La nomination d’Abdulrazak Gurnah marque-t-elle une rupture dans l’approche ethnocentrique du Prix Nobel ?

Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de Littérature 2021 - Photo : via stias.ac.za

Par Ramzy Baroud

Le fait que le romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah ait remporté le prix Nobel de littérature 2021 est une bonne nouvelle, d’autant que l’Académie suédoise est historiquement connue pour son manque de diversité, comme si la créativité intellectuelle était largement confinée aux cercles intellectuels occidentaux.

Il est prématuré d’en conclure que l’Académie a enfin décidé de rompre avec son passé ethnocentrique et d’embrasser véritablement l’incroyable littérature qui irradie en permanence du Sud. Un certain cynisme est excusable – après tout, depuis sa création en 1901, plus de 80% des lauréats du prix sont originaires d’Europe et d’Amérique du Nord.

Au cours de la dernière décennie, le romancier chinois Mo Yan a été le seul auteur non occidental à recevoir le prix en 2012.

Cette situation soulève plusieurs possibilités qui incitent à la réflexion :

Premièrement, l’Académie ne croit pas que le Sud apporte de réelles contributions intellectuelles et littéraires à la culture et à la littérature mondiales, et que seuls les auteurs occidentaux sont capables de produire une littérature qui puisse est relatée et qui parle véritablement de la condition humaine.

Deuxièmement, l’Académie et ses juges n’ont pas fait preuve de la diligence requise pour découvrir l’excellence littéraire que l’on peut trouver dans chaque nation du Sud.

Troisièmement, le prix est essentiellement politique et est refusé aux auteurs et écrivains qui tentent de corriger les récits coloniaux trompeurs, de pousser à une décolonisation radicale – dans la politique, la culture, la littérature et la langue – et qui n’adhèrent pas à la version édulcorée du post-colonialisme telle que défendue par les institutions académiques occidentales d’aujourd’hui.

Gurnah, j’en suis sûr, mérite amplement ce prix. Toutefois, ce qui importe vraiment, ce n’est pas qu’un auteur d’origine africaine ait enfin remporté le prix après que l’Académie a négligé l’Afrique pendant près de 15 ans. La dernière romancière africaine était un auteur blanc britannico-zimbabwéen, Doris Lessing (née de parents britanniques en Iran, en 2007).

Ce qui compte, c’est que nous – les universitaires et le public occidentaux, en particulier – nous engagions réellement dans les écrits de ces grands intellectuels.

Si ces récompenses ne servent qu’à faire un simple signe d’acquiescement et à reconnaître implicitement comment le colonialisme occidental en Afrique – et dans l’ensemble du Sud – a causé des dommages irréversibles à des sociétés brisées, appauvries et colonisées, alors le geste est vide de sens.

Pour avoir un sens, les écrivains post-coloniaux qui adhèrent à ce qui aurait dû rester une forme radicale d’anticolonialisme devraient devenir le cœur et l’âme du mouvement littéraire, non seulement dans le Sud mais dans le monde entier.

Il est important de relever que le célèbre auteur, romancier, poète et dramaturge kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o n’ait pas encore remporté le prix Nobel de littérature. L’homme qui a défié la vision du monde sur la langue et la littérature dans son livre “Décoloniser l’esprit : la politique du langage dans la littérature africaine
“, est la manifestation même, non seulement du génie littéraire africain, mais aussi du véritable intellectuel organique.

Thiong’o a été un jour emprisonné dans le Kenya post-colonial pour avoir écrit une pièce en Gĩkũyũ, sa langue maternelle, et non en anglais.

“La tradition intellectuelle noire a tant donné au reste du monde, mais cela reste souvent invisible”, écrivait-il dans son livre fondateur. La raison de l’invisibilité de la “tradition intellectuelle noire” – parmi d’autres – est qu’elle écrit dans des langues autres que les langues européennes dominantes.

Toutefois, il ne s’agit pas seulement de la langue, mais de ce que la langue elle-même relaie. Lorsque les auteurs écrivent dans leur langue maternelle, leur public cible est leur propre peuple. Ils font appel à leurs griefs et à leurs priorités ; ils parlent de leurs aspirations, et leurs mots sont ancrés dans l’histoire collective de leurs propres nations.

Malheureusement, mais sans surprise, cela n’est pas pertinent pour une Académie basée à Stockholm, qui a été créée des décennies avant la fin officielle du colonialisme occidental en Afrique.

Dans son ouvrage majeur, “Les damnés de la terre”, l’intellectuel noir Frantz Fanon a été l’une des premières voix révolutionnaires à aborder la question de la décolonisation intellectuelle.

“L’impérialisme laisse derrière lui des germes de pourriture que nous devons détecter cliniquement et éliminer de notre terre, mais aussi de notre esprit”, écrivait-il. Cela ne se fait pas dans le but d’obtenir un prix, une reconnaissance académique ou un honneur littéraire. Il s’agit plutôt d’une condition préalable à une véritable libération de l’Afrique – et du reste du Sud – de sa dépendance permanente à l’égard d’une validation venue de l’Occident.

Pour qu’une véritable décolonisation se produise, un langage radical en soi ne suffit pas. Ce qu’il faut, c’est une réécriture systématique de l’histoire, du point de vue des colonisés, et la réappropriation de chaque partie du récit littéraire, à commencer par la méthodologie même de la recherche.

Selon l’auteur Māori, Linda Tuhiwai Smith, la recherche moderne est modelée sur les priorités occidentales.

Du point de vue des colonisés, une position que j’écris et que je choisis de privilégier, le terme “recherche” est inextricablement lié à l’impérialisme et au colonialisme européens. Le mot lui-même, “recherche”, est probablement l’un des mots les plus sales du vocabulaire du monde indigène”, écrit Tuhiwai Smith dans son important ouvrage intitulé “Decolonizing Methodologies : Research and Indigenous Peoples“.

L’histoire “est l’histoire des puissants et de la façon dont ils sont devenus puissants, puis de la façon dont ils utilisent leur pouvoir pour se maintenir dans des positions dans lesquelles ils peuvent continuer à dominer les autres”, a-t-elle écrit.

Parfois, les validations conditionnelles et les concessions limitées par le biais de prix et d’autres marques d’approbation apparentées, peuvent elles-mêmes être une tentative de “dominer les autres”.

En fin de compte, ce ne sont pas les prix qui importent, mais ce qui a été recherché et écrit, et son impact sur l’avancée de l’équité dans le monde.

15 octobre 2021 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah