
Des travailleurs palestiniens dans l'attente au checkpoint de Qalqilya, en Cisjordanie - Photo : Activestills
Je commence ma journée comme si je courais dans un couloir étroit sans fin, les mains pleines de dossiers de patients que je n’ai pas fini de lire, mon téléphone vibrant sans cesse à cause des alarmes.
Je bois mon café debout, je mange sur le pouce entre deux rendez-vous et je n’ai souvent même pas le temps de peler un œuf dur. Chaque minute est précieuse, car j’ai une chose à faire avant que le temps ne s’écoule. Le temps me poursuit, s’écoule entre mes doigts comme de l’eau, et ma vie avance au rythme effréné d’un train lancé à toute vitesse.
Pourtant, lorsque je lève les yeux de ce brouillard quotidien, je me heurte à un autre temps, qui s’écoule avec une lenteur insupportable.
Il se mesure en heures perdues aux postes de contrôle, en jours suspendus dans l’attente de permis, en années gaspillées à courir après des autorisations de construire qui ne viennent jamais.
Alors que je me dépêche de rattraper mes tâches sans fin, je vis entouré d’un temps collectif qui évolue au gré de l’autorisation d’un soldat, de la signature d’un fonctionnaire ou d’une procédure bureaucratique qui peut engloutir des vies entières.
Je me sens littéralement déchirée entre deux lignes temporelles parallèles : ma course effrénée et privée, et le rythme imposé et stagnant de mon peuple. Peut-être que mon rythme personnel effréné est en soi une réaction à ce temps suspendu colllectif.
Le colonialisme ne se contente pas de voler les terres, il s’empare aussi du temps. Il accélère tout ce qui sert ses intérêts et ralentit tout ce qui concerne la vie des Palestiniens.
Les colonies israéliennes se construisent en quelques semaines, des routes de contournement sont tracées en quelques mois et des infrastructures sont rapidement mises en place pour relier les nouveaux centres urbains.
Dans le même temps, une famille palestinienne de Jérusalem se bat durant des années pour réparer un mur ou ajouter une pièce, perdue dans un labyrinthe de retards et de formalités administratives.
Alors que le projet colonial avance à un rythme effréné, le temps des Palestiniens est pris au piège dans des files d’attente interminables, privés de toute capacité à planifier, agir ou construire.
Dans ma clinique, j’entends chaque jour des récits de cette érosion quotidienne : des heures perdues sur le bitume aux postes de contrôle, des mois passés à obtenir des permis, des vies consumées dans une attente interminable.
Cette lenteur imposée s’infiltre partout, transformant le présent en un poids d’angoisse, l’avenir en otage de la volonté d’autrui et le passé en un chapitre inachevé. Elle fracture le temps lui-même en fragments déconnectés les uns des autres : aucun passé n’est clairement achevé, aucun avenir n’est pleinement ouvert, et le présent est confiné à des moments répétitifs et figés.
Chaque heure volée à un poste de contrôle est une heure effacée d’une vie, et sans restitution possible. Chaque rendez-vous reporté est un vol délibéré de notre ressource la plus précieuse : le temps.
Dans cette économie de l’attente, seul le colonisateur en tire profit, tenant les rênes du rythme collectif de la vie tout en laissant les colonisés tourner en rond jusqu’à l’épuisement.
Le temps lui-même devient un champ de bataille, un lieu de domination au même titre que la terre elle-même.
Même notre perception individuelle du temps se déforme. Lorsque la capacité à planifier nous est interdite, les rêves à long terme s’évanouissent, les ambitions se réduisent au moment présent, au mieux à un lendemain incertain. Le temps cesse d’être un espace de liberté et devient un fardeau pesant, chaque minute vide de sens nous rappelant la perte de contrôle sur notre vie.
Je jongle entre mes obligations professionnelles, porteuse de cette contradiction : prisonnière d’un rythme effréné, mais faisant partie d’une société enchaînée par les retards.
Ma vie privée est une course permanente, tandis que notre réalité collective reste figée sur la ligne de départ, attendant un signal qui ne vient jamais. Nous savons tous que nous sommes pris au piège d’un système où le temps colonial s’accélère tandis que la vie des Palestiniens ralentit de plus en plus.
Et pourtant, même dans cette lenteur imposée, je vois des poches de résistance des plus discrètes. Je mange, j’appelle des amis, je rattrape mon retard sur les podcasts et je réponds à mes e-mails tout en restant debout à un poste de contrôle.
D’autres transforment des heures d’attente en moments d’apprentissage, trouvant un sens à ces instants qui leur sont volés. Chaque action qui investit dans le présent, aussi minime soit-elle, est une récupération de ce temps dérobé.
Je le vois dans les familles qui s’obstinent célébrer les fêtes malgré les restrictions et dans les parents tout à fait décidés à éduquer leurs enfants malgré les obstacles.
Le temps, lorsqu’il est rempli de sens, peut devenir un espace de liberté, même dans les pires conditions.
Notre mémoire collective est en soi un instrument de résistance. Se souvenir, c’est reconnecter le passé et l’avenir, réparer le tissu temporel que la colonisation tente de déchirer.
Chaque histoire d’une vie avant la dépossession, chaque vision d’un avenir libéré, redevenu cohérent, renforce la continuité du temps palestinien. La mémoire n’est pas une archive du passé ; elle est une extension du présent et une ouverture vers d’autres avenirs.
Je pense souvent que la reconquête du temps fait partie intégrante de la lutte pour la libération. La liberté n’est pas seulement le retour à notre terre, mais aussi la récupération de notre droit à façonner le rythme de notre vie.
Le temps colonisé est un autre front de lutte. Et chaque instant que nous remplissons d’intention et de sens nous rapproche d’une émancipation collective du temps lui-même.
Alors que je poursuis mon chemin dans la précipitation, je porte en moi la certitude que la véritable liberté ne pourra advenir que lorsque notre tempo collectif nous sera restitué.
Auteur : Samah Jabr
* Dr Samah Jabr est une psychiatre consultante exerçant en Palestine, au service des communautés de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, et ancienne responsable de l'unité de santé mentale au sein du ministère palestinien de la santé. Elle est professeur clinique associée de psychiatrie et de sciences du comportement à l'université George Washington à Washington DC. Elle est également membre du comité scientifique de l'« Initiative mondiale contre l'impunité (GIAI) pour les crimes internationaux et les violations graves des droits de l'homme », un programme cofinancé par l'Union européenne.Dr Jabr est formatrice et superviseuse, avec un accent particulier sur la thérapie cognitivo-comportementale (CBT), le mhGAP et le protocole d'Istanbul pour la documentation de la torture. Elle s'intéresse particulièrement aux droits des prisonniers, à la prévention du suicide et aux traumatismes historiques.Elle est une femme écrivain prolifique. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.
Le Dr Jabr intègre son expertise médicale à son activisme, abordant souvent l'impact psychologique de l'occupation, des traumatismes historiques et de la guerre. Elle est l'un des membres fondateurs du réseau mondial de santé mentale de la Palestine et donne de nombreuses conférences sur la psychologie de la libération et les responsabilités éthiques des professionnels de la santé mentale dans les zones de conflit.
28 juillet 2025 – Transmis par l’auteure – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah
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