La réponse honnête d’une Gazaouie à la question « Comment vas-tu ? »

18 mai 2025 - Des Palestiniens cherchent les corps de leurs proches tués lors d'une frappe aérienne israélienne dans le quartier d'Al-Saftawi à Jabalia. Le bilan de la guerre génocidaire menée par Israël contre Gaza s'élève désormais à plus de 53 000 morts recensés, depuis le 7 octobre 2023 - Photo : Yousef Al-Zanoun / Activestills

Par Reem A. Hamadaqa

À chaque fois qu’on me pose la question, ça me fait l’effet d’un coup de poignard dans le ventre. Cette question simple me ramène à une réalité que j’essaie d’oublier. La vérité, c’est que je ne vais pas très bien. D’ailleurs personne à Gaza ne va bien.

À chaque fois qu’on me demande : « Comment vas-tu ? », que ce soit mes frères et sœurs, mes amis les plus proches ou quelqu’un d’autre, je ressens une douleur vive. Cette simple question n’atteint pas seulement mes oreilles ; elle me ramène à une réalité que je cherche par-dessus tout à oublier. La vérité, c’est que je ne vais pas bien. Je suis même bien loin d’aller bien. Et personne à Gaza ne va bien.

J’ai perdu toute ma communauté, tous ceux qui partageaient ma vie de près et de loin et je ne m’en remettrai jamais. Aucune quantité d’amour ou d’attention ne peut adoucir ma peine. Ma famille me manque à chaque instant, mais je fais taire ma souffrance parce que je ne veux pas alourdir la charge de ceux qui veulent m’aider.

À Gaza, s’abandonner à la douleur est un luxe. Cet article est ma façon de répondre à cette question avec honnêteté, même s’il me semble que je n’ai plus la force de prononcer un seul mot.

Comment puis-je vous faire comprendre, sans avoir l’air d’exagérer, à quel point je suis épuisée ? Comment vous dire que je ne supporte plus rien ? Rien. Même pas l’idée d’un bonheur futur. Même pas mes rares proches. Même pas les soins. Rien.

Comment puis-je vous exprimer ma souffrance ? Comment puis-je l’exprimer sans me sentir encore plus accablée ? Comment guérir ? Comment purifier mon cœur de ses soupirs et de ses joies importunes — la joie de recevoir des soins médicaux dont beaucoup de personnes dans ma situation sont privées, la joie de pouvoir pleurer quand d’autres ont perdu la vie, l’espoir d’une vie « normale » qui semble jusqu’ici impossible ? Comment puis-je pleurer mes pertes ?

Comment puis-je dire à ceux qui m’entourent sans être indélicate que leurs tentatives de réconfort ne me touchent pas, même si elles sont sincères ? Comment me montrer sociable sans prononcer une seule parole ? Comment leur dire que je préférerais rester seule face à tout ce vide ?

Le vide semble plein. Le silence semble bruyant. Vous savez, j’ai appris à vivre dans le silence. Moi qui étais bavarde, je suis devenue silencieuse, mais mes yeux et mes gestes parlent pour moi. Comment faire taire mes yeux ? Comment les empêcher de pleurer ? Comment les réprimander pour ces larmes qui parfois me surprennent et coulent sans mon autorisation ?

Comment répondre aux questions quotidiennes : « Comment vas-tu ? », « Pourquoi es-tu si triste ? », « Il se passe quelque chose ? » Tout cela me paraît absurde. Comment puis-je expliquer ma douleur à des inconnus sans avoir l’air d’exagérer ? Comment leur expliquer que j’ai l’impression que mes os se désagrègent ? Littéralement.

J’ai l’impression que les os de mon dos se rapprochent les uns des autres et se raidissent, que mes nerfs se relâchent au point que je ne peux plus lever les mains, et que les os brisés de mon bassin s’atrophient et se disloquent. Oui, je me sens à bout de forces. Et j’ai l’impression que ce corps autrefois jeune et en bonne santé est devenu un objet étranger : si on lui fait une gentille petite tape, il s’évanouit, et si on l’entoure de ses bras, il a mal.

Comment apaiser mes douleurs lancinantes ? Comment décrire l’incessante souffrance que je vis depuis plus de 400 jours, que je sois allongée dans les décombres d’une maison détruite, sur un lit d’hôpital délabré ou dans une tente où le soleil cogne comme dans un four ? Ou même le lit de ma chambre où je suis maintenant, qui semble confortable mais qui n’est qu’une autre forme de torture. J’avais rêvé d’y dormir pendant un an, mais maintenant la douleur est terrible, croyez-moi.

Du fait d’être couchée là, je m’attends à voir autour de moi les êtres aimés qui m’ont quittée pour toujours. Je m’attends à voir mon père à l’entrée de ma chambre avec sa prestance habituelle et ses yeux fendus et souriants, prêt à me taquiner ou à faire semblant de m’aider à étudier l’anglais.

Ou ma mère, assise sur le canapé rouge et m’offrant des chips ou une tasse de Nescafé. J’entends sa voix et je vois ses yeux briller de fierté quand je lui raconte mes petits exploits.

Être couchée dans mon lit, me fait penser avec nostalgie à ma petite sœur Ola et à nos conversations que l’État israélien a fait taire à jamais. Elle me parlait de ses cours à l’université, de sa jeunesse brisée, ou de sa fierté d’avoir réussi à lire un long texte avec l’accent américain, sans se douter que des armes financées par les États-Unis allaient plus tard la tuer dans son sommeil.

Couchée là, je vois le sourire serein de ma grande sœur Heba, dont le nom arabe signifie « don ». Je la vois avec ses immenses cahiers de notes, ses stylos colorés et les cadeaux qu’elle prépare chaque jour pour ses jeunes élèves. Cela me donne envie de maudire le monde qui a permis l’assassinat d’une enseignante aussi dévouée que Heba, le monde qui a tué ma sœur, ce don de Dieu.

Je pense à ma cousine Shams [en arabe, son nom signifie « soleil »]. Même si les rayons brûlants du soleil sont entrés dans ma tente tous les matins de l’année passée, je regrette ma sœur, mon Soleil à moi. Comment le soleil de ce monde peut-il encore briller éhontément tous les matins ?

Tout ce que je faisais avec elle me manque, je courais avec elle, je mangeais avec elle, nous partagions nos vêtements, nous enregistrions des vidéos amusantes et je l’aidais à réviser pour ses examens de fin d’études, le Tawjihi.

Je pense à ma cousine Sundus, et à la dernière nuit qu’elle a passée sur terre. Sundus avait l’habitude de nourrir tout le monde sauf elle. La nuit où elle est morte, elle avait mangé la moitié d’un sandwich. Je suis heureuse qu’elle ait pu manger ce soir-là. Elle partageait toujours sa nourriture avec les siens. Mais qui aurait pu penser qu’ils partageraient aussi la même tombe ?

Je regarde les autres se déplacer avec aisance, leurs genoux bien alignés, tandis que les miens sont lourds et raides, alourdis par le poids silencieux du chagrin et des blessures. Je regarde les autres faire la prière, je les vois se prosterner ou s’agenouiller. Je vois les autres marcher ou courir d’un pas assuré. Je rêve de faire du jogging moi aussi.

Je rêve que ma mère me caresse les cheveux. Je me vois en train de contempler son visage souriant et heureux. Je vois tous ses proches, mais rien de cela n’éteint ne serait-ce qu’une toute petite mèche du feu qui brûle en moi depuis un an.

Après 400 jours d’attente, j’en ai assez des promesses. Ces paroles vides qui flottent au-dessus des décombres, ne sont que des fausses promesses de guérison, de départ ou d’accès à des soins médicaux.

Le coût humain de cette guerre ne se mesure pas seulement en nombres ou en noms de martyrs affichés sur un écran ; on le perçoit dans les visages de ceux qui sont restés derrière et dans le silence des foyers autrefois animés par les rires.

La résilience dont je fais preuve est celle d’une femme qu’on a privée de sa jeunesse et qui est contrainte de grandir sous le ciel lourd de son chagrin. Chaque jour est une bataille : se lever, continuer à respirer, et faire comme s’il existait encore une vie au-delà de la survie.

Même les meilleures réponses aux questions quotidiennes telles que « Comment vas-tu ? » n’ont pas de sens. C’est comme demander à une personne amputée de la main de faire signe à la caméra, ou à une personne qui a récemment perdu la vue de regarder le ciel ! En tout cas, c’est l’impression que j’ai. Alors, comment puis-je vous faire comprendre ce que je ressens sans que cela paraisse exagéré ?

Lorsque vous me demandez « Comment vas-tu ? », sachez que vous ne posez pas une question anodine. Vous demandez cela à un morceau de Palestinien de Gaza qui a été réduit en pièces, un morceau d’une personne qui ne sera sans doute jamais plus entière. Et pourtant, je réponds à votre question.

Avril 2025

17 mai 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

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