
22 octobre 2025 - La première photo a été prise dans le quartier d'Abu Iskandar, dans le centre de la ville de Gaza, l'une des zones qui a subi d'importants dégâts lors des récentes attaques. On y voit un habitant debout sur les décombres, regardant les bâtiments en ruines qui étaient autrefois des maisons et des lieux de vie. L'image reflète l'ampleur des dégâts qui ont frappé la région - Photo : Mahmoud Hamda
Par Nicki Kattoura
Le nombre de victimes à Gaza reste inconnu, et les statistiques sont devenues un outil controversé pour comprendre l’ampleur du génocide. Mais même si nous disposions d’un nombre précis de morts, nous ne comprendrions toujours pas la profondeur de sa signification.
Depuis le 7 octobre, l’entité sioniste a tué entre 65 000 [nombre de morts identifiés] et 680 000 Palestiniens [nombre de morts estimés] à Gaza. L’écart est stupéfiant, même si le chiffre le plus élevé n’est pas nécessairement le plafond ; c’est simplement celui dont nous avons connaissance.
Le premier chiffre provient du Ministère de la Santé de Gaza, qui recueille des données sur chaque martyr, notamment son nom complet, son numéro d’identité, son âge, son lieu de résidence, sa date de naissance et son sexe.
Dans une interview accordée à Drop Site, le Dr Zaher al-Wahaidi, directeur du Centre d’Information, décrit comment l’identité de chaque martyr est corroborée et comptabilisée par chaque hôpital qui accueille les blessés.
Ce chiffre ne comprend pas les personnes coincées sous les décombres des bâtiments effondrés, ni celles qui meurent de « mort indirecte ». Il s’agit notamment des enfants qui meurent de faim, des patients atteints de cancer qui n’ont pas accès à un traitement ou de ceux qui sont tués par la maladie en raison de l’effondrement du système de santé.
Les seuls qui sont pris en compte dans le bilan officiel sont ceux qui ont été tués par l’impact d’un missile.
680 000 est le nouveau bilan prévu, basé sur le rythme, la longévité et l’intensité de la brutalité sioniste. Beaucoup ont désormais intégré ce chiffre dans leur vocabulaire, arguant à juste titre que 65 000 est un chiffre tellement sous-estimé que le reprendre revient à nier le génocide.
Le seul fait confirmé est qu’il n’y a pas de bilan confirmé des victimes à Gaza. Nous savons que les statistiques communiquées par le Ministère de la Santé correspondent au nombre minimum. Nous avons vu trop de fosses communes, trop d’enfants pulvérisés par les bombes israéliennes et trop de messages Telegram partageant quotidiennement la liste des martyrs pour que le taux de mortalité stagne autant.
Nous savons que ceux qui comptent nos martyrs ont eux-mêmes été martyrisés, que les assassinats ciblés de journalistes ont créé un black-out – un blocage – de l’information et que les infrastructures nécessaires pour compter les morts ont été décimées.
En novembre, un mois seulement après le début du génocide, l’armée israélienne a envahi les hôpitaux Al-Shifa et Al-Rantisi, qui servaient de centres de données centraux pour le ministère de la Santé, ce qui a entraîné une interruption du décompte des morts.
En raison de l’ampleur des violences infligées par le sionisme à la population de Gaza, nous ne savons pas combien de Palestiniens ont été tués.
Les statistiques sont devenues la mesure du génocide, le moyen par lequel nous avons évalué son ampleur – et par lequel nos ennemis remettent en question sa réalité. Dans un éditorial particulièrement choquant, Bret Stephens, du New York Times, estime que « non, Israël ne commet pas de génocide à Gaza », se demandant pourquoi le nombre de morts ne se chiffre pas en centaines de milliers.
Il sous-entend que 60 000 morts, c’est simplement le sort réservé aux Arabes et que la seule façon pour les Palestiniens de vivre est de mourir prématurément.
La stagnation du nombre de morts a entraîné un changement temporel dans les statistiques palestiniennes, déplaçant la souffrance de Gaza d’un bilan du passé vers une projection de l’avenir.
Les 80 % des maisons de Gaza bombardées par Israël sont désormais comprises à travers les 100 ans qu’il faudra pour reconstruire la ville côtière. L’étendue des quartiers détruits est quantifiée par les 10 à 15 ans qu’il faudra pour déblayer les décombres.
Et plutôt que d’essayer d’arriver à un bilan précis des victimes, les chercheurs prédisent désormais combien de Palestiniens à Gaza seront tués après la fin officielle de la guerre.
Le 19 juin 2024, The Lancet a publié un article qui tentait de recenser tous les morts palestiniens. Dans cet article, en utilisant une formule de 3 à 15 « morts indirectes » pour chaque « mort directe », l’article prévoyait que « sans cessez-le-feu », on pouvait estimer à plus de 186 000 le nombre de Palestiniens qui auraient été tués à la fin de la guerre.
Comme beaucoup d’autres, j’ai mal interprété ce que ces chiffres reflétaient réellement : j’ai supposé que The Lancet actualisait le nombre de morts à Gaza et ne prédisait pas son issue fatale si un cessez-le-feu n’était pas conclu. Ce n’était pas que 186 000 Palestiniens étaient désormais morts, mais qu’ils allaient mourir.
Au-delà de l’incompréhensibilité du cadre de ce rapport, qui présentait un chiffre à six chiffres, celui-ci m’a troublé. D’une part, nous savons qu’il n’existe pas de mort indirecte. La famine, la maladie et la destruction des infrastructures sanitaires sont les technologies de violence déployées par Israël pour éradiquer directement les Palestiniens de Gaza.
C’est la logique du génocide : détruire tout ce qui soutient la vie et le résultat naturel sera une augmentation exponentielle du nombre de morts.
Plus troublant encore, leur projection a commencé à fonctionner comme une prophétie qui impose une nouvelle distinction aux Palestiniens : les morts et les non encore morts.
L’imprécision du nombre de martyrs nous place dans un double dilemme morbide : si nous sous-estimons le nombre de nos martyrs, nous les condamnons à un royaume de non-existence. Si nous le surestimons, nous les condamnons à une mort prédéterminée.
Mais même si nous disposions d’un chiffre exact, nous ne comprendrions pas la profondeur de sa signification. Pouvons-nous conceptualiser 680 000 martyrs alors que visualiser 65 000 est en soi une tâche impossible ? Les statistiques effacent, brouillent, rendent ambigu et volent.
Je pense à la force viscérale de ma réaction affective aux histoires individuelles des martyrs et je me dis qu’extrapoler cela mille fois est une impossibilité qui émoussera inévitablement ces sentiments.
Muhammad Bhar, par exemple, était un jeune homme atteint du syndrome de Down qui a été tué après que des soldats israéliens aient lâché des chiens sur lui. Alors qu’ils le déchiquetaient à mort, Muhammad, qui n’avait pratiquement jamais parlé de toute sa vie, a prononcé ses derniers mots : « Khalas, ya habibi » — « Assez, mon amour ».
Les chiffres ont par nature un effet désindividualisant et réduisent la vie à une équation arithmétique, au signe froid du 1. Nos martyrs deviennent indiscernables en raison de la manière dont les chiffres homogénéisent la vie en un ensemble de points de données.
Les chiffres ne peuvent pas communiquer la douleur que Muhammad a ressentie, ni la permanence de la mort, ni faire la différence entre le Palestinien tué le 8 octobre et celui tué aujourd’hui.
Ils ne peuvent pas transmettre la souffrance palestinienne comme étant interconnectée, montrer que ce nombre de Palestiniens n’est pas seulement déplacé, et que ce nombre de Palestiniens n’est pas seulement malade ou affamé, mais que ces Palestiniens sont malades, affamés, déplacés et blessés, ou peut-être malades parce qu’ils ont faim, blessés parce qu’ils sont déplacés.
Les statistiques ne peuvent rien nous dire sur la façon dont les vivants sont en deuil ou condamnés à mourir. Le nombre de morts ne peut même pas compter les morts. Ce nombre ne révèle pas les nombreuses vies détruites, l’amour qui n’a plus nulle part où aller, il ne révèle pas le chagrin, la rage, le désespoir, l’épuisement et les nombreux éloges funèbres écrits par les personnes elles-mêmes que nous lisons chaque jour.
La poliomyélite et la destruction de l’infrastructure sanitaire de Gaza
C’est douloureusement insuffisant, mais nous continuons à compter, déterminés à savoir combien ils sont.
Nous entendons souvent cette proclamation provocante : « Nous ne sommes pas des chiffres ». Comme le dit le Dr al-Wahaidi dans son interview, « Chacune de ces personnes est plus qu’un simple chiffre ; chacune d’entre elles porte en elle une histoire unique, une tragédie profonde, une maison remplie de souvenirs et une famille en deuil — ne méritent-elles pas d’être commémorées ? »
Mais le sionisme a tellement dévasté Gaza que ce nombre n’existe pas. Le nombre de martyrs est si vaste que nous sommes contraints d’être imprécis. Cette imprécision fait disparaître les Palestiniens, les condamne à l’inexistence et les condamne à mort.
C’est le fondement et la logique de fonctionnement du sionisme. Leurs ambitions coloniales imposent un objectif unique aux millions de Palestiniens qui ont vécu depuis la déclaration Balfour : disparaître et mourir.
Nous voulons connaître ce nombre, même s’il est incompréhensible, même s’il nous terrifie ou nous rappelle notre échec cuisant et même si nous sommes douloureusement conscients qu’il n’est ni exact ni exhaustif. Je comprends notre obsession, même si je ne sais pas d’où elle vient.
Peut-être est-ce un signe de respect, ou peut-être cela nous donne-t-il l’illusion de contrôler le récit du génocide.
Comment venger nos martyrs si nous ne savons pas combien ils sont ? Comment empêcher le monde de tourner et inciter les masses à agir si nous ne disposons pas de statistiques précises ? Si nous n’avions pas de chiffre, nous chercherions peut-être ailleurs à prouver qu’ils étaient là, qu’ils ont vécu et qu’ils comptent toujours.
Auteur : Nicki Kattoura
* Nicki Kattoura est un écrivain, éditeur et organisateur palestinien basé à Philadelphie. Il est actuellement codirecteur de Resist, une fondation qui accorde des subventions aux organisations locales luttant contre la suprématie blanche, le capitalisme, le colonialisme et tout ce qui nous prive de liberté. Ses écrits sont publiés dans Mondoweiss.
20 octobre 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – YG
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