De Belfast à Gaza : leçons de l’Irlande du Nord pour les Palestiniens

Irlande du Nord - Belfast - Une petite fille est confrontée à des soldats britanniques armés à un poste de contrôle - Photo : A.Abbas

Par Samah Jabr

L’Irlande du Nord a connu un conflit sanglant qui a duré trois décennies, connu sous le nom de « Troubles », qui a fait près de 3300 morts parmi une population de moins de deux millions d’habitants, laissant derrière lui un héritage de souffrances et de séquelles psychologiques incalculables.

Les racines de ce conflit remontent à l’époque coloniale britannique, mais il a atteint son point le plusextrême à la fin des années 1960, lorsque les tensions se sont exacerbées entre la communauté catholique, qui réclamait l’unité avec la République d’Irlande, et la communauté protestante, qui tenait à rester sous la couronne britannique.

Le conflit avait de multiples aspects : communautaire, politique et colonial, alimenté par des revendications sociales et de profondes inégalités en matière de droits, de possibilités et de vote.

La confrontation a pris de nombreuses formes. Elle a commencé par des manifestations pacifiques réclamant l’égalité, qui ont été réprimées par des violences telles que celles du Bloody Sunday, qui ont fait 13 morts parmi les manifestants.

Elle a ensuite évolué vers une lutte armée menée par l’Armée républicaine irlandaise (IRA).

Ce conflit a été marqué par des mesures répressives et des arrestations massives, y compris d’enfants. Le conflit a officiellement pris fin avec la signature de l’accord du Vendredi saint, le 10 avril 1998, qui a établi de nouvelles règles plus équitables pour le partage du pouvoir et a abouti à la libération des détenus pour raisons de sécurité.

Il a redéfini les relations entre les différentes communautés d’Irlande du Nord et mis en place un mécanisme de réconciliation et de justice face aux abus et aux violations des droits.

Alors que le gouvernement US se vante d’avoir parrainé cet accord historique sous l’administration Clinton, la Palestine reste enlisée dans un conflit plus complexe, plus sanglant, plus long et plus lourd de conséquences, et malheureusement considéré comme moins urgent à l’ordre du jour de la communauté internationale.

Malgré leurs différences apparentes, les similitudes entre ces deux situations révèlent des possibilités d’enseignement pour ceux qui sont disposés à les voir.

Similitudes et points communs

Les deux conflits ont éclaté dans un contexte colonial qui a semé la division et exacerbé les identités en opposition.

En Irlande du Nord, les autorités britanniques ont mené des politiques discriminatoires à l’encontre des catholiques dans les domaines de l’emploi, de l’éducation et du logement, tandis que les Palestiniens ont toujours vécu sous un double système juridique qui privilégiait les colons israéliens au détriment de la population indigène du pays.

De même, dans les deux cas, la résistance armée est apparue comme un dernier recours face à une injustice chronique : l’IRA a pris les armes après que l’horizon politique lui a été fermé, tout comme les organisations de la résistance palestinienne l’ont fait après l’ignorance totale des revendications palestiniennes et l’empiètement de l’occupation au cours des dernières décennies.

Chacun a réagi en fonction de son propre contexte. Les deux puissances coloniales – la Grande-Bretagne à Belfast et Israël dans les territoires palestiniens – ont recouru ou ont encore recours à des techniques de répression similaires : détention administrative, torture, recours excessif à la force et criminalisation de toutes les formes d’expression de protestation.

Tout comme Bobby Sand a résisté à l’injustice du gouvernement de Margaret Thatcher et est mort en grève de la faim, les prisonniers palestiniens ont résisté au gouvernement de Netanyahu, et le vénérable cheikh Khader Adnan est mort en grève de la faim sous le règne de Ben-Gvir dans les prisons israéliennes.

Mais il existe également des différences fondamentales.

Le conflit en Irlande du Nord s’est terminé par un règlement politique qui garantissait à chacun de rester sur ses terres et respectait les droits fondamentaux des groupes opprimés.

En Palestine, cependant, le conflit avec Israël n’est pas simplement un conflit de pouvoir ou de droits sociaux, mais plutôt une lutte pour l’existence même, car le colonialisme de peuplement a cherché à déplacer les Palestiniens et à les dépouiller de leurs terres et de leur histoire.

La société occidentale a traité la question irlandaise comme une crise qui pouvait être résolue, en exerçant une pression constructive et en fournissant une garantie d’accord.

Dans le même temps, elle a traité la question palestinienne avec un double standard inexcusable, fermant les yeux sur l’injustice et l’agression, et accordant l’immunité à l’agresseur.

Tant que le racisme, l’islamophobie et les intérêts coloniaux occidentaux dans la région obscurciront la vision des administrations américaines et européennes sur nos souffrances, nous devons rejeter leur médiation et compter sur les pays du Sud, tels que l’Afrique du Sud, le Brésil et certains pays arabes et islamiques, pour parrainer les futures négociations de paix.

Les impacts psychologiques à long terme

Le conflit en Irlande du Nord a eu des répercussions psychologiques profondes qui perdurent encore aujourd’hui, les statistiques indiquant des taux de maladie mentale, d’alcoolisme et de suicide plus élevés que dans les pays voisins.

Une génération a grandi dans un environnement de violence chronique, dans la crainte des attentats à la bombe, le traumatisme de la perte d’êtres chers et le manque de confiance dans les autorités au pouvoir.

Après l’accord, un travail de longue haleine a été nécessaire pour panser les blessures : programmes de soutien psychologique, dialogues entre victimes et auteurs, intégration de la mémoire dans les programmes scolaires afin d’éviter que la tragédie ne se reproduise.

C’est une leçon que nous devons tirer en Palestine : le processus de paix politique ne peut se substituer au processus de paix sociale, le traumatisme ne disparaît pas avec la fin de la violence et des effusions de sang, et la consolidation de la paix ne se limite pas à la politique, mais nécessite une guérison profonde des blessures psychologiques et une réconciliation avec soi-même et avec l’histoire.

À Gaza aujourd’hui, chaque fois qu’une personne échappe à la mort, c’une nouvelle histoire traumatisante qui apparait. Les images horribles, la perte d’êtres chers et les privations continues façonnent une génération marquée par des cicatrices qui pourraient plus tard se transformer en colère, en repli sur soi ou en désespoir absolu.

La guérison commence par la fin de l’injustice, la reconnaissance des souffrances, l’octroi d’une indemnisation et la possibilité pour les Palestiniens d’être les acteurs de leur propre destin, et non pas seulement les bénéficiaires de l’aide.

L’accord de paix en Irlande du Nord nous enseigne également les leçons suivantes :

  • Il n’y a pas de paix sans justice : l’accord irlandais a reconnu les injustices passées et mis en place des mécanismes d’indemnisation des victimes, qui doivent faire partie de toute solution palestinienne.
  • La réconciliation ne signifie pas l’oubli : les dossiers des victimes, des détenus et des violations ont été ouverts, non pas pour envenimer la situation, mais pour panser les blessures. C’est ce dont la Palestine a besoin, au lieu d’une culture du silence, de la peur et de la normalisation forcée de la douleur.
  • La société civile est un partenaire clé pour faire face aux effets de la violence : en Irlande, les églises, les groupes de jeunes et les femmes ont joué un rôle crucial dans le processus de paix. En Palestine, le rôle des forces communautaires doit être élargi afin qu’elles puissent participer au redressement des communautés et à la construction du projet de libération.

Il ne fait aucun doute que le conflit en Irlande du Nord était moins violent et moins complexe, mais il a trouvé une issue lorsque la volonté politique internationale s’est combinée à la possibilité de réaliser par la négociation ce qui ne pouvait être obtenu sans lutte armée.

La douleur est alors devenue un moteur pour construire l’avenir. En Palestine, la douleur et l’injustice ignorées par la politique occidentale continuent d’alimenter la lutte, dans l’attente que le monde agisse pour désamorcer la situation.

Nous ne signerons peut-être pas de sitôt un accord similaire à celui du « Vendredi saint », mais nous avons besoin d’un vendredi juste, d’un cessez-le-feu qui sortira les opprimés du gouffre de la violence pour les mener vers un horizon de négociations respectueuses de la dignité, et d’une ère d’occupation vers l’application du droit international et des principes des droits humains.

17 mai 2025 – Al-Qods – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah

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