Pour la classe politique allemande, c’est toujours « Israël über alles »

Mai 2019 - Manifestation devant le bureau de représentation de l'Allemagne en Cisjordanie, condamnant ce pays pour avoir qualifié le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) d'antisémite - Photo : via Middle East Monitor

Par Raymond Deane

Avec l’arrivée d’un gouvernement d’extrême droite en Israël, l’oppression des Palestiniens est plus évidente que jamais. Mais les politiciens allemands continuent de soutenir Israël inconditionnellement, pendant que l’opinion publique allemande évolue dans la direction opposée.

En mai 2023, un sondage d’opinion commandé à l’institut de sondage YouGov par le journal allemand Welt am Sonntag a révélé que le peuple allemand « est clairement du côté des Palestiniens. Seuls 13 % d’entre eux considèrent la politique israélienne à l’égard des Palestiniens comme (plutôt) juste, tandis que 54 % la voient comme (plutôt) injuste ».

Ces résultats ont consterné l’élite politique allemande, habituée à louer la « démocratie » israélienne sans se préoccuper du sort de ses victimes palestiniennes.

Omid Nouripour est le co-leader des Verts, qui forment actuellement un gouvernement avec les sociaux-démocrates (SPD) et les démocrates libres néolibéraux. Il s’est alarmé des résultats de l’enquête et s’est empressé d’assimiler le soutien à Israël au combat contre l’antisémitisme :

« Moins de la moitié des Allemands perçoivent encore aujourd’hui la responsabilité particulière de l’État d’Israël en matière de sécurité (…) Il est nécessaire que l’État de droit [Rechtsstaat] adopte une position claire contre l’antisémitisme sous toutes ses formes ».

Pour Kevin Kühnert, ancien secrétaire général radical des sociaux-démocrates, la « raison d’État n’est invoquée que lorsque le résultat d’une élection à la Knesset est perçu comme fâcheux, c’est un argument détestable ». Le résultat indésirable auquel Kühnert faisait référence était l’élection d’un gouvernement israélien d’extrême droite en décembre 2022.

En vertu de cette « raison d’État », a-t-il déclaré à Welt am Sonntag, une promesse doit être tenue, sans tenir compte des fluctuations de l’opinion publique.

Cela signifie que la démocratie allemande doit ignorer l’opinion publique qui, loin d’être « fluctuante », a en fait été constamment négative à l’égard du soutien de l’Allemagne à la persécution des Palestiniens par Israël.

Pour Mario Czaja, ancien secrétaire général de l’opposition chrétienne-démocrate, le « devoir des générations actuelles et futures » est d’assumer la « responsabilité particulière de l’Allemagne à l’égard du peuple juif ». Pour Czaja, le droit à l’existence d’Israël « est et restera la raison d’État allemande ».

Une fois de plus, le « peuple juif » est assimilé à l’État d’Israël, et le fait que personne n’ait évoqué le « droit à l’existence d’Israël » n’empêche pas Czaja de le faire.

La raison d’État

Il convient de noter l’obsession de l’administration allemande pour le terme « raison d’État » (Staatsräson ou Staatsraison). À deux reprises en 2008, dans son discours à la Knesset et à Berlin à l’occasion de l’anniversaire de la Nuit de Cristal, l’ancienne chancelière Angela Merkel a affirmé que « la protection de la sécurité d’Israël relève de la raison d’État allemande ».

En mai 2019, le Bundestag a adopté une résolution condamnant le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) comme antisémite, tout en soulignant que « la sécurité d’Israël relève de la raison d’État de notre pays ».

Lors du soixante-quinzième anniversaire d’Israël, le successeur de Mme Merkel, Olaf Scholz du SPD, a affirmé que son gouvernement faisait tout son possible pour « combattre résolument l’antisémitisme sous toutes ses formes, y compris l’antisémitisme lié à Israël. De même, la sécurité d’Israël est et reste pour nous de l’ordre de la raison d’État ».

C’est le jésuite italien Giovanni Botero (1543-1617) qui est à l’origine de l’expression « raison d’État ». Rapidement, elle en est venu à signifier, comme le dit un ouvrage de référence, « des entorses ‘machiavéliques’ aux règles juridiques, morales et religieuses chaque fois que les ‘intérêts de l’État’ ou la ‘nécessité’ l’exigeaient ».

En 1924, l’historien prussien Friedrich Meinecke a cherché à donner à la Staatsraison une coloration humaniste libérale. Selon la commentatrice néoconservatrice Gertrude Himmelfarb, Meinecke y voyait « un composé d’idéal et de matériel, l’idéal – la raison d’État – risquant d’être corrompu par le matériel – l’intérêt de l’État ».

En peu de temps, l’influent juriste nazi Carl Schmitt a purgé le concept de toute trace d’idéalisme, en l’assimilant à des pratiques telles que « l’état d’exception » instauré par un dirigeant souverain pour combattre un ennemi officiel.

Dans son ouvrage L’éducation après Auschwitz (1966), le philosophe Theodor Adorno insiste sur la nécessité de se livrer à une « analyse critique » d’un « concept aussi respectable que celui de ‘raison d’État’ ; placer l’État au-dessus de sa population en termes de droit ouvre la porte à tous les abus ».

Hannah Arendt, dans son livre Eichmann à Jérusalem, a suggéré que le concept impliquait que les actions d’un État n’étaient « pas soumises aux mêmes règles que les actes des citoyens du pays ».

Pour le directeur du Centre Anne Frank allemand, Meron Mendel, né en Israël, la « raison d’État » est « tout le contraire de l’État de droit » et est incompatible avec « l’inscription dans la Constitution allemande de la préservation de la dignité et des droits fondamentaux de l’être humain ».

Selon Mendel, si les dirigeants allemands ont toujours donné une justification morale à leur soutien à Israël, en réalité, ce sont souvent des calculs de realpolitik qui ont déterminé les politiques allemandes – « un moyen de restaurer la position de l’Allemagne dans le monde » afin que le pays « ne soit pas confronté à l’échec d’assumer son passé nazi ».

L’État d’exception

En résumé : La Staatsraison est une forme de realpolitik cynique dans laquelle, selon les termes de Meinecke, la nécessité démocratique de rendre des comptes et l’État de droit sont supplantés par l’intérêt de l’État ; il s’agit d’une suspension de la démocratie et du droit exactement comme dans l’état d’exception de Carl Schmitt.

On peut affirmer, comme l’a fait Giorgio Agamben, que cette exception est désormais la règle. C’est toutefois seulement en Allemagne qu’elle est paradoxalement idéalisée comme une forme d’expiation des crimes passés.

L’Allemagne interprète sa « responsabilité spéciale envers le peuple juif » comme une responsabilité envers l’État d’Israël, déshumanisant ainsi à la fois les victimes palestiniennes d’Israël et les juifs qui se considèrent comme « guidés par une vision de justice, d’égalité et de liberté pour tous les peuples », selon les termes de Jewish Voice for Peace.

Depuis 2018, l’État allemand emploie une petite armée de « commissaires » non juifs dont la tâche est de « lutter contre l’antisémitisme et de promouvoir la vie juive en Allemagne », mais dont les déclarations publiques tendent à être totalement dénuées d’empathie.

En octobre 2019, le politologue Samuel Salzborn, peu avant sa nomination au poste de commissaire berlinois à l’antisémitisme, a tweeté le commentaire suivant : « Quand nos voisins dans un train commencent à parler de la ‘Palestine’ sans raison particulière, il faut soit descendre, soit mettre des écouteurs, soit les enguirlander. #antisémitisme ».

Le militant américano-palestinien Ali Abunimah, a qualifié ce tweet de « pure expression du dégoût de Salzborn à l’idée même de l’existence de la Palestine ou des Palestiniens. »

Ces commissaires ne réservent pas leur mépris aux seuls Palestiniens. Wieland Hoban, porte-parole de l’organisation Jüdische Stimme für gerechten Frieden in Nahost (« Voix juive pour une paix juste au Moyen-Orient »), a dénoncé le « comportement alarmant de l’Allemagne à l’égard des juifs de la diaspora ou israéliens qui s’opposent aux pratiques politiques et aux fondements idéologiques d’Israël ».

Hoban a mentionné le commissaire à l’antisémitisme de l’État du Bade-Wurtemberg, Michael Blume qui a tourné en dérision Jüdische Stimme en qualifiant l’organisation de « prétendument juive », comme si les seuls juifs authentiques étaient les sionistes qui soutiennent l’alignement inconditionnel de l’Allemagne sur Israël.

Plus récemment, Amos Goldberg, professeur d’histoire de l’Holocauste à l’université hébraïque de Jérusalem, a accusé Felix Klein, commissaire du gouvernement fédéral, d’être « un idéologue qui nie ouvertement la réalité » – la réalité en question était le fait qu’Israël est un État d’apartheid, une accusation que Klein a rejetée en la qualifiant d’antisémite.

La sévérité de la critique de Goldberg, ainsi que sa publication dans le journal conservateur le plus respecté d’Allemagne, représentent un défi important pour le statu quo philosémite de l’État.

Étant donné que la Staatsraison, par définition, ne se soucie pas de l’opinion publique et que cette indifférence s’étend aux opinions des juifs israéliens qui défendent l’égalité des droits et la justice politique, il sera intéressant de voir comment (et si) ce défi sera relevé.

L’auto-illusion

Dans son discours d’ouverture à New York en août 2022, la ministre allemande des affaires étrangères, Annalena Baerbock, du parti Vert, a proclamé la nécessité de « saisir ce moment transatlantique » et de « s’engager dans un ‘partnership in leadership’ (partenariat de direction) » :

« Pas seulement nous, en tant qu’Allemands et Américains… Mais nous, en tant qu’Européens et Américains. Et c’est à mon pays, au sein de l’Union européenne, d’aider à montrer la voie. »

Le spectacle d’une politicienne Vert citant une phrase de George Bush père (« partnership in leadership ») a depuis longtemps cessé de surprendre qui que ce soit. En 1999, le prédécesseur des Verts, Joschka Fischer, a brisé le tabou de l’aventurisme militaire en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale en soutenant le bombardement de la Serbie par l’OTAN sans mandat de l’ONU.

Fischer avait réussi à invoquer le précédent d’Auschwitz pour se justifier, tout en affirmant que « rien ne peut se comparer à Auschwitz x.

Il semblerait que la Staatsraison se soit en effet révélée être « un moyen de restaurer la position de l’Allemagne dans le monde », selon les termes de Mendel. Les autres Européens, en particulier ceux qui ont un jour fantasmé que l’Union européenne pourrait constituer un contrepoids aux États-Unis, doivent décider s’ils souhaitent réellement accepter une telle Führungspartnerschaft (partenariat de direction).

Il est inquiétant de constater que la France et la Grande-Bretagne sont de plus en plus enclines à suivre l’exemple de l’Allemagne en imposant des contraintes juridiques à la liberté d’expression ou de manifestation.

Dans ce contexte, nous devons considérer la conclusion de YouGov selon laquelle le peuple allemand « est clairement du côté des Palestiniens » comme un signe d’espoir, bien que la réaction hystérique des politiciens suggère leur préférence pour la solution de Bertolt Brecht : « Dissoudre le peuple / Et en élire un autre … ».

En revanche, un sondage YouGov plus récent, montrant qu’Alternative pour l’Allemagne (AfD) bénéficie d’un soutien qu’aucun parti d’extrême droite n’a atteint depuis le Troisième Reich, a suscité beaucoup moins d’inquiétude.

C’est peut-être parce que l’AfD admire passionnément Israël, un État ultranationaliste et militariste qui ignore les normes fragiles du droit international – une fixation de nombreux partis européens d’extrême droite, de la Hongrie à la Pologne et à l’Italie, qui ne semble jamais troubler les admirateurs allemands d’Israël.

Les défenseurs des droits des Palestiniens qui condamnent à juste titre les États-Unis pour leur parti pris pro-israélien doivent également condamner l’Allemagne.

Dans son Discours sur le colonialisme (1950), Aimé Césaire n’avait pas fait grand cas des prétentions morales des dirigeants européens :

« Aucune justification de l’Europe ne résiste à un examen mené sous l’égide de la ‘raison’ ou de la ‘conscience’. L’Europe se réfugie de plus en plus dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle trompe de moins en moins de monde. »

La « raison d’État » allemande revient à renier la raison kantienne – ce que le philosophe appelait la « Vernunft », c’est à dire l’ « autorité suprême de la loi morale » qui « fait de l’état de paix un devoir direct » – au profit d’une totale aberration ; la « raison d’État » ne peut pas expier les crimes du Troisième Reich.

L’abandon de cette Staatsraison ainsi que de ses prétentions mégalomaniaques au leadership pourrait permettre à l’Allemagne d’assumer enfin son passé criminel.

9 juillet 2023 – Jacobin – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet