Abdullah, 13 ans : « Ma jambe est partie »

Photo : Hosam Salem/Al Jazeera
Abdullah al-Anqar a été blessé par une balle explosive tirée par un soldat israélien le mois dernier, ce qui a entraîné l'amputation de sa jambe gauche - Photo : Hosam Salem/Al Jazeera

Par Maram Humaid

Plus de la moitié des 15 000 blessés parmi les manifestants de Gaza depuis le 30 mars, ont subi les effets de balles explosives tirées par les soldats israéliens, ce qui conduit à l’amputation des membres touchés.

Plus d’un mois après la tristesse et la colère serrent toujours le cœur de Rania al-Anqar chaque fois qu’elle pense à son fils Abdullah, dont la jambe a été amputée après qu’il ait été blessé par un soldat israélien.

Le jeune garçon de 13 ans s’était rendu dans une zone située à l’est de la ville de Gaza, près de la clôture israélienne et pas loin de son domicile dans le quartier d’al-Shujayea, un jeudi matin au début mai.

“J’ai pris ma fronde avec moi”, raconte Abdullah, un garçon un peu malingre âgé de 13 ans, à Al Jazeera. “Quelques personnes étaient dans le secteur, et tout était calme.”

“Je suis allé près de la clôture et j’ai commencé à lancer des pierres”, se rappelle-t-il, assis dans son fauteuil roulant. “Alors que je commençais à escalader la clôture, j’ai vu un soldat israélien caché dans les buissons.”

La réaction immédiate d’Abdullah a été de descendre de la clôture et de s’enfuir, mais avant qu’il ait le temps de le faire, le soldat lui a tiré à bout portant dans la cuisse gauche avec une balle explosive.

“Je ne me souviens de rien après ce moment, je me souviens seulement que quelque chose de chaud avait brisé ma jambe avant que je ne m’évanouisse”, dit encore Abdullah.

Des témoins directs ont dit à la famille Anqar que les soldats israéliens avaient traîné de leur côté le corps d’Abdullah, et que le garçon a ensuite été placé dans un hélicoptère.

« Des gens se sont précipités dans ma maison à 8 heures et demi du matin en criant : les soldats israéliens ont tiré sur ton fils et l’ont emmené”, nous dit Rania, la mère d’Abdullah. “Sans autres détails…”

“Je ne pouvais plus me contrôler,” continue-t-elle. “J’ai couru jusqu’à la clôture en pleurant tout le temps.”

Une fois là-bas, les Palestiniens qui se trouvaient dans la zone au moment où Abdullah a été abattu lui ont dit que son fils avait été emmené dans un hélicoptère, mais ils ne pouvaient pas donner de détails sur comment ni où il avait été abattu.

“Certains disaient qu’Abdullah avait reçu une balle dans la tête, d’autres dans la poitrine”, raconte encore cette mère de sept enfants.

La famille a passé une journée dans une totale angoisse à essayer de savoir si leur fils, le sixième sur les sept enfants, était mort ou vivant, et s’il était vivant, s’il avait été arrêté ou emmené pour un traitement, et si le traitement était celui qu’il fallait.

“Nous avons informé le comité de la Croix-Rouge de ce qui s’est passé”, dit Rania. “Ils ont pris nos informations et ont contacté la partie israélienne.”

Cet après-midi-là, Emad, le père d’Abdullah, a reçu un appel téléphonique du bureau de “coordination et de liaison” israélien.

“Un officier israélien m’a dit en arabe qu’il était avec l’armée israélienne, et que mon fils Abdullah était à l’hôpital de Soroka à Bir Sabe” [Beersheba] “, nous explique le père âgé de 46 ans.

“Ils avaient besoin de détails personnels comme un numéro d’identification, de moi ou de sa mère, afin qu’ils puissent délivrer un permis à l’un d’entre nous pour aller voir Abdullah à l’hôpital.”

L’agent n’a donné aucune information sur l’état de santé d’Abdullah.

“Nous étions très très inquiets”, a déclaré Rania. “En fin de compte, nous avons décidé qu’Emad irait.”

Chirurgies, amputation, et choc

Le lendemain, un vendredi, le seul passage piéton vers Israël [Eretz] au nord de la bande de Gaza était fermé.

Mais l’armée israélienne a ouvert le checkpoint afin de laisser passer Emad.

“Quand j’ai vu Abdullah à l’hôpital, j’ai tout de suite souhaité ne pas l’avoir vu” dit Emad, retenant ses larmes. “Il était en train de mourir dans l’unité de soins intensifs. Il y avait des tubes qui sortaient de son corps partout.”

Abdullah a subi trois interventions chirurgicales et une transfusion de huit unités de sang pour sauver sa jambe, a rappelé Emad. Des fragments de balle et des fragments d’os avaient gravement affecté son artère fémorale.

Les médecins ont essayé de transférer une autre veine de sa jambe indemne, mais ils ont échoué, ne leur laissant d’autre choix que de lui amputer la jambe gauche depuis le haut de la cuisse, cinq jours après qu’Abdullah a été abattu.

Le corps du jeune garçon est devenu insensible et il a dû être ramené à la vie après que son cœur se soit arrêté.

Après cela, il a été transféré à l’unité de soins intensifs où il a passé 13 jours.

“J’étais totalement dévasté”, raconte Emad. “J’ai passé tous ces jours à pleurer à côté du lit d’Abdullah à l’unité de soins intensifs. Je refusait de manger, les gens à l’hôpital pleuraient quand ils me voyaient pleurer.”

“Le personnel – les médecins, les infirmières et d’autres personnes – de l’hôpital israélien dénonçaient ce qui s’était passé”, ajoute-t-il amèrement. “Ils posaient la même question que moi : pourquoi le soldat israélien a-t-il tiré sur mon fils, un simple enfant, de cette façon ?”

Après une semaine aux soins intensifs, les médecins ont décidé de sortir Abdullah de l’anesthésie qu’ils lui avaient fait subir.

“Le moment le plus déchirant a été quand il s’est réveillé, m’a reconnu, puis a commencé à vouloir sentir sa jambe,” dit Emad, sa voix étouffant de chagrin et des larmes coulant sur ses joues.

“Je ne pouvais pas oublier sa réaction quand il a découvert que sa jambe avait été amputée. Il a continué à demander: ‘où est ma jambe ?’ Les mots m’ont manqué. Il a fondu en larmes tout en voulant tâtonner sa jambe manquante.”

“J’ai essayé de le calmer en disant qu’il aurait un membre artificiel à sa place, mais je pleurais avec lui,” dit Emad, très ému.

Abdullah a ensuite parlé à sa mère au téléphone, répétant la même phrase encore et encore.

“Il n’arrêtait pas de dire: ‘Maman, tu vois, j’ai perdu ma jambe, ma jambe est partie’… “, dit Rania.

Le chagrin de Rania s’est rapidement transformé en colère.

“Mon fils ne représentait aucune menace pour les soldats israéliens”, dit-elle. “Le soldat israélien aurait pu tirer sur le sol, ou dans les airs ?”

“Mon fils aurait immédiatement fui, il est encore petit et inconscient de ses actions”, ajoute-t-elle, condamnant le comportement criminel d’Israël.

Les parents d’Abdullah ont appelé les organisations internationales de protection de l’enfance à ouvrir une enquête sur ce qu’a subi leur fils, et que des poursuites soient engagées contre le soldat qui l’a abattu.

“Nous avons engagé un avocat pour s’occuper de l’affaire et nous ne garderons pas le silence sur les droit de notre fils”, nous dit le père.

Les balles explosives sont responsables de plus de la moitié des blessures

Depuis son retour à Gaza le 21 mai, Abdullah a subi deux interventions chirurgicales à l’hôpital Shifa à Gaza pour enlever les tissus morts de sa cuisse gauche. Il a encore besoin de plus d’opérations et d’une réadaptation sérieuse avant de pouvoir être équipé d’un membre artificiel approprié.

L’état d’Abdullah est considéré par Hossam al-Talmas, un médecin de la clinique de Médecins Sans Frontières (MSF) à Gaza, comme le cas le plus extrême d’amputation qu’il a vu dans des incidents similaires depuis le début des manifestations à Gaza à l’est de Gaza.

“Nous avons des cas d’amputation dans la cuisse, mais pas comme le cas d’Abdullah”, explique Talmas à Al Jazeera, en disant que la jambe de l’adolescent était amputée très haut sur le haut de sa cuisse.

Abdullah est emmené à la clinique de MSF trois fois par semaine depuis son retour à Gaza, pour des séances de kinésithérapie. La semaine dernière, l’organisation s’est coordonné avec une délégation de médecins français qui ont ré-opéré la cuisse d’Abdullah pour enlever plus de tissu mort à l’hôpital de la Patient’s Friend Society de la ville de Gaza.

Le Dr Ayman al-Sahbani, chef des services d’urgence de l’hôpital Shifa, a déclaré à Al Jazeera qu’il était persuadé que l’armée israélienne utilisait de nouvelles armes, en se fiant aux types de blessures subies depuis le 30 mars par les manifestants blessés lors des manifestations de la Grande Marche pour le Droit au Retour.

“Les snipers israéliens utilisent des balles explosives qui brisent les os, détruisent les tissus et coupent les veines et les artères”, a déclaré al-Sahbani, ajoutant que plus de la moitié des blessures subies lors des manifestations étaient le résultat de ces balles.

“En nombre, ils sont 7 500 blessés avec des balles explosives sur 15 000, ce dernier chiffre étant le nombre total de blessures depuis le 30 mars”, indique M. Sahbani.

Certains manifestants blessés subissent jusqu’à sept interventions chirurgicales pour essayer de sauver leurs membres, dit al-Sahbani. “Dans de nombreux cas, nous avons recours à l’amputation après de nombreuses tentatives pour sauver la jambe.”

De nombreux patients doivent être transférés d’urgence à l’extérieur de Gaza, ajoute le médecin. Alors que les documents de transfert des patients sont prêts, ils attendent toujours les permis médicaux délivrés par Israël, ce qui met leur cas encore plus en danger.

“Il [Abdullah] doit être transféré de Gaza à un hôpital spécialisé dans les prothèses, car son cas est rare ici à Gaza”, nous dit encore Emad.

Pourtant, au mois de Ramadan, alors que le président égyptien Abdel Fattah el-Sisi a annoncé que le passage frontalier de Rafah serait ouvert, seulement trois cas d’amputés ont pu être transférés via l’Égypte, a indiqué al-Sahbani.

“Retour à la marche, retour à une vie normale”

Se déplaçant entre son lit et le fauteuil roulant, Abdullah reste plein d’énergie avec un sourire qui ne quitte jamais son visage et il ne fait guère attention lorsque sa mère l’avertit gentiment d’être plus prudent quand il essaye de se déplacer sur un pied sans utiliser de béquilles.

Photo : Hosam Salem/Al Jazeera
Abdullah al-Anqar reste plein d’énergie et de courage, mais il est sujet aux sautes d’humeur et il refuse de retourner à l’école, dit sa mère – Photo : Hosam Salem/Al Jazeera

Pourtant, bien qu’il affiche un visage courageux, Rania dit que son fils est sujet aux sautes d’humeur.

“Après sa blessure, il est devenu irritable, nerveux et très sensible”, nous murmure Rania.

“Jusqu’à maintenant, Abdullah ne veut absolument pas voir ses amis. Ils sont venus lui rendre visite à plus d’une occasion, mais il leur a demandé de partir.

“Il jouait avec eux toute la journée, mais maintenant qu’il est en fauteuil roulant, c’est impossible pour lui”, ajoute-t-elle.

La blessure d’Abdullah l’a également empêché de passer ses examens de fin d’année à l’école, et il refuse d’y retourner.

“Je suis fatigué de resté assis”, dit Abdullah, alors qu’il essaye de se lever de son fauteuil roulant. Ses yeux s’embuent lorsqu’il est interrogé sur le moment où il a réalisé qu’il avait perdu sa jambe.

“Ce fut un moment difficile,” dit-il, son sourire s’évanouissant alors. “J’ai beaucoup pleuré et j’étais sous le choc, j’avais l’impression que quelque chose de plus qu’une simple parte de mon corps avait disparu.”

Soudain, il s’est illuminé.

“Je vais devoir aller à l’extérieur Gaza pour avoir un membre artificiel, puis je pourrai retourner à ma vie normale et recommencer à marcher”, dit-il.

“Je veux être musicien et voir le monde entier.”

14 juin 2018 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine