Samah Jabr, ou la Palestine, vue d’en bas

Photo : Haidi Motola/Activestills.org
De jeunes Palestiniennes scandent des slogans lors de la marche annuelle de la Journée de la terre de Sakhnin à Deir Hanna, dans le nord d'Israël [Palestine de 1948], le 30 mars 2017 - Photo : Haidi Motola/Activestills.org
Dominique VidalDepuis des décennies que je visite Israël et la Palestine, j’ai fait tant et tant de rencontres. Une des plus singulières, mais aussi la plus récente : celle de la psychiatre Samah Jabr.

C’était en août 2017, à Douarnenez, où elle présentait le film que lui a consacré Alexandra Dols : Derrière les fronts.

Pourquoi ai-je ressenti les échanges avec cette jeune femme comme marquants ? Sa vision m’a semblé radicalement différente de celles de la plupart des Palestiniens : il ne s’agissait pas à proprement parler, comme souvent, d’un discours politique sur la Palestine vue d’en haut, mais d’un regard sur sa société vue d’en bas, à partir du vécu des patientes et des patients de la praticienne. Or le vécu, lorsqu’il est synthétisé, décortiqué, théorisé, sort de la subjectivité pour devenir objectif : il nous apprend plus que tout le jargon, toute la langue de bois des responsables politiques.

J’ai retrouvé avec plaisir cette originalité radicale dans le recueil de chroniques qu’elle publie en ce printemps : Derrière les fronts. Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation (Éditions Premiers Matins de Novembre) (*). Ces textes commentent l’actualité du conflit et de ses conséquences pour les Palestiniens de 2006 à 2017, le plus souvent tels que les vivent les Palestiniens que Samah Jabr est amenée à soigner, ou tout simplement qu’elle rencontre.

Frappe, dans ses analyses, la remarquable indépendance d’esprit de la thérapeute, pourtant désormais en charge de la santé mentale de toute la Cisjordanie. Cette fonction ne l’empêche pas de prendre ses distances par rapport aux appareils politiques palestiniens, à commencer par l’Autorité palestinienne, avec laquelle elle a la dent dure. Cette attitude critique découle, bien sûr, de sa position professionnelle, mais exprime aussi de nets désaccords politiques : elle juge négatif tout ce qui va dans le sens d’une collaboration avec l’occupant.

Cruel paradoxe : la Palestine dispose de moyens psychothérapeutiques limités alors que la proportion de malades y est considérable. Et pour cause : l’occupation produit stress, angoisse et dépression, névrose et même psychose. Samah Jabr identifie avec précision, sur la base de son expérience clinique, ces réalités anxiogènes : d’abord et avant tout l’humiliation, mais aussi l’enfermement, la prison où la moitié de la population masculine est passée, l’usage généralisé de la torture (même sur les enfants), les violences de toutes sortes. Parfois le poids est tel que la folie devient l’ultime moyen de défense.

Le tableau est noir, mais parcouru de lumières et de couleurs : celles de l’espoir, malgré tout. Samah Jabr rencontre aussi ces traits, qu’elle décrit avec fierté : la résilience de ces anciens qui ne renoncent pas, le courage de ces femmes qui tiennent la société debout et l’héroïsme de ces jeunes qui se lancent dans l’action, non-violente ou violente.

Une texte retient en particulier l’attention : celui où la psychiatre dénoue le couple illégitime « peur des Israéliens versus haine des Palestiniens ». Tout conflit, bien sûr, provoque peur et haine de part et d’autre. Mais qui a le plus de raisons d’avoir peur, sinon les Palestiniens occupés, colonisés et violentés depuis plus d’un demi-siècle ? Et qui manifeste le plus sa haine, sinon les soldats et les colons israéliens qui martyrisent hommes, femmes et enfants palestiniens, au mépris du droit international et des résolutions de l’ONU.

La Palestine a un avenir, et l’un des visages de cet avenir est celui de Samah Jabr.

Notes:

(*) Derrière les fronts : Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation – En coordination avec la sortie en salle du documentaire d’Alexandra Dols – Derrière les fronts: résistances et résiliences en Palestine – en coédition avec Hybrid Pulse, est sorti le premier livre de la psychiatre et écrivaine Palestinienne Samah Jabr.

* Dominique Vidal est journaliste et historien, auteur de Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron (Libertalia)

8 mars 2018 – Communiqué par Hybrid Pulse