
16 juin 2025 - Des Palestiniens transportent des sacs et des cartons de nourriture et d’aide humanitaire déchargés d’un des très rares convois du Programme alimentaire mondial (PAM) qui se dirigeait vers la ville de Gaza, dans le nord de la bande de Gaza - Photo : réseaux sociaux
Par Hassan Herzallah
J’ai risqué ma vie pour obtenir de la nourriture dans les centres de la Fondation humanitaire de Gaza, où Israël tire en rafales sur les Palestiniens qui viennent chercher de l’aide. Je me retrouve face à un choix impossible : mourir à petit feu de faim ou risquer ma vie pour avoir une chance de survivre.
Il était 4 h du matin. L’air était chargé de brouillard et nous ne pouvions voir qu’à quelques mètres devant nous. Je marchais aux côtés de mon ami Ahmad en direction du centre de distribution d’aide contrôlé par les Israéliens et les Américains, et géré par la soi-disant Gaza Humanitarian Foundation.
Nous avions l’impression de marcher vers notre propre mort, mais nous n’avions pas d’autre choix. Il n’y avait plus de nourriture dans nos tentes.
Nous y sommes allés parce que nous avions entendu dire que le point de distribution américain pourrait ouvrir à l’aube. Tout le monde disait qu’il fallait être là tôt — « Peut-être que vous aurez quelque chose. »
Même si les chances étaient minces, c’était mieux que de rester assis à mourir de faim. Ahmad et moi nous avons mobilisé nos dernières forces pour nous y rendre.
Nous nous sommes assis loin du bruit des tirs, mais nous n’étions pas en sécurité pour autant. On pouvait toujours être tué par une balle et personne ne nous retrouverait.
Ahmad me demanda soudain : « Penses-tu que la Troisième Guerre mondiale pourrait éclater ? »
J’ai ri amèrement. « Tu veux dire que ce n’est pas déjà le cas ? »
Soudain, un drone muni d’un haut-parleur nous annonça : « Le centre n’ouvrira pas aujourd’hui. » Cela m’a anéanti. Nous avions failli mourir à chaque pas pour arriver là, et nous repartions les mains vides.
Les yeux d’Ahmad brûlaient de colère, il était encore plus affecté que moi. « Je reste, peut-être qu’ils l’ouvriront plus tard », dit-il. Je lui proposai de partager mes trois kilos de farine, et après quelques hésitations, il accepta. Mais en arrivant à nos tentes, après plus d’un kilomètre de marche dans le froid et l’obscurité, nous avons appris que le centre avait rouvert.
« Je te l’avais dit ! » cria-t-il.
Quand je suis rentré dans la tente, ma mère ne m’a pas demandé si j’avais ramené quelque chose. Elle ne me le demande jamais car la seule chose qui lui importe c’est que je revienne vivant.
Ce jour-là, nous avons fait cuire ce qui nous restait de riz. Une de mes tâches dans cette guerre est d’allumer le feu, mais même ça, c’est très pénible. Il n’y a plus de sucre à Gaza, mais j’ai quand même dû préparer du thé pour mon père. Nous l’avons bu, même s’il avait le goût de cendres.
Ahmad nous a crié : « Regardez en l’air. »
Des missiles iraniens traversaient le ciel. « Peut-être que la Troisième Guerre mondiale commence vraiment », murmura-t-il. Si ce n’est pas une guerre mondiale, qu’est-ce que c’est ? me suis-je à nouveau demandé.
Nous avons été obligés de repartir le lendemain matin car le site al-‘Alam pouvait ouvrir. Après la prière du Fajr, Ahmad m’a appelé. Je savais qu’il était temps de partir. Je me suis dirigé, dans l’obscurité, vers le point de distribution d’al-‘Alam.
À notre arrivée, le lieu était déjà bondé de gens désespérés. L’armée ouvrait déjà le feu de toutes parts, des tirs résonnaient et des tanks roulaient au loin, mais nous continuions à marcher. Certains se cachaient derrière des dunes de sable, armés de couteaux ou de bâtons pour se protéger des pillards.
« La porte est ouverte ! » cria quelqu’un, et la foule se mit en mouvement. Des centaines de personnes se mirent à courir — des hommes, des femmes, des enfants. Je me suis aussi mis à courir et j’ai perdu Ahmad de vue. On était couverts de poussière et complètement terrorisés. Puis, de nouveau, des coups de feu.
Des gens tombaient. Pourquoi nous tirer dessus après avoir ouvert la porte ?
J’ai finalement atteint le point d’aide, j’ai pris ce que je pouvais et je me suis mis à l’écart pour reprendre mon souffle. L’endroit ressemblait à une cage. Il y avait des barrières en métal et des mercenaires américains armés nous observaient. Ce n’était pas de l’aide. Je me suis plutôt senti humilié.
En partant, j’ai cherché Ahmad en criant son nom, mais il avait disparu. Un homme m’a chuchoté qu’il était arrivé trop tard et qu’il n’avait rien eu. Il avait une famille à nourrir. Un instant plus tard, il m’a proposé de porter mon sac en échange d’un peu de nourriture.
Il y avait dans ses yeux quelque chose qui disait qu’il n’avait pas toujours vécu ainsi. Comme tant d’autres Palestiniens, il avait une vie avant toute cette horreur. Je lui ai donné un peu de nourriture et nous nous sommes séparés. Tout au long du chemin de retour, je n’ai pas arrêté de penser : Où est Ahmad ? Est-il à l’abri quelque part ?
Quand je suis arrivé, ma famille ne m’a pas demandé ce que j’avais rapporté — ils étaient juste heureux que je sois en vie. Mais je n’arrivais pas à dormir. Je pensais sans cesse à Ahmad.
J’ai changé de vêtements et je suis allé le chercher. Nos téléphones étaient encore en train de se recharger. Je me suis rendu à sa tente et je l’ai appelé.
Um Ahmad, sa mère, est sortie, inquiète : « N’êtes-vous pas partis ensemble ? » demanda-t-elle. Je lui expliquai ce qui s’était passé et j’ai vu la peur dans ses yeux.
Je suis allé à l’hôpital le plus proche. À l’instant où j’ai franchi le seuil, mon cœur s’est serré : des blessés partout, du sang, le silence.
Je continuai à crier son nom. J’ai alors aperçu Yousef, son ami, qui conduit maintenant des gens dans sa voiture en échange de nourriture. « Ahmad a été touché à la tête », dit-il d’une voix calme. « Il est dans l’unité de soins intensifs. » Je n’arrivais plus à respirer. Ma cousine me tendit un téléphone.
« C’est ta mère », dit-il.
Mais ce n’était pas elle. C’était Um Ahmad. Sa voix tremblait d’espoir.
« Je suis désolée… Ahmad a été touché par une balle. Il est à l’hôpital. »
La communication fut coupée. Quelques minutes plus tard, un médecin épuisé est sorti. « Il est dans un état critique. Il doit être évacué d’urgence de Gaza. »
Ahmad ne demandait pas grand-chose : juste une chance de nourrir sa famille et d’échapper à la famine qui nous rongeait depuis des mois.
Le lendemain matin, seul mon réveil sonna. Ahmad n’avait pas appelé. À l’extérieur, j’entendis la foule — des gens qui se ruaient à nouveau vers le nouveau centre d’aide d’al-‘Alam.
Une partie de moi voulait y aller, l’autre partie de moi me disait de rester. J’ai fini par décider d’écouter cette voix — je n’avais pas envie de revivre ce qui s’était passé.
Je me retrouvais face à un choix impossible : mourir lentement de faim ou risquer ma vie pour une petite chance de survivre. Nous avons survécu à des famines par le passé, mais jamais à une famine qui nous a privés de notre humanité. Je me rappelle encore le temps où nous étions encore considérés comme des êtres humains.
Je n’y suis pas retourné depuis ce jour-là. J’entends encore les coups de feu dans ma tête. J’ai encore devant les yeux le visage d’Ahmad vivant. Maintenant il est mort, assassiné. Mais la faim se moque de tout cela — elle revient chaque matin.
Et un jour, bientôt, je devrai peut-être faire à nouveau ce voyage mortel.
Auteur : Hassan Herzallah
* Hassan Herzallah est un créateur de documentaires et écrivain palestinien basé à Gaza. Il est étudiant en traduction anglaise à l'Université islamique de Gaza.
4 juillet 205 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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