Comment la presse occidentale a trahi les journalistes palestiniens

La journaliste Maryam Abu Dagga a été assassinée par les Israéliens à Gaza, aux côtés de plusieurs de ses collègues, le 25 août 2025. Selon le site web de surveillance Shireen.ps, Israël a tué plus de 270 journalistes depuis octobre 2023 - Photo : extrait vidéo

Par Chris Hedges

Les journalistes occidentaux sont des complices à part entière dans le génocide. Ils amplifient les mensonges israéliens, qu’ils savent être des mensonges, trahissant ainsi leurs collègues palestiniens qui sont calomniés, pris pour cible et tués par Israël.

Il existe deux genres de correspondants de guerre.

Les premiers n’assistent pas aux conférences de presse. Ils ne supplient pas les généraux et les politiciens de leur accorder des interviews. Ils prennent des risques pour rendre compte de la situation depuis les zones de combat. Ils transmettent à leurs téléspectateurs ou à leurs lecteurs ce qu’ils voient, ce qui est presque toujours diamétralement opposé aux discours officiels. Ce premier type, dans chaque guerre, représente une infime minorité.

Il y a ensuite le deuxième type, cette masse informe de correspondants de guerre autoproclamés qui jouent à la guerre. Malgré ce qu’ils racontent aux rédacteurs en chef et au public, ils n’ont aucune intention de se mettre en danger. Ils se réjouissent de l’interdiction israélienne d’accès à Gaza pour les journalistes étrangers. Ils supplient les responsables de leur fournir des informations générales et d’organiser des conférences de presse. Ils collaborent avec les responsables gouvernementaux qui leur imposent des restrictions et des règles les empêchant de se rendre sur les lieux des combats. Ils diffusent servilement tout ce que les responsables leur fournissent, dont une grande partie est mensongère, et prétendent que ce sont des informations. Ils participent à de petites excursions organisées par l’armée – des spectacles de façade – où ils peuvent s’habiller en soldats et visiter des avant-postes où tout est contrôlé et chorégraphié.

26 décembre 2024 – devant l’hôpital baptiste Al Ahli de Gaza, des journalistes rendent hommage en tenant leurs portraits, à cinq de leurs collègues qui ont été tués dans les attaques israéliennes sur Gaza – Photo : Dawoud Abo Alkas – AA

Les ennemis mortels de ces imposteurs sont les véritables reporters de guerre, en l’occurrence les journalistes palestiniens à Gaza. Ces reporters les dénoncent comme des flagorneurs et des lèche-bottes, discréditant presque tout ce qu’ils diffusent. C’est pourquoi les imposteurs ne manquent jamais une occasion de remettre en question la véracité et les motivations de ceux qui sont sur le terrain. J’ai vu ces serpents faire cela à plusieurs reprises à mon collègue Robert Fisk.

Lorsque le reporter de guerre Ben Anderson est arrivé à l’hôtel où étaient logés les journalistes couvrant la guerre au Liberia — qui, selon ses propres termes, « se saoulaient » dans les bars « aux frais de la bourse », avaient des aventures et échangeaient « des informations plutôt que d’aller sur le terrain pour en obtenir » —, son image des reporters de guerre a pris un coup énorme.

« Je me suis dit : enfin, je suis parmi mes héros », se souvient Anderson. « C’est là que je voulais être depuis des années. Puis, le caméraman qui m’accompagnait – qui connaissait très bien les rebelles – nous a emmenés passer environ trois semaines avec eux. Nous sommes revenus à Monrovia. Les gars du bar de l’hôtel nous ont dit : « Où étiez-vous passés ? On croyait que vous étiez rentrés chez vous. » Nous avons répondu : « Nous sommes partis couvrir la guerre. N’est-ce pas notre travail ? N’est-ce pas ce que vous êtes censés faire ? »

« L’image romantique que j’avais des correspondants étrangers s’est soudainement effondrée au Liberia », poursuit-il. « Je me suis dit qu’en réalité, beaucoup de ces types étaient des imposteurs. Ils ne sont même pas prêts à quitter leur hôtel, sans parler de quitter la sécurité de la capitale pour aller faire leur travail de reporters. »

Cette ligne de démarcation, présente dans toutes les guerres que j’ai couvertes, définit le reportage sur le génocide à Gaza. Il ne s’agit pas d’une division entre professionnalisme et culture. Les journalistes palestiniens dénoncent les atrocités israéliennes et démolissent les mensonges israéliens. Le reste de la presse ne le fait pas.

Les journalistes palestiniens, pris pour cible et assassinés par Israël, paient de leur vie, comme beaucoup de grands correspondants de guerre, mais en nombre bien plus élevé. Israël a assassiné 245 journalistes à Gaza selon un décompte et plus de 273 selon un autre. L’objectif est de pousser et maintenir le génocide dans l’obscurité.

Aucune des guerres que j’ai couvertes n’a fait autant de morts. Depuis le 7 octobre, Israël a tué plus de journalistes « que la guerre civile américaine, les deux guerres mondiales, la guerre de Corée, la guerre du Vietnam (y compris les conflits au Cambodge et au Laos), les guerres en Yougoslavie dans les années 1990 et 2000, et la guerre en Afghanistan après le 11 septembre, toutes confondues ».

Les journalistes en Palestine laissent des testaments et des vidéos enregistrées qui seront lus ou diffusés à leur mort.

Les collègues de ces journalistes palestiniens dans la presse occidentale diffusent depuis la clôture faisant office de « frontière » avec Gaza, vêtus de gilets pare-balles et de casques, où ils ont autant de chances d’être touchés par des éclats d’obus ou une balle que d’être frappés par un astéroïde. Ils se précipitent comme des moutons vers les briefings des responsables israéliens.

Ils ne sont pas seulement les ennemis de la vérité, mais aussi les ennemis des journalistes qui font le véritable travail de reportage de guerre.

Lorsque les troupes irakiennes ont attaqué la ville frontalière saoudienne de Khafji pendant la première guerre du Golfe, les soldats saoudiens ont fui dans la panique. Deux photographes français et moi-même avons vu des soldats affolés réquisitionner des camions de pompiers et foncer vers le sud. Puis les marines américains ont repoussé les Irakiens. Mais à Riyad, la presse a été informée que nos vaillants alliés saoudiens défendaient leur patrie.

Une fois les combats terminés, le bus de la presse s’est arrêté à quelques kilomètres de Khafji. Les journalistes du pool sont descendus, escortés par des militaires. Ils ont fait des reportages en direct avec en toile de fond le bruit lointain de l’artillerie et la fumée, et ont répété les mensonges que le Pentagone voulait faire croire.
Pendant ce temps, les deux photographes et moi-même avons été arrêtés et tabassés par des policiers militaires saoudiens enragés, furieux que nous ayons documenté la fuite en panique des forces saoudiennes alors que nous tentions de quitter Khafji.

Mon refus de me plier aux restrictions imposées à la presse pendant la première guerre du Golfe a poussé les autres reporters du New York Times en Arabie saoudite à écrire une lettre au rédacteur en chef de la rubrique étrangère, affirmant que je ruinais les relations du journal avec l’armée. Sans l’intervention de R.W. « Johnny » Apple, qui avait couvert la guerre du Vietnam, j’aurais été renvoyé à New York.

Je ne reproche à personne de ne pas vouloir se rendre dans une zone de guerre. C’est tout à fait normal. C’est rationnel. C’est compréhensible. Ceux d’entre nous qui se portent volontaires pour aller au combat — mon collègue Clyde Haberman du New York Times a un jour déclaré avec humour : « Hedges se parachutera dans une guerre, avec ou sans parachute » — sont manifestement étrangement structurés.

Mais mes reproches s’adressent à ceux qui prétendent être des correspondants de guerre. Ils causent d’énormes dégâts. Ils colportent des récits mensongers. Ils masquent la réalité. Ils servent de propagandistes, consciemment ou inconsciemment. Ils discréditent la voix des victimes et disculpent les meurtriers.

Lorsque j’ai couvert la guerre au San Salvador, avant de travailler pour le New York Times, la correspondante du journal répétait docilement tout ce que l’ambassade lui disait. Cela a eu pour effet d’amener mes rédacteurs en chef – ainsi que ceux des autres correspondants qui couvraient la guerre – à remettre en question la véracité de nos rapports et notre « impartialité ».

Il était ainsi plus difficile pour les lecteurs de comprendre ce qui se passait. Le récit mensonger neutralisait et souvent l’emportait sur le récit réel.

Les calomnies utilisées pour discréditer mes collègues palestiniens – en prétendant qu’ils sont membres du Hamas – sont malheureusement familières. Beaucoup de reporters palestiniens que je connais à Gaza sont en fait assez critiques à l’égard du Hamas. Mais même s’ils ont des liens avec le Hamas, et alors ? La tentative d’Israël de justifier le ciblage des journalistes du réseau médiatique al-Aqsa, dirigé par le Hamas, constitue également une violation de l’article 79 de la Convention de Genève.

J’ai travaillé avec des reporters et des photographes qui avaient des convictions très diverses, y compris des marxistes-léninistes en Amérique centrale. Cela ne les empêchait pas d’être honnêtes. J’étais en Bosnie et au Kosovo avec un caméraman espagnol, Miguel Gil Moreno, qui a ensuite été tué avec mon ami Kurt Schork.

Miguel était membre du groupe catholique de droite Opus Dei. C’était aussi un journaliste d’un courage extraordinaire, d’une grande compassion et d’une grande probité morale, malgré ses opinions sur le dirigeant fasciste espagnol Francisco Franco. Il ne mentait pas.

16 avril 2025 – Plus de deux cents journalistes se sont rassemblés sur les marches de l’Opéra Bastille, dans le centre de Paris, pour protester contre l’assassinat de près de 200 journalistes palestiniens à Gaza depuis le début de la guerre génocidaire menée par Israël contre Gaza. Ils se sont allongés sur les marches, vêtus de gilets de presse ensanglantés, tandis que les noms des journalistes palestiniens tués étaient lus à haute voix – Photo : Anne Paq / Activestills

Dans toutes les guerres que j’ai couvertes, j’ai été attaqué pour avoir soutenu ou appartenu à tel ou tel groupe que le gouvernement, y compris le gouvernement américain, cherchait à écraser. J’ai été accusé d’être un instrument du Front de libération nationale Farabundo Martí au Salvador, des sandinistes au Nicaragua, de l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque, de l’Armée populaire de libération du Soudan, du Hamas, du gouvernement musulman en Bosnie et de l’Armée de libération du Kosovo.

John Simpson, de la BBC, comme de nombreux reporters occidentaux, affirme que « le monde a besoin de reportages honnêtes et impartiaux réalisés par des témoins directs pour aider les gens à se forger une opinion sur les grandes questions de notre époque. Jusqu’à présent, cela a été impossible à Gaza ».

L’hypothèse selon laquelle la présence de reporters occidentaux à Gaza améliorerait la couverture médiatique est risible. Croyez-moi, ce ne serait pas le cas.

Israël interdit la presse étrangère parce qu’il existe un parti pris en Europe et aux États-Unis en faveur des reportages des journalistes occidentaux. Israël est conscient que l’ampleur du génocide est trop grande pour que les médias occidentaux puissent la cacher ou la dissimuler, malgré tout l’encre et le temps d’antenne qu’ils accordent aux apologistes israéliens et américains.

Israël ne peut pas non plus poursuivre sa campagne systématique d’extermination des journalistes à Gaza s’il doit composer avec les médias étrangers présents sur place.

Les mensonges israéliens amplifiés par les médias occidentaux, y compris mon ancien employeur, le New York Times, sont dignes de la Pravda. Des bébés décapités. Des bébés cuits dans des fours. Des viols collectifs commis par le Hamas. Des roquettes palestiniennes hors de contrôle qui provoquent des explosions dans des hôpitaux et massacrent des civils. Des tunnels secrets et des centres de commandement dans des écoles et des hôpitaux. Des journalistes qui dirigent les unités de roquettes du Hamas. Des manifestants contre le génocide sur les campus universitaires qui sont antisémites et partisans du Hamas.

J’ai couvert le conflit entre les Palestiniens et les Israéliens, principalement à Gaza, pendant sept ans. S’il y a un fait incontestable, c’est qu’Israël ment comme il respire.

La décision des journalistes occidentaux de donner de la crédibilité à ces mensonges, de leur accorder le même poids qu’aux atrocités israéliennes précisément rapportées, est un jeu cynique. Les journalistes savent que ces mensonges sont des mensonges. Mais eux, et les médias qui les emploient, privilégient l’accès – dans ce cas, l’accès aux responsables israéliens et américains – plutôt que la vérité.

Les journalistes, ainsi que leurs rédacteurs en chef et leurs éditeurs, craignent de devenir la cible d’Israël et du puissant lobby israélien. Trahir les Palestiniens ne coûte rien. Ils sont impuissants.

Dénoncez ces mensonges et vous verrez rapidement vos demandes d’informations et d’entretiens avec des responsables rejetées. Vous ne serez pas invité par les attachés de presse à participer à des visites organisées dans des unités militaires israéliennes. Vous et votre organe de presse serez violemment attaqués. Vous serez mis à l’écart. Vos rédacteurs en chef mettront fin à votre mission ou à votre emploi. Ce n’est pas bon pour votre carrière. Et donc, les mensonges sont consciencieusement répétés, aussi absurdes soient-ils.

Il est pathétique de voir ces journalistes et leurs organes de presse, comme l’écrit Fisk, se battre « comme des tigres pour rejoindre ces ‘pools’ dans lesquels ils seront censurés, restreints et privés de toute liberté de mouvement sur le champ de bataille ».

Lorsque les journalistes de Middle East Eye Mohamed Salama et Ahmed Abu Aziz, ainsi que le photojournaliste de Reuters Hussam al-Masri et les freelancers Moaz Abu Taha et Mariam Dagga — qui avaient travaillé avec plusieurs médias, dont l’Associated Press — ont été tués lors d’une frappe « double tap » — destinée à tuer les premiers intervenants arrivés pour soigner les victimes des frappes initiales — au complexe médical Nasser, comment les agences de presse occidentales ont-elles réagi ?

« L’armée israélienne affirme que les frappes sur l’hôpital de Gaza visaient ce qu’elle qualifie de caméra du Hamas », a rapporté l’Associated Press.

« L’armée israélienne affirme que la frappe sur l’hôpital visait une caméra du Hamas », a annoncé CNN.

« L’armée israélienne affirme que six « terroristes » ont été tués lundi lors de frappes sur un hôpital de Gaza », indiquait le titre de l’AFP.

« L’enquête préliminaire indique que la caméra du Hamas était la cible de la frappe israélienne qui a tué des journalistes », a déclaré Reuters.

« Israël affirme que ses troupes ont vu une caméra du Hamas avant l’attaque meurtrière contre l’hôpital », a expliqué Sky News.

Pour mémoire, la caméra appartenait à Reuters, qui a déclaré qu’Israël savait « parfaitement » que l’agence de presse filmait depuis l’hôpital.

Lorsque le correspondant d’Al Jazeera Anas Al Sharif et trois autres journalistes ont été tués le 10 août dans leur tente média près de l’hôpital Al Shifa, comment cela a-t-il été rapporté dans la presse occidentale ?

« Israël tue un journaliste d’Al Jazeera qu’il qualifie de leader du Hamas », a titré Reuters dans son article, alors qu’Al-Sharif faisait partie de l’équipe de Reuters qui a remporté le prix Pulitzer 2024.

Quant au journal allemand Bild, il a publié en première page un article intitulé : « Un terroriste déguisé en journaliste tué à Gaza ».

Le barrage de mensonges israéliens amplifié et rendu crédible par la presse occidentale viole un principe fondamental du journalisme, à savoir le devoir de transmettre la vérité au spectateur ou au lecteur. Il légitime le massacre de masse. Il refuse de demander des comptes à Israël. Il trahit les journalistes palestiniens, ceux qui font des reportages et qui sont tués à Gaza. Et il expose la faillite des journalistes occidentaux, dont les principales caractéristiques sont le carriérisme et la lâcheté.

31 août 2025 – Substack – Traduction : Chronique de Palestine

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