Qu’est-il arrivé au Théâtre de la liberté de Jénine ?

« L’année 2024 s’est caractérisée par de nombreux défis et réalisations pour le département Enfance & Jeunesse du Théâtre de la liberté. Nous avons travaillé avec des enfants et des jeunes de la ville de Jénine et du camp de réfugiés, au moyen de méthodes artistiques innovantes visant à améliorer leurs aptitudes, à développer leur capacités, à leur fournir des opportunités d’expression artistique et ce malgré des circonstances de travail difficiles » - Ranin Odeh, coordinatrice - Photo : Freedom Theater

Par Majd Jawad

Le Théâtre de la liberté de Jénine, une des plus célèbres incarnations de la « résistance culturelle », en Palestine, a cessé ses activités après le nettoyage ethnique des habitants du camp de réfugiés de Jénine par l’armée israélienne. Actuellement, le théâtre se consacre à la collecte de témoignages sur les déplacements forcés.

Le 19 septembre 2023, lors d’une représentation du monodrame palestinien « Danteel » au Freedom Theater du camp de réfugiés de Jénine, l’électricité a soudainement été coupée. Sur scène, l’actrice et dramaturge incarnant le personnage principal, Salwa Naqqara, a rompu le silence et demandé : « Que se passe-t-il ? »

« C’est l’armée », a répondu quelqu’un dans le public. Et d’un seul coup, tout a basculé. La musique et les paroles de la comédienne ont été noyées sous le grondement des coups de feu et des explosions. La terreur s’est abattue sur le théâtre et a envahi le public, piégé à l’intérieur pendant les deux heures et quelques que l’attaque a duré.

« Nous avons terminé la représentation à la lueur des bougies, avec le bruit des coups de feu en fond sonore », a déclaré Mustafa Sheta, le directeur du théâtre. « On aurait dit que les tirs étaient le prolongement de la pièce qui traitait de la suffocation spatiale et de la recherche d’identité. »

Le Théâtre de la liberté lui-même a de nouveau été attaqué par la suite. Pendant ce raid, l’armée a tenté de prendre le contrôle du bâtiment, incendié des voitures à l’extérieur du théâtre, a lancé des grenades assourdissantes et brisé des portes et des fenêtres.

L’attaque a eu lieu deux mois après l’invasion majeure lancée par Israël contre le camp en juillet, appelée « Opération Maison et jardin », qui visait à éliminer les combattants de la résistance armée dans la ville et le camp de réfugiés.

L’opération a causé la mort de 12 Palestiniens, tous des jeunes hommes, des centaines d’autres ont été blessés lors des frappes aériennes et des attaques de drones et environ 300 ont été arrêtés.

Deux ans plus tard, en août 2025, le New York Times a publié une interview de l’ancien prisonnier palestinien Zakaria Zubeidi, ancien chef de la branche armée du Fatah pendant la deuxième Intifada. Il est devenu une figure emblématique de l’histoire de la lutte palestinienne lorsqu’il a fait partie des six évadés qui se sont échappés de la prison israélienne de haute sécurité de Gilboa.

Image des dégradations du raid israélien dans le Théâtre de la Liberté, le 14 décembre 2024 – Photo : Théâtre de la Liberté de Jénine

Zubeidi a également été l’un des premiers membres du Théâtre de la liberté, fondé à l’initiative de l’acteur israélo-palestinien Juliano Mer Khamis et de sa mère juive israélienne, Arna, alors que Zubeidi était encore enfant.

Dans l’interview, Zubeidi livrait ses réflexions sur la lutte armée et le projet de l’Autorité palestinienne et notait que les Palestiniens avaient essayé, en vain, toutes les formes de résistance : la lutte armée, la diplomatie, et même le théâtre et les arts, ou ce qu’il a appelé la « résistance culturelle ».

« Nous avons fondé un théâtre », a-t-il déclaré au Times. « Qu’est-ce que cela a changé ? Nous avons essayé les fusils, nous avons essayé les attaques. Il n’y a pas de solution. »

Zubeidi a déclaré que les Palestiniens devaient reconsidérer les moyens qu’ils utilisaient dans leur lutte pour la liberté. Il a ajouté qu’il continuait à chercher des réponses et qu’il avait récemment repris des études supérieures.

Deux ans après le 7 octobre 2023, le camp de réfugiés de Jénine est désormais vide. L’armée israélienne a lancé sa dernière offensive à grande échelle contre le camp, ainsi que contre deux autres camps de réfugiés à Tulkarem, au début de l’année 2025, déplaçant environ 42 000 réfugiés dans le nord de la Cisjordanie.

Les habitants des camps vivent toujours dans des logements insalubres, dans des gymnases et des salles publiques des villes de Jénine et de Tulkarem, tandis que les institutions qui avaient été construites au fil des décennies ont également été détruites.

Parmi ces institutions figure le Théâtre de la liberté de Jénine. Incarnation du genre « résistance culturelle » de l’art engagé, l’attaque contre le camp était également une attaque contre le théâtre. Mondoweiss s’est entretenu avec plusieurs membres du théâtre et a recueilli leurs témoignages.

Au cours des deux dernières années, sa communauté d’acteurs, d’artistes et de personnels culturels s’est dispersée. Certains organisent des spectacles itinérants et poursuivent leur carrière.

D’autres ont depuis été tués lors de l’assaut israélien contre le camp de réfugiés de Jénine. D’autres sont aujourd’hui en prison après avoir été arrêtés par l’armée israélienne, des prisons dont les pratiques de privation délibérée de nourriture, de passages à tabac réguliers, de torture systématique et de traitements humiliants et dégradants ont été largement documentées au cours des deux dernières années.

Les vétérans du théâtre avec lesquels Mondoweiss s’est entretenu sont hantés par la pensée de ce qui est arrivé à l’endroit où ils ont appris leur métier et où ils ont appris que l’art ne devait pas nécessairement être déconnecté de leur communauté.

Augmentation des arrestations et des tueries

« Je suis sorti, il faisait beau. C’était un matin d’avril normal, à l’aube. C’était un vendredi 13, et les rues étaient bondées. L’air était lourd. Je suis sorti, à la recherche d’un peu d’air. Derrière la clôture, j’ai vu les chars. J’ai avancé de quelques pas, juste pour regarder, juste pour respirer. Soudain, j’ai senti une douleur dans ma jambe. Je suis tombé, lentement, comme dans les films. Le bruit s’est transformé en écho, puis en silence. Tout s’est effondré, même ma propre présence. »

C’était un extrait d’une pièce de théâtre jouée par Ahmad al-Toubasi, l’ancien directeur artistique du théâtre, quelques jours avant son arrestation en novembre.

Au cours de la même période, le théâtre a payé un lourd tribut en sang : la vie de plusieurs de ses amis et collaborateurs les plus proches ont été fauchées.

Sadil Naghneghieh a été tué en juin, suivi en novembre par Yamen Jarrar, tué lors d’une frappe de drone ; Jihad Naghneghieh, également tué lors d’une frappe de drone ; Muhammad Matahin, abattu par balles par les forces israéliennes, ainsi que Mahmoud al-Saadi, membre du théâtre qui participait à des ateliers de formation et à la préparation de plusieurs productions artistiques.

Peu de temps après, l’assaut contre les artistes, qui s’inscrivait dans le cadre d’une campagne d’arrestations aveugles dans le camp, a touché le reste de la direction du théâtre. Mustafa Sheta a également été kidnappé, laissant l’institution dépouillée de ses figures centrales et de sa communauté.

Image des dégradations du raid israélien dans le Théâtre de la Liberté, le 14 décembre 2024 – Photo : Théâtre de la Liberté de Jénine

Après les arrestations et l’attaque israélienne contre le théâtre, suivie du pillage de son équipement d’éclairage et de sonorisation par l’armée, ses productions ont été complètement interrompues.

La multiplication des déplacements forcés dans le camp de réfugiés de Jénine a encore aggravé les effets du siège et de l’étouffement, tant sur le théâtre que sur son public.

Le théâtre était entré dans sa phase terminale après la campagne militaire menée par l’Autorité palestinienne fin 2024 dans le camp pour éliminer les combattants de la résistance, baptisée « Opération Protection de la patrie ».

Cette campagne avait transformé le théâtre, qui était un espace d’expression sûr, en un lieu dominé par la suspicion et la peur. Mais personne ne s’attendait à ce que la situation empire encore.

La dernière pièce jouée au théâtre fut « Un cadavre parmi les décombres », qui racontait l’histoire de deux hommes piégés dans un sous-sol, explorant les frontières fragiles entre l’amitié et l’inimitié.

La représentation a eu lieu juste avant que le théâtre ne soit contraint de fermer définitivement ses portes à la suite du déplacement forcé de toute la population du camp dans le cadre de l’opération « Mur de fer » menée par Israël au début de l’année 2025.

La pièce a pris l’allure d’une prophétie. Aujourd’hui, personne ne sait ce qu’est devenu le théâtre, à l’exception d’une courte vidéo capturant l’une des scènes les plus sombres de son histoire.

« Nous avons vu les grands écrans du théâtre projeter des images, pendant que des soldats israéliens étaient assis dans le public comme s’ils regardaient le film des événements du 7 octobre. À l’entrée, la carcasse gonflée d’un âne gisait sur le sol », a déclaré Sheta à Mondoweiss.

Malgré des conditions de travail quasi impossibles, le théâtre continue de mener ce que Shehta appelle des « activités de survie », bien que le siège soit fermé et que les fonds se soient taris. Les restrictions de voyage et les refus de visa pour certains des principaux acteurs du théâtre ont encore aggravé la situation.

Le cheval de Jénine et la voix de Hind

Alaa Shehadeh, formé au Théâtre de la liberté, a fait une tournée en Europe avec sa nouvelle pièce, « Le cheval de Jénine », qui raconte l’histoire du cheval construit à partir des débris métalliques de voitures civiles et d’ambulances détruites lors de l’invasion israélienne de Jénine en 2002.

Image des dégradations du raid israélien dans le Théâtre de la Liberté, le 14 décembre 2024 – Photo : Théâtre de la Liberté de Jénine

En octobre 2023, il a été démantelé par l’armée israélienne.

La pièce a été jouée plus de 90 fois et a remporté le prix Fringe First au Festival d’Édimbourg.

« Il s’agit d’un spectacle narratif sur les restes du cheval, qui raconte une histoire universelle d’imagination et de résistance », a déclaré Shehadeh à Mondoweiss. « Il la raconte à travers la vie quotidienne d’un enfant qui grandit à Jénine sous l’occupation, dont les rêves simples ne diffèrent pas de ceux de n’importe quel enfant dans le monde : jouer et profiter de la vie. »

La pièce continue d’être jouée, malgré les menaces proférées par des organisations et institutions sionistes à l’encontre des théâtres qui l’accueillent. « Avant chaque représentation, les théâtres recevaient des courriels menaçants accusant la pièce d’être antisémite », a déclaré Shehadeh.

« Cela a perturbé les salles, qui affichaient souvent des avertissements indiquant que la représentation pourrait être accompagnée d’un incident de sécurité et d’une présence policière accrue à l’intérieur du théâtre. Pour ma part, j’ai vécu chaque représentation dans un état de tension et de peur constants. »

La même année, un film mettant en scène Moataz Malhis, lui aussi formé au Théâtre de la liberté, a remporté le Lion d’argent au Festival du film de Venise.

Le film s’intitule « The Voice of Hind Rajab » (La voix de Hind Rajab) et met en scène le massacre délibéré, à Gaza, de Hind Rajab, âgée de cinq ans, et de sa famille, dont la voiture a été criblée de plus de 300 balles par Israël.

Aujourd’hui, le Théâtre de la liberté opère depuis un lieu temporaire situé dans le centre de Jénine, à quelques kilomètres seulement de son emplacement d’origine dans le camp de réfugiés.

Cet espace ne dispose même pas de l’équipement de base d’un théâtre, mais il sert néanmoins de modeste base où les acteurs peuvent continuer leurs répétitions. Environ un tiers du personnel qui travaillait au théâtre avant le 7 octobre continue de venir travailler.

Les membres du personnel ont choisi de poursuivre leur travail en recueillant les récits des personnes déplacées de force. Leur mission consiste à se rendre dans les différents endroits où les résidents du camp sont désormais hébergés afin de recueillir leurs récits dans le cadre d’une mémoire collective vivante.

Les membres du personnel affirment qu’ils agissent ainsi afin de rétablir l’excellente réputation du camp et préserver son esprit.

« L’un de nos projets les plus importants actuellement est le « Projet de la Mémoire vivante », a déclaré Shita à Mondoweiss. « Il vise à faire revivre des histoires et des récits afin que nous puissions reconstruire notre propre histoire, non seulement pour la partager avec le monde entier, mais aussi pour nous assurer qu’elle ne disparaisse pas ou ne s’estompe pas. »

« Cet espace actuel n’est pas destiné à devenir notre domicile permanent », a ajouté Sheta. « L’emplacement de notre théâtre d’origine à l’intérieur du camp n’a pas été choisi par hasard ; il revêt une profonde signification symbolique en tant que partie intégrante de la résistance culturelle enracinée dans la lutte du camp. Il représente un acte de défi réel et tangible : notre présence physique dans un lieu marqué par l’injustice est un flambeau que nous refusons d’éteindre. »

15 novembre 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

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