Une histoire méconnue : celle de jeunes Palestiniens devant se transformer en kibboutzniks

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"Personne ne veut quitter son foyer" - Image extraite du film

Par Jonathan Cook

Un nouveau documentaire met en lumière un épisode presque complètement effacé de l’histoire officielle d’Israël – et qui révèle comment l’apartheid israélien s’est établi dès sa naissance.

Le film “The Voice of Ahmad( la Voix d’Ahmad ) des réalisateurs Avshalom Katz, David Ofek, Ayelet Bechar, Shadi Habib Allah, Naom Kaplan, Mamdooh Afdile, et Iddo Soskolne est projeté en Israël ce mois-ci. Il est centré sur la jeunesse extraordinaire d’Ahmad Masrawa dans les années 1950, alors que l’État juif récemment créé trouvait ses marques.

Masrawa était l’un de plusieurs centaines d’adolescents palestiniens en Israël qui ont été adoptés par un kibboutz, communauté agricole au cœur des efforts du mouvement sioniste pour judaïser les terres qui venaient d’être volées au peuple palestinien – à la fois aux réfugiés chassés d’Israël et au petit nombre de Palestiniens, comme Masrawa, qui a pu rester dans le nouvel État.

Il existe, aujourd’hui, des centaines de ces kibboutzim, tous exclusivement juifs et contrôlant la vaste majorité du territoire israélien. Il est effectivement interdit aux citoyens palestiniens d’Israël d’y vivre.

Mais, comme le montre ce nouveau film, il y eut une courte période où une poignée de juifs israéliens progressistes ont imaginé un avenir différent dans lequel les kibboutzniks juifs et arabes pourraient vivre ensemble. Cette expérience s’est soldée par un échec total.

Un coup de poignard dans le dos

Masrawa fait partie de la minorité palestinienne largement ignorée d’Israël – aujourd’hui un cinquième de la population du pays. C’était l’un des Palestiniens qui sont restés, échappant aux expulsions massives de la Nakba ou catastrophe de 1948, qui a créé Israël sur les ruines de la patrie des Palestiniens.

Quelques années plus tard, sous la pression internationale, Israël a accordé tardivement à cette minorité une sous sous-citoyenneté.

Le fait que les citoyens palestiniens, qui sont aujourd’hui au nombre de 1,8 million, aient le droit de vote est souvent cité comme preuve qu’Israël est une démocratie normale de type occidental. Rien n’est plus faux, comme le souligne ce documentaire.

Les étranges années d’adolescence d’Ahmad ont été exhumées maintenant parce qu’il a joué dans un court documentaire au milieu des années 1960, intitulé “I Am Ahmad” (Je suis Ahmad), qui a d’abord été censuré et, quand il a finalement été projeté, a provoqué un tollé. Ram Loevy, son réalisateur, dit dans le nouveau film que son documentaire était considéré par la plupart des Juifs israéliens de l’époque comme “un coup de poignard dans le dos”.

Bidonvilles

C’était la toute première fois qu’un film israélien ait un “Arabe israélien” – citoyen palestinien d’Israël – pour protagoniste.

“I Am Ahmad” suit Masrawa tandis qu’un régime militaire imposé à la minorité palestinienne d’Israël depuis près de deux décennies est levé juste avant le déclenchement de la guerre des six jours. Il est filmé en train de quitter son pauvre village d’Arara, dans le nord d’Israël, pour se rendre à Tel-Aviv, ville côtière juive en pleine expansion, pour trouver du travail.

Masrawa, le narrateur du film, donne des réflexions personnelles en hébreu sur ce que c’est que de vivre, de fait, en tant que travailleur étranger dans son propre pays.

Comme des milliers d’autres Palestiniens en Israël, il était contraint le jour de travailler comme ouvrier précaire sur des chantiers de construction, disparaissant la nuit pour habiter dans des bidonvilles de cabanes de tôle installés par des travailleurs citoyens palestiniens à la périphérie de Tel Aviv.

Nombre élevé de morts

“The Voice of Ahmad” est une compilation, composée de six courts documentaires qui s’inspirent de “I Am Ahmad”, une version restaurée duquel ouvre le nouveau film, ou le développent.

“Sky of Concrete” (Ciel de béton) montre un Masrawa âgé passer la journée sur un chantier de construction avec un groupe d’ouvriers précaires de son village. Peu de choses ont changé un demi-siècle plus tard, comme Masrawa le découvre, y compris le même nombre tragique de morts dans une industrie qui ne semble guère attacher d’importance à la vie de ses ouvriers non-juifs.

Mais la partie la plus fascinante de “The Voice of Ahmad” est l’histoire en amont qui explique pourquoi Masrawa s’est retrouvé dans les années 1960 à construire de nouvelles maisons pour les immigrants juifs qui arrivaient pour ancrer la dépossession des Palestiniens comme lui. Ce contexte n’est pas fourni par « I Am Ahmad ».

Il aura aussi fallu attendre un demi-siècle pour que cette histoire soit révélée dans “I Used To Be Zvi” (Je m’appelais Zvi), une sorte de préquelle tardive de “I Am Ahmad”. Sa codirectrice, Ayelet Bechar, a récemment exposé en détails ses recherches pour le film dans un ” rel=”noopener” target=”_blank”>article du journal libéral Haaretz.

Judaïser la terre palestinienne

“I Used To Be Zvi” concerne la période de 18 ans comprise entre 1949 et 1967 avant qu’Israël ne prenne le contrôle des territoires occupés, période où les Palestiniens en Israël vivaient sous un régime militaire dur malgré leur citoyenneté. Ils étaient enfermés à l’intérieur des quelques communautés palestiniennes survivantes tandis que leurs nouveaux dirigeants confisquaient presque toutes leurs terres agricoles pour installer des immigrants juifs à leur place.

Pendant que ce vol de terre avait lieu, cependant, deux socialistes juifs éminents ont commencé une expérience limitée de vie mixte qui semblait – au moins superficiellement – remettre en cause le principe fondamental du sionisme.

Les terres saisies à la minorité palestinienne d’Israël étaient transférées à des centaines de kibboutzim, communautés agricoles de style socialiste établies pour les Juifs dans le cadre de la politique officielle de judaïsation d’Israël.

Plusieurs décennies plus tard, ces communautés contrôlent presque toute la terre d’Israël, qu’elles détiennent comme territoire nationalisé au nom de tous les Juifs du monde entier, et non des citoyens d’Israël.

Bien que le kibboutz ait été largement loué en Occident comme un modèle de vie égalitaire et coopérative – et qu’au cours des premières décennies de l’existence d’Israël, il ait attiré des bénévoles européens et américains idéalistes – toutes ces communautés utilisent des comités de filtrage pour s’assurer qu’aucun citoyen palestinien n’y soit admis.

Côtoyer des filles

Dans les premières années d’Israël, cependant, quelques socialistes juifs ont soutenu que le mouvement des kibboutz devait être à la hauteur de ses idéaux supposés de “sionisme, socialisme et fraternité des nations”. Ils ont créé une organisation de jeunesse arabe pionnière, recrutant des adolescents palestiniens en Israël comme Masrawa pour vivre dans un kibboutz.

Les obstacles étaient nombreux. Chacun d’eux devait accueillir secrètement ses jeunes palestiniens considérés comme fugitifs par les autorités. Le gouvernement militaire exigeait qu’ils vivent dans leur propre communauté, séparée et prisonnière.

Et malgré les nobles idéaux professés, la plupart des Juifs du mouvement des kibboutzim considéraient leurs voisins palestiniens non pas comme des frères potentiels, mais comme une menace pour le projet de construction d’un État ethnique en Israël.

Ces jeunes recrues palestiniennes, quant à elles, n’étaient pas là par amour du sionisme. Ils voulaient se libérer des restrictions économiques et sociales étouffantes imposées par le gouvernement militaire. Quelques-uns admettent qu’ils ont aussi été séduits par l’occasion de côtoyer des filles du kibboutz.

Ambassadeurs du kibboutz

Masrawa est arrivé à son kibboutz, âgé de 14 ans, sous une nouvelle identité hébraïque qui lui avait été donnée : “Zvi”. Mais les différences de traitement étaient évidentes dès le début.

Les membres palestiniens devaient porter un uniforme différent et se voyaient attribuées les tâches ménagères. Même la devise de Jeunesse Pionnière donnait la priorité à la soumission, amendant le slogan du kibboutz d’être “fort et courageux” à celui de “fort et loyal”.

Et tandis que les kibboutzim supportaient à contrecœur une poignée d’adolescents palestiniens parmi eux, ils s’activaient à collaborer avec le gouvernement militaire pour voler ce qui subsistait des terres agricoles dans les villages d’où venaient leurs pupilles palestiniens.

Il y avait aussi un sous-entendu de travail missionnaire et politique. Avraham Ben Tzur, fondateur de Jeunesse Pionnière, a déclaré que l’objectif était de transformer les jeunes Palestiniens malléables en ambassadeurs des kibboutzims, vraisemblablement dans l’espoir qu’en rentrant dans leurs villages, ils essaieraient de justifier devant leurs familles le vol de leurs terres.

Le projet a rapidement commencé à se dégrader quand il est devenu évident que les organisateurs de Jeunesse Pionnière n’avaient pas de vision autre que celle de leur paroisse et exclusivement juive.

Des sentiments refoulés

Une scène reconstituée et déchirante dans “I Was To Be Zvi” montre le jeune Masrawa, remplie des idéaux kibboutz d’une vie égalitaire et partagée, se dirigeant vers les bureaux de l’Autorité foncière israélienne pour se renseigner sur la création d’un premier kibboutz arabe près de son village d’Arara, au sud de Nazareth.

Le haut fonctionnaire lui impose une longue liste de conditions à remplir avant de pouvoir obtenir son approbation. Lorsque Masrawa remplit sa part du contrat, on lui impose encore plus d’exigences, et plus encore, jusqu’à ce que le fonctionnaire exaspéré explique enfin et crûment à Masrawa ce qu’est la réalité .

Il lui dit que le gouvernement n’autorisera jamais un kibboutz arabe. Non seulement cela, il ajoute: “Sur les terres expropriées de votre village, nous établirons trois communautés juives, qui prendront les armes en cas de besoin.”

L’implication évidente est que ces communautés juives utiliseront, si besoin est, leurs armes contre Masrawa et ses concitoyens du village qui lutteraient contre le vol des terres d’Arara.

En effet, aucun kibboutz palestinien, ni même véritablement mixte, n’a jamais été autorisé.

Walid Sadik, qui a ensuite servi en tant qu’élu palestinien du parlement israélien, a observé que lui-même et les autres kibboutzniks palestiniens avaient “gardé la bouche fermée et les sentiments refoulés”.

Intermariage refusé

Mais c’est l’expérience d’un autre Palestinien, Rashid Masarawa, qui a sonné le glas de Jeunesse Pionnière.

Au milieu des années 1960, celui-ci tomba amoureux d’une femme juive, Tzvia Ben Matityahu, au Kibboutz Hashlosha. Étant donné les restrictions imposées par Israël sur les mariages mixtes, qui perdurent à ce jour, le couple a dû voyager à l’étranger pour se marier.

À leur retour, ils ont été chassés de Hashlosha et ont cherché refuge chez des amis dans un autre kibboutz, Gan Shmuel.

Leur demande pour y demeurer a également été rejetée. La grande majorité des membres ont objecté que la famille Masarawa était originaire de Sarkas, un village détruit par Israël en 1948, et qu’il fallait que ses réfugiés ne puissent jamais revenir. Gan Shmuel avait été construit sur les terres de Sarkas, pour se les approprier.

En larmes, Masarawa a déclaré: “Si j’avais été accepté comme membre, cela aurait signifié que j’étais de retour dans mon village.” Dans la vision du monde sioniste, le danger était que les membres du kibboutz soient invités à concéder quelque chose qui pourrait créer un précédent pour un droit au retour.

“De la poudre aux yeux”

Le sionisme de ces socialistes juifs a définitivement abandonné toute apparence d’humanité ou de compassion partagée. La Jeunesse pionnière” s’est dissoute peu de temps après, alors que les jeunes Palestiniens en Israël ont reporté leur allégeance vers le nouveau nationalisme arabe de l’Égypte nassériste.

Ben Tzur, fondateur de Jeunesse Pionnière, a été choqué par le fait que, après l’occupation israélienne de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza en 1967, ses recrues palestiniennes ont rejeté un plan très prôné par les membres du kibboutz pour la création d’un État palestinien en dehors de leur patrie, en Jordanie.

Masrawa a observé: “En regardant en arrière maintenant, je dis qu’ils nous ont jeté “de la poudre aux yeux”. Ils ont fait de l’idéal [du kibboutz] une plaisanterie”.

Aucun espoir de fraternité

Le gouvernement militaire est peut-être aujourd’hui un lointain souvenir, mais son héritage persiste.

Le caractère juif d’Israël continue d’exclure l’égalité pour les Palestiniens, même ceux qui possèdent la citoyenneté. Les présomptions de déloyauté des Palestiniens parmi les Juifs israéliens sont encore monnaie courante. Les terres palestiniennes sont encore en cours de judaïsation, bien qu’à présent les citoyens palestiniens ayant perdu quasi l’intégralité de leurs terres, ce processus se déroule principalement dans les territoires occupés.

La ségrégation ethnique rigide garantit que les mariages mixtes sont encore rares et l’objet de récriminations.

Le vote des Palestiniens n’est encore considéré que comme une vitrine, et est maintenant qualifié de fraude par des politiciens israéliens comme Benjamin Netanyahu. Il a osé prétendre ce mois-ci encore que des citoyens palestiniens avaient tenté de “voler les élections” en exerçant leur droit démocratique.

Et la fraternité, bien sûr, n’est aujourd’hui même pas une aspiration …

Une repoussante suprématie ethnique”

The Voice of Ahmad se termine par un court métrage, “Les Accords d’Helsinki”, de deux citoyens israéliens – l’un juif et l’autre palestinien – qui se sont exilés en Finlande. Ils vivent là-bas comme voisins, partagent la même passion pour la suer ensemble dans un sauna et plaisantent au sujet de la destruction d’Israël par une bombe nucléaire.

L’ami juif, Iddo Soskolne, dont la famille est originaire de Pologne, dit que les Finlandais l’ont surnommé le “felafel” à cause de son origine moyen-orientale.

Enfin, les deux reconnaissent avoir retrouvé l’égalité dans leur statut de minorité – en tant qu’étranger – en Finlande. Ils ont trouvé une vraie fraternité qui serait impossible en Israël.

Après tout, c’est les bons gars – les socialistes – qui ont créé la version israélienne de l’apartheid aux côtés du kibboutz “égalitaire”. Ces structures politiques racistes ont été créées par un parti travailliste israélien dont la chute politique est maintenant – après une décennie de règne de la droite ultra-nationaliste – beaucoup déplorée à l’étranger.

Mais la réalité est que le sionisme des fondateurs d’Israël était un aussi repoussant projet de suprématie ethnique que le sionisme de la droite nationaliste dirigée par Netanyahu. L’histoire d’Ahmad Masrawa est un rappel utile de cette vérité.

23 septembre 2019 – Jonathan-Cook.net – Traduction: Chronique de Palestine – MJB & Lotfallah