Il y a eu plus de propagande que d’informations à remonter d’Alep cette semaine

Alep
ce qu'il subsiste de certains quartiers d'Alep, après 5 années de combats et de bombardements de part et d'autre - Photo : al-Jazeera

Par Patrick Cockburn

Il y a eu une période en 2011 et 2012 où il y avait des militants d’une opposition véritablement indépendante à l’intérieur de la Syrie, mais les djihadistes ayant pris le pouvoir, ces braves personnes ont été forcées de fuir à l’étranger, de faire silence, ou alors elles mouraient.

Il est devenu bien plus dangereux pour un correspondant étranger d’informer en Syrie sur la guerre civile. Cela parce que, les djihadistes ayant pris le pouvoir dans l’est d’Alep, il leur a été possible d’exclure les journalistes occidentaux qui seraient ou enlevés ou très probablement tués s’ils venaient ici, et de les remplacer en tant que sources d’informations par des « militants locaux » qui ne peuvent s’échapper puisque sous le contrôle djihadiste.

Les médias étrangers ont permis – par naïveté ou par intérêt propre – à des gens qui ne pouvaient opérer qu’avec l’autorisation de groupes du type al-Qaïda, tels que Jabhat al-Nosra et Ahrar al-Sham, de dominer l’agenda de l’information.

Avec ce précédent survenu à Alep, cela signifie que les participants dans tout conflit à venir auront intérêt à dissuader les journalistes étrangers qui pourraient venir vouloir informer avec objectivité. En les kidnappant et en les tuant, il est facile de créer un vide dans une information extrêmement demandée qui sera par la suite fournie par des informateurs conciliants ou à la merci desdits participants (en l’occurrence les dirigeants djihadistes d’Alep-Est) qui en ont interdit l’entrée aux journalistes étrangers. Tuer ou enlever ces derniers s’avèrent avoir été une fine manœuvre de la part des djihadistes, car elle leur a permis d’établir un contrôle considérable sur les informations parvenant au monde extérieur. C’est une mauvaise nouvelle pour tout journaliste indépendant qui entre sur leur territoire et menace leur monopole de l’information.

Il y a toujours eu une flagrante contradiction au cœur de la position des médias internationaux : d’une part, il était vraiment dangereux pour les journalistes étrangers de pénétrer sur les zones tenues par l’opposition en Syrie, mais dans le même temps, des militants indépendants étaient apparemment autorisés à opérer librement par des mouvements parmi les plus violents et impitoyables sur terre.

James Foley (g.) & Steven Sotfloff
La menace pour les reporters occidentaux était bien réelle : James Foley (à g. sur la photo) a été décapité selon le rituel le 8 août 2014, et Steven Sotloff quelques jours plus tard, alors même que cela faisait longtemps que les journalistes étrangers entrant dans les zones contrôlées par les insurgés étaient en grand danger.

Mais la menace était tout aussi grande pour les locaux vivant sous le régime des insurgés qui critiquaient leurs actions ou leurs idées. Cela ressort clairement d’un rapport d’Amnesty International publié en juillet de cette année et intitulé « La torture fut ma punition ». Philip Luther, directeur du Programme d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du nord, y affirme que dans ces zones, les civils « vivent sous la crainte constante d’être enlevés s’ils critiquent la conduite des groupes armés au pouvoir ou s’ils ne se plient pas aux règles strictes que certains ont imposées ».

Tous les journalistes ou les militants véritablement indépendants sont ciblés, selon le rapport. Parlant de Jabhat al-Nosra (qui s’est rebaptisé Jabhat Fatah al-Sham, et qui était anciennement la branche syrienne d’al-Qaïda), un militant de la presse de 24 ans, appelé « Issa » a dit « qu’ils exercent un contrôle sur ce que nous pouvons et ne pouvons pas dire. Ou vous êtes d’accord avec leurs règles sociales et leur politique, ou vous disparaissez ».

Ce qui survient après un tel enlèvement est clairement mis en évidence par un militant politique appelé « Ibrahim », lequel, en 2015, a organisé une manifestation pacifique en soutien au soulèvement de 2011. Une telle action indépendante était évidemment inacceptable pour Nosra qui l’a kidnappé. Il déclare : « J’ai été conduit dans la salle de torture. Ils m’ont placé dans la position shabeh, m’accrochant au plafond par les poignets de façon à ce que mes orteils soient au niveau du sol. Puis, ils ont commencé à me frapper avec des câbles sur tout le corps… après le shabeh, ils ont utilisé la technique du dulab (du pneu). Ils m’ont plié le corps et m’ont obligé à rentrer dans un pneu, et alors, ils m’ont frappé avec des bâtons ».

Bassel, un avocat d’Idlib, dit : « J’étais heureux d’être libéré de la domination injuste du gouvernement syrien, mais aujourd’hui, la situation est pire ». Il a critiqué Nosra sur Facebook et immédiatement, il a été mis en détention. Amnesty affirme que les principaux groupes armés de l’opposition sont eux aussi violents envers quiconque dont les opinions diffèrent des leurs.

Il y a eu une période en 2011 et 2012 où il y a avait des militants d’opposition véritablement indépendants à l’intérieur de la Syrie, mais les djihadistes ayant pris le pouvoir, ces braves personnes ont été forcées de fuir à l’étranger, de faire silence, ou alors elles mouraient.

Razan ZaitounehEn août 2013, je suis apparu sur le même programme télévision que Razan Zaitouneh, une avocate renommée des droits de l’homme et fondatrice du Centre de documentation des violations qui enregistrait les crimes et atrocités. Elle parlait, par Skype, depuis Douma, un fief de l’opposition, au nord-est de Damas, où j’étais allé l’année précédente, mais il était devenu pour moi trop risqué de m’y rendre.

Zaitouneh y a décrit l’attaque au gaz toxique sarin qui tua tant de monde dans les districts rebelles de Damas, et elle a dénoncé le gouvernement syrien pour l’avoir réalisée. Elle a défendu l’opposition syrienne non djihadiste, mais elle a critiqué aussi le mouvement Jaish al-Islam, soutenu par les Saoudiens, qui contrôlait Douma. Le 8 décembre, ses hommes armés ont fait irruption dans son bureau et se sont emparés d’elle et de son époux, Wael Hamada, et de deux militants des droits civils : Samira al-Khalili, une autre avocate, et Nazem al-Hamadi, un poète. Aucun des quatre n’a été revu depuis, et ils sont très probablement morts.

Il a été commode pour les médias internationaux de diffuser les vidéos et les entretiens de Skype depuis Alep-Est, comme s’ils avaient été réalisés aussi librement qu’à Copenhague ou Édimbourg. Faire autrement aurait nui à la crédibilité de leur documentation graphique et indiscutable dans laquelle les intervenants avaient l’air effrayé, et avec de bonne raisons, et où l’on entendait le crépitement des coups de feu et le grondement des explosions d’obus.

Rien de tout cela n’était nécessairement faux – mais cela contenait beaucoup d’omissions. Il n’était fait aucune mention des 8 à 10 000 combattants armés que les Nations-Unies estimaient avoir été présents dans Alep-Est. En fait, je ne me souviens pas y avoir vu quelqu’un avec une arme ou tenant une position fortifiée dans ces films navrants. Les seuls habitants d’Alep qu’on a pu y voir, ce sont des civils non armés, en contraste total avec Mossoul où les forces armées irakiennes combattent des milliers d’hommes armés d’ISIS utilisant la population civile comme boucliers humains.

Il serait naïf de croire que cette opération de relations publiques, très attrayante et très professionnelle, en faveur de l’opposition armée syrienne est toute de leur propre travail. Les gouvernements étrangers jouent un rôle assez ouvert dans le financement et le soutien des spécialistes de la presse de l’opposition. Un journaliste de Beyrouth, d’origine en partie syrienne, m’a dit comment il lui avait été proposé 17 000 dollars par mois pour travailler à un tel projet de relations publiques pour l’opposition, projet soutenu par le gouvernement britannique.

La prépondérance de la propagande sur les informations dans la couverture de la guerre en Syrie entraîne de nombreuses conséquences négatives. Il s’agit d’une véritable guerre civile et l’accent exclusif qui est porté sur les atrocités commises par les forces armées syriennes sur une population civile non armée donne une image faussée de ce qu’il se passe. Ces atrocités sont souvent vraies et les Nations-Unies disent que 82 civils pourraient avoir été exécutés sommairement dans Alep-Est le mois dernier. Mais, si affreux cela soit-il, il est grandement exagéré de comparer ce qui est arrivé à Alep au génocide au Rwanda en 1994, ou au massacre de Srebrenica l’année suivante.

Il n’y a rien de faux ni de surprenant à ce que l’opposition syrienne diabolise ses ennemis et cache les mauvaises informations la concernant. L’opposition irakienne a fait de même en 2003, tout comme l’opposition libyenne en 2011. Ce qui est beaucoup plus coupable, c’est la façon dont les médias occidentaux se permettent de devenir un canal pour la propagande de l’une des parties à ce conflit sauvage. Et ils le font en modifiant l’image afin de lui donner celle d’une information partisane authentique, information qu’ils ne peuvent pas vérifier, fournie par des gens qui vivent sous l’autorité de mouvements djihadistes qui torturent ou tuent tout critique ou dissident.

Les organisations de presse en sont arrivées à être alimentées en informations par les djihadistes et leurs sympathisants qui rendent impossible aux observateurs indépendants l’accès aux zones qu’ils contrôlent. En remontant une information provenant de sources aussi altérées, les médias incitent fortement les groupes du type al-Qaïda à poursuivre leurs crimes et enlèvements contre les journalistes, afin de créer et profiter d’un vide de l’information qu’ils peuvent combler eux-mêmes.

A1 * Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq

16 décembre 2016 – The IndependentTraduction : JPP