nous avons maudit le monde et l’oppression.
C’est une pensée insoutenable – je croyais qu’alors je serais dans un meilleur endroit. J’avais planifié de postuler pour une bourse d’étude en 2023, tout de suite après avoir fini mes études universitaires.

J’ai passé mon IELTS (examen international de langue anglaise), j’ai obtenu mon passeport, et j’accumulais de l’expérience professionnelle qui m’aiderait à poursuivre des études à un niveau supérieur et de me bâtir un avenir meilleur. Tout cela a été pulvérisé.
Pendant notre déplacement, mon IELTS a expiré et je n’ai pas pu travailler pendant près d’un an et demi. Le mot épuisement est un terme gentillet pour décrire ce que mon cœur éprouve. Toutefois, j’essaie de surmonter.
Au cours de notre deuxième déplacement à al-Mawasi, en juillet 2024, un jour j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai mis à profit ma formation de professeur d’anglais pour l’enseigner à mes neveux et nièces.
Les enfants étaient heureux d’apprendre à nouveau, et j’étais heureuse de les voir si vivants.
Pourtant, après chaque leçon je pleurais. Je pleurais parce que je ne peux supporter le fait de leur faire cours en étant assise sur le sable.
Tandis que la batterie de mon téléphone se meurt. De devoir leur dire de ne pas regarder le ciel, après qu’ils m’ont demandé « Tatie, sais-tu combien d’avions il y a dans le ciel ? » De devoir leur enseigner les mots « tente », « guerre », et « avion de guerre ».
Après quelques temps, nous avons arrêté les cours. Les enfants veulent jouer. Ces enfants traversent tellement d’épreuves, et je ne voulais pas les priver de leurs jeux. Qu’ils jouent, me dis-je, et moi je pleurerai moins, en deuil de mon ancien moi.
Renoncer est mon dernier recours. Une fois de retour à la maison, nous avons décidé de reprendre les cours.
Cela a duré deux semaines, puis nous avons décidé d’arrêter à nouveau. Cette fois parce que je ne voulais pas que les enfants épuisent leur énergie en classe, alors qu’ils avaient à peine de quoi manger. Alors qu’on les affame, et moi aussi.
Sitti, ma grand-mère, m’a dit une fois, « C’est la peur qui tue ». Aussi, j’ai de nouveau combattu mes peurs, et j’ai réveillé un autre ancien moi, professeur d’arabe pour locuteurs allophones, et un autre chapitre de tentatives s’est ouvert.
Pour chaque cours que je donne, il y a des larmes retenues qui parfois me trahissent et coulent. Je marche çà et là une quinzaine de minutes pour obtenir une connexion.
L’internet est instable, la fourniture énergétique dépend du soleil la plupart du temps, et mon cœur est plein de chagrin et de tristesse pendant que je marche chaque jour, portant des chemisiers à fleurs au milieu d’une ville en ruines qui fut jadis très animée.
Je connais les lieux. Je les aime. Quand je les regarde, je ne peux que soupirer.
Je déteste que l’on me demande si j’ai faim parce que non je n’ai pas faim. On m’affame. J’ai pu être en retard pour avoir attendu la cuisson d’un morceau de pain, ou que l’eau pour le thé bouille sur le feu. J’ai pu beaucoup pleurer à cause de tout ce qui se produit, juste avant la leçon.
J’adore enseigner, cependant, et je suis contente d’avoir encore cette possibilité pour refuge. Mais je pense que si les choses continuent ainsi, si la famine perdure, et si les prix de tout, dont celui du service internet, continuent de grimper, il se pourrait que je perde ma dernière chance de survie.
Je suis toujours en vie, et ce n’est pas une mince affaire à Gaza. J’ai été admise dans deux universités britanniques et dans une université italienne, mais j’ai raté les dates limites pour les demandes de bourse d’études car je n’avais pas d’accès à l’internet pendant les périodes d’inscription, ou je n’ai pas obtenu le financement. Je continue d’essayer.
J’ai perdu du poids, mes parents en ont perdu beaucoup, tout comme mes frères et mes voisins. Les habitants de Gaza n’ont pas faim ; on les affame. Ce sont des gens généreux. Ils n’ont pas faim, on les affame. Gaza ne veut ni pitié, ni célébrité. Gaza a besoin de justice.
On affame Gaza et on l’ensevelie, et elle frappe à la porte des peuples libres ; beaucoup l’entendent, mais y aura-t-il quelqu’un pour agir réellement ?
Auteur : Areej Almashharawi
* Areej Almashharawi est une enseignante palestinienne d'anglais et professeure d'arabe en ligne.
15 août 2025 – The Palestine Studies – Traduction: Chronique de Palestine – MJB
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