
25 juillet 2025 - Zainab Abu Haleeb, une enfant de 6 mois, est décédée à l'hôpital Nasser, des suites de malnutrition due à une pénurie de lait et à l'indisponibilité des traitements nécessaires pour les enfants dans la bande de Gaza - Photo : Doaa Albaz / Activestills
Par Samah Jabr
Une femme d’une cinquantaine d’années m’a récemment parlé, l’expression encore entravée par une vieille douleur, me décrivant un souvenir d’enfance qui la hantait encore aujourd’hui.
En 1976, pendant le siège du camp de Tel al-Zaatar, la faim était devenue le lot quotidien de sa famille. Son frère aîné avait volé une miche de pain et l’avait cachée sous son matelas, dans l’espoir que cela lui permettrait de survivre un jour de plus.
Mais le pain a pourri avant qu’il ait pu le manger.
Lorsque leur père a découvert ce qui s’était passé, il a battu son fils sans pitié. La cruauté du père envers son fils reflétait la cruauté du siège lui-même, où le pain était devenu un bien précieux et où la lutte pour la survie était devenue un test de cohésion familiale.
Tel al-Zaatar n’était qu’un chapitre de la longue histoire de la Palestine, où la famine a été utilisée comme un outil.
Ce siège, qui a coûté la vie à des milliers de personnes, n’était pas une exception dans l’histoire de la guerre. Le recours à la famine est une technique ancienne, qui a été utilisée à plusieurs reprises, depuis le siège de Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’au Darfour, au Yémen, en Syrie et dans la région du Tigré en Éthiopie.
Aujourd’hui, ce fait se répète de manière encore plus brutale à Gaza, où le blocus alimentaire est devenu une arme systématique visant non seulement le corps, mais aussi le psychisme de toute une communauté et son tissu social.
En 2024, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre les dirigeants de l’occupation israélienne, les accusant d’utiliser la famine comme arme de guerre.
Les experts juridiques qualifient cela de « torture communautaire », une violence à combustion lente qui s’infiltre dans les groupes pour saper leur résilience et finalement la briser.
Le juriste Tom Dannenbaum affirme que la famine « détruit la capacité d’une personne à donner la priorité à la moralité, opposant l’instinct de survie aux liens d’amour et d’amitié, vidant progressivement les victimes de leur sens et de leurs valeurs ».
Le « sumud » est depuis longtemps un slogan moral et une source de fierté pour les Palestiniens, mais sous le blocus actuel, il est devenu un lourd fardeau psychologique.
Ce que de récents écrits décrivent comme une « fatigue de la résilience », résume bien cette tragédie : il ne s’agit pas simplement d’un épuisement individuel, mais d’un épuisement collectif à long terme de la résilience.
La motivation diminue, l’apathie émotionnelle augmente, et les sentiments de culpabilité et d’épuisement deviennent des compagnons quotidiens, même pour les enfants et les adolescents.
Plus de 85 % de la population de Gaza a été déplacée de force vers des camps surpeuplés, dépourvus d’eau potable et du minimum d’intimité. Ici, la survie elle-même est devenue un devoir imposé, et la détermination est passée d’une valeur à un nouvel impératif moral.
Au fil du temps, le blocus s’inscrit dans la psyché collective sous la forme d’un sentiment chronique d’assiégé : une sensation permanente de danger, un manque de confiance dans le monde extérieur et une vision binaire du monde qui oppose « nous » et « eux ».
La littérature psychologique décrit cet état comme un état de « défense psychologique permanente » dans lequel les communautés perdent la capacité de planifier l’avenir ou d’instaurer la confiance.
À Gaza, où le blocus dure depuis des décennies et où les guerres se succèdent sans qu’aucun compte soit exigé de la part des agresseurs, des générations grandissent dans un monde vu uniquement à travers le prisme de la peur et de la déception.
Ces générations forment une identité collective assiégée de l’intérieur, incapable de reconstruire une relation avec le monde.
La famine menace non seulement l’existence biologique, mais remodèle également la mémoire collective et les relations humaines.
Dans la région du Tigré, en Éthiopie, 87 % des familles ont recours à des privations alimentaires et les adultes passent parfois plusieurs jours sans manger, dans l’espoir de nourrir leurs enfants.
Ces pratiques laissent de profondes cicatrices psychologiques et remodèlent les relations familiales.
À Gaza aujourd’hui, les parents sont contraints de diviser et diviser de petites portions et d’envoyer leurs enfants faire la queue dans des files d’attente bondées pour obtenir de quoi manger.
Ainsi, les enfants apprennent que la survie passe par la mise de côté de leurs valeurs et l’affaiblissement des liens sociaux.
L’histoire nous enseigne que les effets de la famine ne disparaissent pas avec la fin des guerres.
La Grande Famine chinoise (1959-1961), qui a fait des dizaines de millions de morts, a laissé des séquelles psychologiques qui se sont prolongées pendant des générations.
Des études menées un demi-siècle plus tard ont montré que les survivants souffrent de taux de dépression nettement plus élevés et que les effets de la famine se transmettent à travers les modèles parentaux et les réactions biologiques au stress, devenant un héritage collectif transmis de génération en génération.
Gaza se trouve aujourd’hui à l’aube d’un héritage similaire de détresse psychologique qui s’étendra sur les décennies à venir.
Pour faire face à cette violence à multiples facettes, les livraisons urgentes de nourriture ne suffisent pas. Des réponses globales sont nécessaires pour reconstruire le système de santé, y compris les services de santé mentale, et créer des espaces sûrs où les individus peuvent se rétablir, libérés du chantage moral à la résilience.
La famine est une arme qui remodèle la mémoire, l’identité et les relations humaines. Notre succès dans la lutte contre la famine se mesurera à notre capacité à préserver la dignité, le sens et la mémoire des êtres humains face à une guerre menée contre l’esprit de résistance même.
Auteur : Samah Jabr
* Dr Samah Jabr est une psychiatre consultante exerçant en Palestine, au service des communautés de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, et ancienne responsable de l'unité de santé mentale au sein du ministère palestinien de la santé. Elle est professeur clinique associée de psychiatrie et de sciences du comportement à l'université George Washington à Washington DC. Elle est également membre du comité scientifique de l'« Initiative mondiale contre l'impunité (GIAI) pour les crimes internationaux et les violations graves des droits de l'homme », un programme cofinancé par l'Union européenne.Dr Jabr est formatrice et superviseuse, avec un accent particulier sur la thérapie cognitivo-comportementale (CBT), le mhGAP et le protocole d'Istanbul pour la documentation de la torture. Elle s'intéresse particulièrement aux droits des prisonniers, à la prévention du suicide et aux traumatismes historiques.Elle est une femme écrivain prolifique. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.
Le Dr Jabr intègre son expertise médicale à son activisme, abordant souvent l'impact psychologique de l'occupation, des traumatismes historiques et de la guerre. Elle est l'un des membres fondateurs du réseau mondial de santé mentale de la Palestine et donne de nombreuses conférences sur la psychologie de la libération et les responsabilités éthiques des professionnels de la santé mentale dans les zones de conflit.
28 juillet 2025 – Transmis par l’auteure – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah
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