Écrire un roman tandis que les bombes pleuvent

Le roman « Atheer Gaza ». - Photo : Amal Mohammed Abu Saif

Par Amal Mohammed Abu Saif

Malgré les frontières fermées, les attaques incessantes, et les tentatives de nous faire taire, j’ai écrit et publié un roman sur tout ça.

J’aimais la vie et adorais les rires et j’affectionnais la joie des enfants. Je chérissais tout ce qui apporte du bonheur à une personne et avais une disposition de caractère très positive – jusqu’à ce que cette brume s’abatte sur nous. Ma – notre – vision s’est brouillée.

Les couleurs vives ont viré au gris, et le gris a viré au noir. Nous avons commencé à prononcer des mots qui font grisonner la chevelure : bombardement, déplacement, faim, corps démembrés, évacuations, cris, funérailles, peur, enfants décapités, prix, farine et eau.

Si j’en avais la possibilité, je consacrerais tout un livre à chacun de ces mots, l’un après l’autre. Tout ce qui se passe m’a poussée à écrire. J’ai saisi mon stylo comme une arme, déversant tout ce qu’il y a en moi sur le papier, comme si c’était la seule échappatoire.

Des pierres tombant comme la pluie

Le 4 janvier 2024, tandis que le monde accueillait la nouvelle année avec des feux d’artifice, nous à Gaza le faisions à notre manière. Ce soir-là, j’étais assise avec ma famille lorsque soudain des pierres se sont mises à pleuvoir au-dessus de nos têtes.

« N’ayez pas peur les enfants ; c’est l’espace derrière nous qui est ciblé » a dit mon père. Puis s’adressant à moi, car je suis l’ainée, il a ajouté, « Amal, occupe-toi de tes frères et sœurs. » Mon père ne savait pas que la situation suffisait à refaire de moi une enfant, pleurant dans un coin de la maison.

“Noor, Zahra, Marah, ça va ? » Noor était devenue comme sourde ; Elle ne pouvait ni entendre ni parler, car une grosse pierre était tombée à côté d’elle, ayant failli la tuer. Mais la miséricorde de Dieu a été avec nous tout le temps.

Nous avons compris qu’il s’agissait d‘un signal d’évacuation, d’après le bruit que faisaient les gens autour de nous, ce qui a étourdi nos esprits et paralysé nos pensées.

Il était clair que la situation était compliquée et que quelqu’un de sage devait se manifester pour nous guider sur le champ. On ne pouvait pas compter sur Noor ; elle était en état de choc, et nous n’avions pas le temps de nous occuper d’elle.

Ma mère, Zahra, et moi-même avons ouvert la marche, emportant les provisions qui avaient été préparées à l’avance. (J’ai oublié de vous dire précédemment que la préparation des sacs d’évacuation fait partie des premiers rituels de la guerre).

Nous avons porté notre âme dans nos mains, avec les sacs, et sommes partis vers l’inconnu.

L’inconnu, ce que nous pensions qui serait amer, s’est en effet avéré aussi amer que le fiel. Nous avons cherché de quoi apaiser notre faim. Nous avons atterri dans une tente au milieu de champs, dépourvue des éléments de première nécessité, sans eau, sans salle de bain, et indigne de la vie humaine.

Et pourtant, nous l’avons acceptée pour échapper à une mort certaine, ne nous rendant pas compte que la mort voyageait avec nous, comme si nous l’avions emballée dans un des sacs.

La vie dans ces tentes est pénible ; c’est comme si l’oppression du monde s’était concentrée dans votre âme, et vous ne pouvez ni l’avaler ni la recracher. Vous n’avez pas d’autre choix que de vous adapter. La pluie s’abat sur vous et vos affaires, et êtes impuissants à faire quoi que ce soit, aussi vous ne pouvez que regarder, et votre colère s’amplifie. « Où vais-je mettre les choses ? » Il n’y a pas de toit autour de vous.

Mes larmes coulent comme la pluie, comme si elles étaient directement proportionnelles les unes à l’autre. A cet instant-là, j’ai perdu toute espèce de passion, bien que je sois « l’espoir » même.

Né de la souffrance

Du cœur de cette souffrance est né mon premier roman : “Atheer Gaza.” J’y mets en évidence la guerre et l’espoir de vivre à la fois. Lorsque toutes les issues étaient bloquées, je me suis tournée vers l’écriture, mais il n’y pas de stylos à Gaza. Il n’était pas question que cela me fasse obstacle – J’avais mon téléphone.

J’ai écrit dans l’appli Notes, espérant qu’un jour cela devienne un souvenir et un témoignage si je survie à cette guerre. Si je ne survie pas, je voulais que mon histoire soit racontée, ait son temps, brille comme des diamants – elle le mérite.

J’ai écrit le premier chapitre et l’ai intitulé Atheer, d’après le personnage principal. Le roman est l’écho de nos voix étouffées dans les médias, dans la vie, et dans la mémoire du monde ; il est né du cœur d’une ville endeuillée, des cris d’enfants, des larmes de mères, de l’impuissance des pères, et de la condition d’orphelin d’enfants.

Je l’ai écrit tout en entendant les bombardements qui continuaient, ravalant mon chagrin, enterrant des êtres chers, séchant mes larmes, et poursuivant l’écriture.

Permettez-moi de vous en donner un petit aperçu … Atheer, notre héroïne, vit ce que nous vivons à Gaza. C’est une jeune fille de 20 ans qui a perdu sa sœur, sa maison, et ses rêves. Elle a échappé à la mort plusieurs fois, a été déplacée, et a vécu dans la peur, sans abri, mais elle s’est adaptée – parce que la guerre durait, et l’attente use les âmes.

Elle avait des rêves, mais tous ses rêves ont été tués par une roquette.

Atheer a perdu tous les êtres qui lui étaient les plus chers, et nous sommes tous Atheer.

Le personnage de tante Amina dans le roman représente les femmes résilientes qui refusent de quitter leur terre. Elle incarne toutes les femmes de Gaza – faisant la cuisine sur un feu de bois, prenant soin des blessés, protégeant ses enfants, trouvant son énergie dans la prière.

Mon roman documente les crimes de l’occupation et expose sa brutalité. Les occupants ont tout violé : les humains, les arbres, les pierres, les maisons, les écoles, les hôpitaux. J’ai écrit ce roman pour me prouver tout d’abord que je suis capable, tout comme l’héroïne de l’histoire, et que l’espoir est la clef de la vie.

Je l’ai écrit en seulement un mois et demi. Malgré la guerre, il a été publié par Al-Ramouz Arabic Publishing House en Turquie et il est également distribué en Irak, en Libye, au Yémen, en Syrie, en Égypte, et à Oman.

Rien n’a été laissé de côté

Tout ceci pour faire entendre ma voix, pour prouver que les opprimés ne peuvent être vaincus par la douleur, et que l’injustice ne dure pas. Malgré la fermeture des frontières et les tentatives de nous faire taire, j’ai écrit, publié, et combattu avec des mots. Je n’ai rien laissé de côté.

Je me souviens des drones et de leur bourdonnement, du mal de tête permanent. Je me souviens de tout.

Je me souviens de ce que mes amis au Nord, à Jabalya, ont enduré. La maison de Sham Muhanna se trouve près du cimetière de Falluja. Un jour, les forces d’occupation se sont rapprochées du cimetière avec des chars et ont tiré un obus sur eux. Leur maison a pris feu, et ils ont dû fuir. Quelques temps après la maison entière a été bombardée, et maintenant ils sont déplacés.

Je me souviens aussi de ce que ma tante a enduré. Huda Tayseer Jouda souffrait d’un cancer et attendait une autorisation de voyage pour pouvoir aller se faire soigner. Elle et ses enfants avaient du mal à trouver de quoi se nourrir ; ma tante est morte en rêvant d’un morceau de viande.

Elle est morte dans la souffrance et le désir, lors du massacre de tous les membres de la famille qui se trouvaient à la maison. Elle est morte en mai 2024, et elle nous manque toujours, à nous ici.

Je pense au chagrin de la fille de Huda, qui se trouvait dans le sud quand sa famille a été massacrée et qui n’avait pas vu sa mère depuis une année entière quand elle est morte. Deux ans après leur séparation, elle se bat toujours contre la solitude.

Nous prions que Dieu lui donne de la patience après avoir perdu non seulement sa mère, mais aussi son père, sa sœur, trois frères, la femme de l’un de ses frères, et la fille de son frère.

J’ai écrit sur notre déplacement, les cris des mères, et les hurlements. J’ai écrit sur notre magnifique patrimoine, et le lien profond qui nous lie à ce dernier, sur la façon dont il reflète notre identité et notre patrie. Les oliviers majestueux – dont beaucoup ont été déracinés par les bombardements – mais nos histoires ne seront jamais déracinées.

J’ai continué à écrire dans la tente jusqu’à ce que nous retournions chez nous un mois après avoir été déplacés. Nous sommes rentrés fatigués, blessés, et vidés de toute passion. Nous vivons maintenant sur les ruines de l’espoir, dans le souvenir des jours où nous ne pouvions que rêver.

Nous craignons la mort – non parce que c’est la fin, mais parce qu’elle est infligée avec une insoutenable cruauté. Une roquette suffit à vous réduire en fragments, sans caractéristiques, identité ou forme.

Nous avons vécu des scènes à vous couper le souffle, en voici une : un sifflement, suivi d’une roquette – notre maison a tremblé puis s’est effondrée sur nos têtes. Tout a été fracassé, et la porte s’est fermée. Nous étions piégés dans la fumée, essayant de nous échapper, mais il était impossible d’ouvrir la porte.

Soudain, la femme de mon oncle – que nous appelons maintenant « Mère des Martyrs, » parce qu’elle a perdu tous ses fils et se retrouve seule – a ouvert la porte et nous a sauvés.

Ce jour-là, quelque chose a changé en moi. Nous ne craignons plus autant la mort que l’oubli, que d’être ensevelis sous les gravats de la maison, de ne devenir que des chiffres. J’ai donc continué d’écrire pour faire de mes mots mes témoins après que j’aurai quitté ce monde impitoyable.

L’occupation ne vole pas seulement la terre ; elle vole les rêves, les êtres chers, le rire, l’étreinte des pères, le baiser des mères, la tendresse des frères et sœurs, l’élégance des filles, les réunions de famille, et la tasse de thé chaud. Elle nous vole le droit de vivre, d’apprendre, et de se sentir en sécurité. Elle vole tout.

Mais en dépit de tout ça, je ne cesserai pas. Je continuerai, et je hurlerai avec tous les mots en ma possession ; Nous ne sommes pas des chiffres. J’ai écrit pour être moi, afin que la guerre n’efface pas mon identité ou ne me tue, pour ne pas être juste un autre numéro de plus sur la liste des martyrs, afin que vous ne m’oubliiez pas.

Je suis là. Je suis l’espoir !

Note :

Le livre d’Amal, « Atheer Gaza » (en arabe), est disponible auprès de l’éditeur turc Dar Al-Rumooz Al-Arabiya.

28 juin 2025 – We are not numbers – Traduction: Chronique de Palestine – MJB

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