
Selon les rapports des organismes des Nations Unies, entre octobre 2013 et juin 2024, 14 cliniques spécilisées dans les questions de fécondité ont été bombardées et détruites par les forces israéliennes d'occupation - Illustration : Al-Mayadeen
« Israël » mène une guerre secrète contre la fertilité palestinienne, et ce n’est pas seulement un détail dans le génocide à Gaza.
Dans un coin reculé du camp de réfugiés de Nuseirat à Gaza, où la vie et la mort s’affrontent sans relâche, une Palestinienne est assise sur les décombres de ce qui était autrefois sa maison. Elle tient son bébé dans ses bras et fixe l’horizon recouvert d’une épaisse couche de poussière. Ce qu’elle regarde fixement, ce n’est pas un des innombrables cortèges funèbres de Gaza, ni un convoi d’aide humanitaire tant attendu, non, c’est un cratère calciné à plusieurs kilomètres de là, où se trouvait le centre de fertilité Basma avant que le génocide israélien ne commence.
C’est ici, en décembre 2023, que le voyage plein d’espoir de cette femme a pris fin lorsqu’un obus israélien a détruit le conteneur en verre qui renfermait ce qui devait devenir son deuxième enfant, un embryon congelé qui attendait depuis des années une chance de vivre. Cette femme a non seulement perdu la possibilité de donner naissance à nouveau, mais elle a aussi perdu tout espoir dans l’avenir.
Espoirs brisés
Dans le ciel de Gaza, la guerre est passée d’une bataille pour la terre à une guerre contre la source même de la vie. Il y a 17 ans, le Dr Bahaa al-Din al-Ghalayini (73 ans), obstétricien-gynécologue et consultant en infertilité formé à Cambridge, a fondé le centre de fertilité et de FIV Basma. Ce centre est devenu une lueur d’espoir pour des milliers de familles palestiniennes confrontées à des problèmes de fertilité. Il fonctionnait comme un établissement médical de pointe, nouait des partenariats avec des centres européens et arabes et bénéficiait des avancées technologiques et scientifiques.

En décembre 2023, une frappe israélienne a touché le « Centre de fertilité et de FIV Basma », détruisant le laboratoire d’embryons et exposant cinq réservoirs contenant de l’azote liquide – Photo : via Al-Mayadeen
Mais en décembre 2023, une frappe israélienne a touché le centre, détruisant le laboratoire d’embryons et détériorant cinq réservoirs contenant de l’azote liquide, stockés dans un coin de l’unité d’embryons 29. Le Dr al-Ghalayini décrit ce moment avec le cœur brisé :
« Lorsque le liquide ultra-froid s’est évaporé, la température à l’intérieur des réservoirs a augmenté, tuant plus de 4000 embryons et plus de 1000 autres échantillons de sperme et d’ovules non fécondés. » Ces embryons avaient été conservés à une température stable de -180 °C.
Saba Jaafarawi fait partie des milliers de femmes qui ont perdu tout espoir de devenir mères. Elle avait suivi un traitement de fertilité pendant trois ans, un parcours psychologiquement éprouvant. Le processus d’extraction des ovules de ses ovaires était douloureux et les injections d’hormones avaient des effets secondaires graves.
Malgré toutes ces souffrances, Saba s’accrochait à un fragile espoir, mais les bombardements ont tout anéanti. Selon al-Ghalayini, au moins la moitié des couples n’auront plus la possibilité de concevoir, car ils sont désormais incapables de produire du sperme viable ou des ovules fécondables.
La fragile réalité de la maternité à Gaza
Avant la guerre, Gaza, malgré ses conditions économiques désastreuses, abritait une société qui célébrait les familles nombreuses. Selon les données, près de la moitié de la population de la bande de Gaza a moins de 18 ans, et les taux de fécondité étaient élevés, avec 3,38 naissances par femme (contre 1,63 en Grande-Bretagne).

Dans une étude précédente menée par le Dr Raed Salha, professeur de géographie humaine à l’Université islamique de Gaza, le taux de fécondité est passé de 6,9 enfants par femme en 1997 à 5 enfants en 2020, tout en restant supérieur à la moyenne mondiale.
Le Dr al-Ghalayini explique : « Malgré la pauvreté dans la bande de Gaza, les couples souffrant d’infertilité ont recours à la FIV et, pour réaliser ce rêve, ils vendent des appareils électroménagers comme des téléviseurs ou des bijoux afin de pouvoir payer le traitement. » Avant la guerre, les traitements de fertilité étaient largement disponibles à Gaza, avec au moins neuf cliniques proposant des procédures de FIV. Le centre Basma recevait à lui seul entre 2 000 et 3 000 patients chaque mois.
Le bombardement de Basma n’est pas un hasard. La commission d’enquête de l’ONU a rapporté qu’« Israël » avait « délibérément attaqué et détruit » le principal centre de fertilité de Gaza.
Entre octobre 2023 et juin 2024, 14 cliniques de fertilité ont été bombardées, y compris des banques d’embryons qui stockaient plus de 20 000 échantillons génétiques, selon un rapport conjoint de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’UNICEF.
La commission des Nations unies a conclu que les forces israéliennes avaient intentionnellement attaqué et détruit la clinique, y compris tout le matériel reproductif stocké destiné à de futures grossesses, qualifiant cette destruction d’effort « visant à empêcher les naissances parmi les Palestiniens de Gaza, un acte de génocide ».
Le rapport a également souligné les dommages sans précédent infligés aux femmes enceintes, aux mères qui allaitent et à celles qui enfantent pour la première fois, à Gaza, avec des conséquences irréparables sur leur potentiel reproductif.
La fertilité comme champ de bataille
Le 7 octobre 2023, une cinquantaine de femmes palestiniennes étaient en plein cycle d’injections d’hormones, se préparant à un prélèvement d’ovules dans des cliniques de FIV, quand la guerre a interrompu leur traitement et les a privées de leurs chances de devenir mères.

Le taux de croissance de la population, estimé à 2,7% en 2023, est tombé à moins de 1% en 2024 – Photo : Al-Mayadeen
Selon le Centre palestinien pour les droits de l’homme, plus de 50 000 femmes enceintes actuellement hébergées dans des centres de déplacement manquent de la nourriture et des soins nécessaires. Environ 15 % d’entre elles vont probablement souffrir de complications pendant leur grossesse et leur accouchement à cause du manque d’assistance médicale.
La guerre menée par Israël contre Gaza ne s’est pas limitée à des bombardements militaires. Selon les rapports du Centre palestinien pour les droits de l’homme, « Israël » interdit l’importation de contraceptifs à Gaza depuis 2022, sous prétexte d’« empêcher le financement du terrorisme ». Parallèlement, Human Rights Watch a recensé des cas d’avortements forcés parmi les femmes palestiniennes détenues.
L’impact va au-delà des statistiques effrayantes sur les décès maternels. L’agression a considérablement modifié la composition démographique de Gaza. Le taux de croissance démographique, estimé à 2,7 % en 2023, est tombé à moins de 1 % en 2024, avec des prévisions de taux de natalité et de fécondité proches de zéro en raison de la détérioration des conditions de vie, des craintes pour la santé des mères et des bébés et d’une baisse sans précédent du nombre de nouveaux mariages.
Les données montrent que le taux de fécondité total des femmes palestiniennes à Gaza était d’environ 3,9 naissances par femme, mais celui-ci devrait continuer à baisser, ce qui signifie que la population de la bande de Gaza ne devrait pas dépasser 2,3 millions d’habitants entre 2023 et 2025, alors que les estimations précédentes prévoyaient qu’elle dépasserait 2,4 millions d’habitants d’ici 2025, sans même parler du génocide en cours.
L’ingénierie démographique israélienne : de la rhétorique à la pratique
Pour mieux comprendre le contexte de ces attaques, il faut examiner ce que l’on appelle l’ingénierie démographique israélienne, qui consiste en des politiques systématiques visant à maintenir une majorité juive et à réduire la présence palestinienne, en particulier à al-Quds et dans d’autres régions.

Vue des dégats à l’intérieur de la clinique – Photo : Al-Mayadeen
Des études indiquent que la soi-disant « bombe démographique palestinienne » est depuis longtemps une obsession pour les décideurs politiques israéliens, les poussant à adopter des stratégies démographiques strictes. Celles-ci comprennent la restriction de la réunification des familles palestiniennes, la révocation des permis de séjour, l’imposition de restrictions en matière de construction et la démolition de maisons, le tout dans le but de maintenir la population palestinienne à al-Quds, par exemple, en dessous de 30 % dans les limites municipales de la ville.
Les chercheurs affirment que la destruction des laboratoires de conservation d’embryons ne signifie pas seulement la perte d’un enfant potentiel, mais la perte de lignées génétiques entières qui pourraient impacter plusieurs générations, soulignant les profondes implications démographiques de ces politiques.
Les cartes et les rapports montrent que les plans de ciblage qui président aux attaques israéliennes suivent toujours le même schéma : les bombardement se concentrent sur les zones densément peuplées telles que le quartier de Shuja’iyya, où l’on trouve trois cliniques de fertilité par kilomètre carré.
Ces attaques ont un impact direct sur les femmes enceintes, qui peuvent être tuées, blessées ou exposées à des gaz toxiques. Elles leur infligent également de graves dommages psychologiques et physiques causés par une peur et une anxiété extrêmes, et les privent de protections spécifiques à leur sexe. En outre, elles affaiblissent les services médicaux destinés aux femmes enceintes et rendent l’accès aux soins extrêmement difficile, obligeant nombre d’entre elles à accoucher à domicile ou dans des abris, des conditions qui augmentent les risques de complications médicales et intensifient les souffrances et le fardeau psychologique de ce groupe vulnérable.
Le rapport coût-bénéfice décide des moyens de destruction
Derrière les coulisses de la destruction se cache une machine calculatrice : les attaques israéliennes sont menées selon des calculs précis de coûts-bénéfices. Par exemple, une seule bombe larguée par un avion de combat F-35 coûte environ 3,5 millions de dollars, une somme qui équivaut à peu près au budget de la santé de Gaza pour 18 mois, selon les estimations économiques palestiniennes.

Photo : via Al-Mayadeen
Cet investissement massif dans la destruction des infrastructures de santé vise non seulement à paralyser le système de santé, mais aussi à créer une incapacité financière à long terme, rendant la reconstruction du secteur presque impossible. En conséquence, la grossesse et l’accouchement deviennent des entreprises dangereuses, du fait de la pauvreté et des maladies résultant du manque de soins médicaux élémentaires.
À plus grande échelle, ces attaques ont redessiné la carte démographique de Gaza. La densité de population a considérablement diminué, avec une baisse de 6 % de la population, soit environ 160 000 personnes, depuis le début de la guerre, en raison des massacres et des déplacements forcés. La population s’élève désormais à environ 2,1 millions d’habitants, dont plus de la moitié sont des enfants de moins de 18 ans.
Les politiques israéliennes ont transformé Gaza, région historiquement densément peuplée (plus de 5 500 habitants au km²), en une « réserve humaine » coupée du monde et privée des conditions biologiques et sociales nécessaires à la vie, en raison de l’effondrement des infrastructures sanitaires et économiques, des taux élevés de pauvreté et de chômage, et du nombre croissant de veuves et d’orphelins, menaçant la survie à long terme de la société palestinienne dans la bande de Gaza.
Au milieu de ces tentatives systématiques visant à éradiquer la santé reproductive à Gaza, des initiatives locales exceptionnelles ont vu le jour, mettant en évidence la résilience des femmes palestiniennes. Des organisations internationales ont documenté la manière dont les sages-femmes et les professionnels de santé ont continué à prodiguer des soins malgré les risques extrêmes et le manque de ressources. Ces personnels ont adopté des solutions alternatives et rudimentaires pour aider les accouchements et soigner les femmes enceintes, en utilisant des outils ménagers et des désinfectants naturels en l’absence de fournitures médicales de base.
Ces efforts communautaires, que l’on pourrait appeler le « réseau de résistance des femmes », ont été particulièrement importants dans les camps de réfugiés, où les sages-femmes ont collaboré avec les familles pour trouver des alternatives à la FIV après que les centres de fertilité aient été bombardés, entraînant la perte de milliers d’embryons et d’échantillons génétiques.
Dans une interview, le Dr al-Ghalayini a fait remarquer que malgré la destruction de la clinique, « l’esprit professionnel et humain que nous avons construit au fil des décennies ne mourra pas », ajoutant : « Nous savons de tout notre être ce que ces 5 000 vies potentielles signifiaient pour les pères et les mères, pour l’avenir et pour le passé. »
Ce qui émerge aujourd’hui à Gaza pourrait être décrit comme une « résistance par le don de la vie », une notion que certains qualifient d’« arme palestinienne menaçant le projet israélien ». Malgré les bombardements, les massacres, les destructions et le siège « le nombre de Palestiniens a doublé ». À l’entrée de l’hôpital Al-Shifa détruit, un message manuscrit griffonné sur un mur à moitié effondré dit : « Donner vie à un enfant, c’est aussi garder la Palestine en vie ».
La résilience face à l’ingénierie démographique : la maternité comme champ de bataille
Lorsque l’on étudie l’ingénierie démographique israélienne, on constate qu’elle va au-delà de la guerre militaire directe contre Gaza. Une étude du Palestinian Policy Network décrit l’entité israélienne comme soumettant les Palestiniens de toute la Palestine historique à un régime complexe de contrôle démographique.

Le choix et la capacité à enfanter n’est plus une question strictement personnelle et devient un choix existentiel pour toute une société – Photo : via Al-Mayadeen
Grâce à une fragmentation stratégique du peuple palestinien et à une série de lois ségrégationnistes, « Israël » continue de dénier aux Palestiniens leurs droits de résidence, de refuser le regroupement familial au-delà de la Ligne verte, de priver les gens de leur citoyenneté et d’imposer des déplacements forcés [hors de Palestine]. Dans ce cadre, le ciblage des centres de fertilité et des banques d’embryons à Gaza s’inscrit dans une stratégie plus large de contrôle démographique.
Ce n’est pas la première agression contre Gaza, mais c’est la première qui vise systématiquement les générations futures. Comme le note le Dr Raed Salha de l’Université islamique de Gaza, « il y a une composante liée à la lutte démographique. Aujourd’hui, l’occupation israélienne tente d’augmenter le nombre des colons qui s’installent sur les terres palestiniennes ».
Ainsi, le corps féminin devient un champ de bataille, l’utérus une tranchée et la fertilité une arme. La maternité n’est plus seulement une expérience personnelle et intime, elle est devenue une cause existentielle pour toute une société. Chaque enfant qui naît est un défi à la mort, chaque bébé qui survit est un triomphe de l’espoir sur le désespoir.
Sous les décombres et la fumée des maisons détruites, une autre histoire se déroule à Gaza, celle de femmes qui considèrent leur corps comme le dernier front de la résistance, qui voient l’accouchement non seulement comme un acte biologique, mais aussi comme un acte politique. Comme l’indique l’inscription sur le mur de l’hôpital Al-Shifa détruit : « Donner vie à un enfant, c’est garder la Palestine en vie. »
Dans un monde où la fertilité devient un champ de bataille, où les embryons sont traités comme des butins et où la maternité devient une lutte existentielle, il est urgent de mettre en lumière cette guerre silencieuse : la guerre contre les utérus, les embryons et l’avenir d’un peuple. Lorsque la poussière de la guerre sera enfin retombée, une question demeurera : qui sera encore là pour raconter l’histoire ? Et qui viendra au monde pour l’entendre raconter ?
Auteur : Ahmad al-Fakhrani
8 juin 2025 – Al-Mayadeen – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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