Le « monde musulman » est mort ! Longue vie à la « ummah des opprimés » !

3 août 2025 - Des Palestiniens souffrant de famine extrême sous les attaques et le blocus des Israéliens, se rassemblent dans un centre de distribution d'aide près du poste-frontière de Zikim à Gaza pour accéder à des denrées alimentaires en quantitées très limitées - Photo : Khames Alrefi / AA

Par Junaid S. Ahmad

Comment peut-on parler d’un « monde musulman » alors que ce prétendu collectif reste silencieux, complice ou passif face au génocide ?

Alors que les musulmans, de Gaza au Cachemire, du Soudan à la Syrie, sont brutalisés en toute impunité, et que les soi-disant dirigeants des États à majorité musulmane sont soit en train de cirer les bottes de Washington, soit en train de marmonner leur désaccord du bout des lèvres ?

Il est peut-être temps de réciter la Fatiha sur le concept d’un « monde musulman » unifié. À tout le moins, des funérailles dignes de ce nom pourraient enfin clarifier la situation.

L’expression « monde musulman » évoquait autrefois l’image d’une vaste ummah dynamique s’étendant de Jakarta à Casablanca, une fraternité spirituelle et civilisationnelle unie par la foi et une vision morale commune.

Aujourd’hui, ce terme ressemble à une cruelle plaisanterie, l’équivalent géopolitique d’un autocollant collé sur un miroir brisé.

Les nations qui peuplent ce collectif imaginaire parviennent à peine à se mettre d’accord sur la date de l’Aïd, sans parler d’apporter une réponse cohérente à l’anéantissement systématique de leurs frères.

Si tel est le « monde musulman », alors il est en soins palliatifs, rendant son dernier souffle dans un charabia de platitudes tandis que la realpolitik tire le rideau.

Soyons honnêtes : la plupart des gouvernements à majorité musulmane sont aujourd’hui des États clients, des marionnettes dans un théâtre dirigé par les puissances occidentales, principalement les États-Unis.

L’Iran est l’exception notable, même s’il marche souvent sur la corde raide entre pragmatisme et défiance. Les autres ? De Riyad à Rabat, d’Islamabad à Amman, leurs politiques étrangères sont soit écrites à Washington, soit approuvées par Washington.

On pourrait dire que la seule divergence entre le département d’État et les ministères des Affaires étrangères de nombreux États musulmans réside dans le choix des rideaux.

Prenons l’exemple du Pakistan. Son armée, véritable centre du pouvoir, joue depuis des décennies le rôle de valet dévoué aux intérêts américains, aboyant parfois pour protester, mais toujours prêt à aller chercher les pantoufles quand le maître siffle.

Le général Asim Munir, l’actuel chef d’état-major de l’armée [GHQ], peut se sentir obligé de publier une tiède déclaration condamnant les violences d’Israël à Gaza, mais personne n’est dupe. La servilité est si enracinée qu’elle est devenue un réflexe. Si un diplomate américain éternue, la moitié du GHQ attrape un rhume.

Mais le problème est plus profond que la lâcheté ou la corruption. La véritable crise est conceptuelle.

L’expression « monde musulman » implique une unité politique, morale et spirituelle. Mais quelle unité peut-il y avoir lorsque les régimes musulmans troquent régulièrement leurs principes contre des contrats d’armement et des prêts du FMI ?

Lorsque la défense d’Al-Aqsa devient une séance photo et que le sort des réfugiés musulmans est accueilli par un silence monastique ? Lorsque la loyauté envers Washington compte plus que la loyauté envers la ummah ?

Le terme « monde musulman » ne décrit plus un bloc politique cohérent, et encore moins un bloc moral. C’est une coquille vide, une relique sentimentale qu’il vaut mieux abandonner.

Et peut-être que cet abandon n’est pas une tragédie, mais une libération !

En fait, abandonner le mirage du « monde musulman » pourrait nous permettre de réorienter notre boussole politique. Nous pouvons cesser de prétendre qu’une identité religieuse commune garantit une solidarité morale et adopter à la place un cadre politique plus précis et plus fondé sur des principes, qui distingue les amis des ennemis non pas par des slogans, mais par leurs actions.

À cet égard, le théoricien politique allemand Carl Schmitt pourrait s’avérer étonnamment utile. Schmitt a notamment soutenu que l’essence du politique réside dans la distinction entre l’ami et l’ennemi.

Dans un monde où les dirigeants musulmans serrent la main des tyrans tout en citant le Coran lors de sommets, une telle clarté est cruellement nécessaire.

En termes schmittiens, la vraie question est la suivante : qui se range du côté du pharaon, et qui se range du côté de Moïse et des esclaves ?

Presque tous les dirigeants d’aujourd’hui s’inclinent devant le pharaon. Les palais dorés du Golfe, les casernes militaires d’Islamabad, les trônes cérémoniels d’Afrique du Nord – tous rendent hommage au pouvoir, et non aux principes.

Ils s’agenouillent devant l’empire américain, murmurant des prières pour la stabilité tandis que Gaza brûle.

Mais la tradition prophétique – la vraie, pas celle qui est brandie à des fins de relations publiques – se range du côté des opprimés, même lorsque cela coûte cher, n’est pas à la mode ou est dangereux.

C’est Moïse qui s’est opposé au pharaon, non pas parce que c’était stratégique, mais parce que c’était juste. La voie prophétique ne calcule pas les risques ; elle obéit à des impératifs moraux.

C’est là que doit commencer une nouvelle politique. Une politique prophétique. Une politique qui refuse de se laisser séduire par le théâtre des sommets et les fictions diplomatiques. Une politique qui comprend que parfois, l’ami n’est pas celui qui partage votre nom, votre langue ou même votre religion, mais celui qui se tient aux côtés des opprimés et dit la vérité au pouvoir.

À l’inverse, l’ennemi n’est pas toujours l’infidèle ; parfois, il porte un keffieh et parle un arabe parfait, mais signe des contrats d’armement avec Sion.

C’est une pilule difficile à avaler, mais la vérité l’est souvent. L’idée d’un « monde musulman » en tant que communauté politique est morte. Ce qui survit, c’est une multitude dispersée de musulmans, certains nobles, beaucoup craintifs et un bon nombre complices.

Mais c’est là que réside l’espoir. Car lorsque la fiction s’effondre, la réalité peut commencer. La ummah, dans son sens le plus vrai, n’a jamais été une question de drapeaux ou de frontières, d’ambassades ou d’accords commerciaux. C’est une communauté morale et spirituelle. Et peut-être, en cette époque de désillusion, pourra-t-elle enfin retrouver cette identité.

Cessons de faire appel aux rois et aux généraux et commençons à construire des solidarités à partir de la base. Forgeons des alliances non pas avec les « nations musulmanes », mais avec les opprimés, les honnêtes, les justes, quels qu’ils soient.

L’adolescent palestinien qui jette une pierre, le médecin soudanais qui soigne les blessés, l’enfant syrien qui serre un livre scolaire déchiré au milieu des décombres : voilà les citoyens de la véritable ummah. Leur résistance n’est pas seulement politique, elle est sacrée.

Ce type de réorientation invite également à repenser la notion même de leadership. Nous devons résister à la tentation de lever les yeux vers les palais et les parlements et regarder plutôt vers ceux qui, à notre niveau, parlent avec une clarté morale prophétique : les poètes, les universitaires, les jeunes militants et les organisateurs.

Nous devons construire des communautés de résistance qui transcendent les frontières nationales et les barrières linguistiques, et qui s’unissent non pas sous la bannière du nationalisme, mais sous celle de la justice.

Nous devons reconstruire la ummah à partir de ses cendres, sans illusions, mais avec un espoir farouche. Et nous devons cultiver une imagination politique qui nous permette de voir au-delà des institutions défaillantes pour envisager des alternatives radicales fondées sur la dignité et la responsabilité.

Bien sûr, le chemin à parcourir est impressionnant. Il n’y a pas de revenus pétroliers pour financer ce mouvement, pas d’armée permanente pour le défendre, pas d’institutions étatiques pour lui donner une légitimité. Mais c’est justement là où réside tout l’intérêt.

La tradition prophétique a toujours commencé en marge : avec un homme dans une grotte, une voix dans le désert, un bâton dans la main d’un fugitif. Cela a toujours été le chemin de ceux qui préféraient être en paix avec Dieu plutôt que dans le confort avec Pharaon.

Enterrons donc dignement l’illusion du « monde musulman ». Écrivons sa nécrologie, récitons sa prière funèbre et passons à autre chose. Non dans le désespoir, mais dans une espérance rebelle. Car lorsque les idoles tombent, même celles en or façonnées à notre image, la possibilité d’un véritable culte commence.

Nous n’avons peut-être pas de présidents ou de premiers ministres de notre côté, mais nous avons l’héritage des prophètes. Et cela, en fin de compte, pourrait suffire.

Nous nous trouvons aujourd’hui à un carrefour politique et moral. Nous pouvons continuer à nous prosterner devant les trônes de dirigeants compromis, en espérant quelques miettes de justice sur des tables couvertes de sang. Ou nous pouvons nous lever, comme Moïse, comme Mohammed (عَلَيْهِ ٱلسَّلَامُ), comme Malcolm, et dire non. Non au Pharaon, non à l’injustice, non à la complicité déguisée en diplomatie.

Le « monde musulman » est mort. Vive la ummah des opprimés, des justes et des libres.

4 août 2025 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine

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